24 décembre 2018

Crise de défiance généralisée : petits rappels à ces démocrates ayant perdu le sens de la démocratie


Alors que le grand débat national actuel pose la question de ce qu'est véritablement la démocratie, comment peut-on la définir au travers de ses tensions internes ? Concernant les points suivants, comment placer le curseur de la démocratie ?

1-Entre la règle de la majorité et la protection de la minorité

Jérusalem, Athènes, Rome. Nous ne sortirons pas de ce triangle, si nous voulons comprendre les fondements de la politique moderne et de la démocratie. Les prophètes d’Israël nous ont inculqué l’idée la plus fondamentale: un individu peut avoir raison seul contre la société quand il proclame la vérité. Certains ont dit que les prophètes étaient les inventeurs du socialisme; c’est en partie un contre-sens car tous, d’Amos à Sophonie, en passant par ces géants que sont Isaïe, Jérémie ou Ezéchiel, ne séparent pas la justice sociale de la reconnaissance du caractère unique de chaque personne. C’est plutôt Athènes et Rome qui nous ont appris à penser la société comme une réalité politique. Mais là encore, il faut s’arrêter sur une distinction fondamentale: la forme du gouvernement paraît moins importante à Platon, Aristote ou Cicéron que la question du « bon gouvernement ». La monarchie a son double obscur, la tyrannie; l’aristocratie peut dégénérer en oligarchie, au sens du gouvernement d’un petit nombre selon ses intérêts propres et non l’intérêt général; quant à la démocratie, elle dégénère facilement en démagogie: chez Platon, Aristote ou Cicéron, l’analyse politique antique nous aide à penser la tension entre la république et son idéal de constitutionnalité et la démocratie qui ne serait au fond qu’une tyrannie de la majorité, par exemple pour confisquer les biens des riches. Les philosophes antiques auraient considéré Hugo Chavez comme l’exemple même de la possible dégénérescence d’une république en démagogie, d’une incapacité de la démocratie à trouver son équilibre. 

2- L'opposition entre liberté et égalité

Restons dans les réflexions des Anciens. Thucydide ou Cicéron nous aident à réfléchir sur le fondement profond de la démocratie. Pour ne dégénérer ni en oligarchie - à la façon du parti démocrate américain version Hillary Clinton - ni en régime démagogique - façon Chavez -, la démocratie doit être essentiellement une isocratie, c’est-à-dire un gouvernement des égaux. L’expérience des Trente Glorieuses nous fait bien comprendre l’importance des classes moyennes pour permettre le bon fonctionnement de la démocratie. Dans leur version conservatrice comme dans leur version social-démocrate, les pays européens des années 1950-1975 sont des isocraties. Pensons à la République Fédérale d’Allemagne d’Adenauer et Willy Brandt structurée essentiellement par deux Volksparteien, deux partis capables de rassembler chacun 40 à 45% de l’électorat. On ne peut cependant pas se contenter de penser redistribution des richesses, modération des hauts salaires ou équilibre entre capital et travail pour fonder cette isocratie qu’est la démocratie équilibrée. Il faut se rappeler que le fondement de l’isocratie est l’isonomie. L’égalité de tous devant la loi. A cet égard, notre époque est caractérisée par une inflation législative, qui est le produit de l’action des lobbys et qui rend impossible l’égalité des citoyens devant la loi puisque seuls les spécialistes et les experts savent comment l’appliquer. Friedrich Hayek a bien vu le danger de l’inflation législative. Mais il avait par ailleurs une pensée inutilement antidémocratique - il se méfiait du règne de la majorité qui imposait des politiques de redistribution qu’il pensait contraires à l’efficacité économique et à la liberté. En fait, Hayek connaissait mal la philosophie antique. Il ne voyait pas que la réflexion sur l’isonomie nous mène rapidement à la question de l’isothymie: l’égalité en dignité de tous les citoyens. C’est le fondement premier de la démocratie. Nos modernes oligarques, qui ont largement vidé la démocratie de sa substance, ne sont au fond pas convaincus de l’égale dignité de tous les citoyens. C’est de cette égalité dans la dignité que, fondamentalement, se réclament les Gilets Jaunes. 

3- la supériorité de la norme entre droit national et droit international

Emmanuel Todd vient de dresser, ici même dans Atlantico, une magistrale opposition entre la démocratie initialement xénophobe, au sens neutre du terme, dans la mesure où pour réaliser pratiquement l’idéal de liberté et d’égalité au sein d’une communauté, elle doit se couper de la plus grande partie de l’humanité; et l’empire universaliste qui proclame théoriquement l’égalité de tous les hommes mais en pratique met en place un système de domination et d’enrichissement de quelques-uns aux dépens d’une multitude détournée de penser à sa misère par « le pain et les jeux ». De l’Empire romain à l’Union Européenne, l’empire est toujours destructeur de la liberté et de l’égalité concrètes. Au nom de la supériorité de la norme internationale sur le droit national, on a consciencieusement, ces dernières années, vidé la démocratie de sa substance. Or la démocratie ne peut être que nationale ou infranationale, par exemple urbaine. Une démocratie supranationale, ça n’existe pas. Les régimes fondés sur le principe de supériorité du droit international sur le droit national sont soit des oligarchies (l’empire américain informel des années 2000 ou l’Union. Européenne d’aujourd’hui) soit des dictatures (de l’Empire romain aux différentes formes qu’ont pris les califats musulmans depuis l’expansion de l’Islam). Ce qu’il y a de profondément émouvant dans le mouvement des Gilets Jaunes, c’est ce soulèvement d’un peuple pour la démocratie, qui sent parfaitement que la démocratie est forcément nationale ou infranationale. Je suis d’ailleurs étonné que l’on n’ait pas rapproché le mouvement des Gilets Jaunes des grands mouvements démocratiques qui ont ébranlé les régimes de type soviétique dans les années 1980: tous les pays dits de l’Est ont combattu, à l’époque, à la fois pour la démocratie et pour la libération de leur nation de la tutelle impériale soviétique.

