Le jeu de l’ultimatum est une expérience de sociologie très simple qui consiste à donner 10 euros à un cobaye A et lui demander de partager cet argent avec un cobaye B. Il ne peut lui faire qu’une seule offre et si B refuse personne ne gagne quoi que ce soit. Dans le monde froid et rationnel des Homo economicus A propose toujours quelque chose comme « 9 euros pour moi et 1 pour toi », de façon à s’emparer du maximum d’argent, et B accepte toujours car 1 c’est toujours mieux que rien. Dans le monde des hommes réels, les choses ne se passent pas tout à fait de la même façon et A a plutôt tendance à proposer quelque chose comme « moitié-moitié » car il sait qu’une proposition inégale apparaîtra comme injuste et qu’une proposition injuste a de fortes chances d’être refusée, même si cela doit coûter de l’argent à celui qui refuse.
En résumé, deux paramètres entrent en ligne de compte : le degré d'avidité de celui qui dispose de l'argent à répartir et le pouvoir de rétorsion de celui qui ne l'a pas. L'équilibre entre les deux s'établit sur le sentiment partagé de ce qui est juste.
Il est intéressant de noter que lorsque le jeu de l’ultimatum est précédé d’un test qui détermine la répartition des rôles (A est celui qui obtient le meilleur résultat), l’échange peut s’effectuer de manière plus inégalitaire. B accepte alors plus facilement que A gagne plus d’argent que lui comme si ce dernier, en ayant réussi le test initial le plaçait dans une position justifiant de gagner plus. La perception de ce qui est juste a évolué en faveur du « premier de cordée ». La différence acceptée est ainsi proportionnelle à la différence des résultats au test.
Si on augmente la somme attribuée à A, l’inégalité résultant des tests est toujours tolérée, elle peut même s’accroître un peu à condition que la part de B augmente aussi. On appelle cela aussi la loi de Rawls : l'accroissement des inégalités est acceptable à condition que tout le monde en profite.
Avec l'élévation des sommes, on constate aussi un accroissement des tensions. Les sommes engagées dans le jeu représentent un part plus importante des revenus totaux des deux joueurs. Le coût relatif du refus devient donc aussi plus important. Il devient de plus en plus difficile de l'envisager surtout pour celui qui a les autres revenus les plus faibles. Autrement dit, des riches A (c'est-à-dire des riches à qui on donne beaucoup d'argent) placés face à des pauvres B sont en position de force et peuvent accroître les inégalités de répartition. Inversement si le destin fait que A est initialement pauvre mais reçoit d'un seul coup de l'argent, il sera encore en position de faiblesse par rapport à un riche B qui perdra peu s'il refuse l'échange.
Le résultat du jeu de l'ultimatum est simple : dans un contexte de rapport direct entre une classe riche et une classe pauvre, sans intermédiaire régulateur donc, les inégalités de répartition des richesses s'accroîtront mécaniquement de la première, surtout s'il s'agit d'héritiers (capital disponible avant le jeu) et non de méritants (résultat du test initial). Cet écart croissant met en tension le sentiment de justice. Tant que l'on reste dans le calcul rationnel rien ne se passe. Il peut survenir cependant un moment où le sentiment d'injustice devient tel qu'il provoque des réactions irrationnelles comme celles d'accepter de perdre beaucoup, en se révoltant par exemple, pour y mettre fin.
Regardons maintenant l’évolution du partage des richesses dans la société française depuis les années 1950, on s’aperçoit tout d’abord que la répartition entre le capital et les salaires s’est modifié en faveur du premier d’environ 5 %. Quand on examine ensuite l’évolution des salaires, on constate une hausse spectaculaire des hauts revenus depuis les années 1990, surtout dans quelques secteurs d’activités comme la finance. Les 1500 salariés les mieux payés gagnent 60 fois plus que la moyenne contre 25 fois plus en 1995 (le chiffre est aussi de 20 contre 10 pour les 15 000 premiers salaires). De fait, les hauts salaires ont capté la majeure partie des revenus supplémentaires d’une croissance économique par ailleurs assez faible. De plus, la part des salaires dans la valeur ajoutée inclut les cotisations sociales et celles-ci ont fortement augmentées depuis les années 1950 tout en affectant de plus en plus les salaires supérieurs à 1,6 fois le Smic. Au bilan, la part des salaires nets de la classe moyenne a diminué de 10 points dans la répartition des salaires. Quand on observe enfin l’évolution du capital, on constate que depuis les années 1970 la part des dividendes a été multipliée par 2,5 pour atteindre 8 % des revenus, niveau jamais atteint jusque-là dans l’Histoire.
Toutes les évolutions vont dans le même sens : le revenu dégagé par les activités économiques réalisées en France va de plus en plus aux riches, qu’ils soient propriétaires du capital ou salariés recevant des très hautes salaires (quand ce ne sont pas les mêmes). Aux Etats-Unis, depuis quarante ans, 50 % de la hausse des revenus a été capté par les 1 % les plus riches. La proportion en France est certainement moindre mais une différence majeure entre les deux sociétés est que la composition de ce 1 % varie assez régulièrement aux Etats-Unis (cf les listes du magazine Fortune) et très peu en France. Cette situation pénalise tout autant la consommation que l’investissement des entreprises. La croissance s’en trouve donc affaiblie ainsi que l’ampleur des recettes budgétaires de l’Etat (d’autant plus que les hauts revenus échappent largement à l’impôt).
Fort sentiment de répartition injuste des revenus (pour 86 % des Français), stagnation du pouvoir d’achat moyen malgré la croissance, échange inégal imposé, les Français ont perdu le jeu de l’ultimatum. C’est la revanche des homo economicus sur les hommes réels, de l’avidité sur la justice, de l’esprit de profit sur l’esprit d’entreprise. C'est l'accroissement continu du sentiment d'injustice.
Voir Arnaud Parienty, « Comment a évolué le partage des richesses ? », in Alternatives économiques n°307, novembre 2011 ; Thierry Pech, Le temps des riches, Seuil, 2011 ou François de Closets, L’échéance, Fayard, 2011.
Publié par Michel Goya
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