4- La possibilité de réformer la Constitution 

Il faut se méfier car notre pays n’a pas cessé, depuis qu’il a coupé la tête à son roi, de changer d’institutions. De Gaulle a stabilisé la République. Il n’y avait aucune raison de toucher à ce qu’il avait fait. La Vè République a d’ailleurs, après sa mort, finalement mis en place la décentralisation que voulait le Général. Mais, parallèlement, les successeurs du général, au lieu de tâcher de grandir pour être à la taille du costume qu’il avait taillé, ont décidé de le rétrécir, selon leur humeur. Pompidou, d’habitude mieux inspiré, a préparé l’instauration du quinquennat. Giscard a théorisé la cohabitation, Mitterrand et Chirac l’ont pratiquée avec le cynisme des rois fainéants qu’ils étaient en partie. Si l’on analyse plus profondément, on trouve bien un dénominateur commun à tous les successeurs du Général: vider la République de la vie démocratique que lui avait insufflée le fondateur de la Vè République. C’est l’abandon du référendum - ou son travestissement: en 1992, lorsque le vieux coquin qui siégeait à l’Élysée mit en scène l’annonce de sa maladie pour faire basculer le résultat de Maastricht; entre 2005 et 2007 lorsque le parti post-gaulliste s’arrangea pour contourner le vote des Français hostile au Traité Constitutionnel européen. Les cohabitations relèvent de la même logique: faire échapper le président à la question de confiance devant le peuple français. Mentionnons aussi l’inversion de la décentralisation depuis François Hollande: création de grandes régions sans logique organique; création de communautés de communes qui sont largement des usines à gaz; suppression de la taxe d’habitation, qui asphyxie les maires etc....

Alors, oui, les Gilets Jaunes ont raison de vouloir reprendre le contrôle démocratique du pays. Mais si l’on avait un seul conseil à donner: cessons de déchirer le costume du Général pour le rapiécer ensuite maladroitement. Revenons à l’esprit de la Vème République.

5- Tension entre démocratie et tradition républicaine ou comment les valeurs sur lesquelles s'est construite la République doivent, ou non, évoluer ?

La monarchie était un régime enraciné dans la diversité des populations françaises, des libertés locales, des pays - comme on désignait à cette époque les territoires. Le XVIIIè siècle est le siècle le plus heureux de l’histoire de notre pays, à l’époque le plus prospère d’Europe et qui pouvait se permettre d’avoir un roi faible comme Louis XV sans que cela portât à conséquence. Puis vint Louis XVI, roi aussi passionné de science et de progrès technique qu’il était fidèle à l’héritage capétien. Contrairement au mensonge propagé après son assassinat par les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires d’accord pour camoufler leur forfait, Louis XVI fut jusqu’à sa mort adulé par le peuple français parce qu’il était un plus efficace réformateur qu’Henri IV et un authentique décentralisateur. Ainsi va l’histoire: le sommet d’une civilisation est aussi son moment de plus grande fragilité. La République est née de l’idéologie, de la violence et de la terreur; de la guerre civile totalement inutile dans laquelle s’est plongé un peuple qui venait de connaître pendant deux ou trois générations cette « douceur de vivre » tout à fait unique dont parle Talleyrand.

Il ne s’agit pas de cultiver des nostalgies mais de comprendre que la République fut au départ un régime oligarchique, fondé non seulement sur meurtre d’un grand roi mais aussi sur la rapine des biens de l’Eglise et l’enrichissement personnel qu’en tirèrent les moins scrupuleux; enfin sur la peur du suffrage universel. Ce n’est que progressivement que république et démocratie ont convergé en France. Il faut attendre 1946 pour que les femmes votent! Et je me rappelle ce professeur d’histoire de khâgne dans les années 1980, authentique républicain mais qui insistait, pour le déplorer, sur le fait que c’était les femmes qui avaient fait passer de Gaulle contre Mitterrand en 1965. Avec le temps, la République s’est civilisée: 1848 voit la fraternité rejoindre la liberté et l’égalité dans la devise républicaine; et elle est la première expérience républicaine où l’on accepte pleinement le suffrage universel. La IIIè République crée un authentique parlementarisme français, même s’il est gâché par un anticléricalisme borné. Et ce régime a duré plus longtemps, pour l’instant, que la Vè République. La IVè République représente le moment définitif de choix de la démocratie par la République. Et de Gaulle consolide cette oeuvre. Mais on ne peut qu’être étonné de constater combien notre République est tentée par le retour en arrière: de Gaulle avait craint le retour du régime des partis et on a eu, en fait, la confiscation de la démocratie par une république des hauts fonctionnaires, dont le rêve est saint-simonien, abolir la politique. Les Gilets jaunes représentent le choc brutal entre la République des énarques et des grands corps et la démocratie de la France périphérique. 

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