26 septembre 2018

Ébranlement de l’axe du Système



Ce que nous distinguons désormais, c’est l’apparition, dans le chef de commentateurs qui ont l’habitude de mesurer leur propos, une pression nouvelle sinon une prescience pure et simple pour solliciter des événements et les interpréter comme fondamentaux, c’est-à-dire capables de faire basculer “notre” contre-civilisation totalement décomposée et putréfiée qui s’abîme dans les spasmes d’un immense tourbillon crisique.
Nous notions cela, d’une façon encore très indirecte, aussi bien pour un Jacques Sapir que pour un colonel Lang, à des sujets différents (Europe/UE et USA) mais envisagés du même point de vue de l’inévitable catastrophe, et catastrophe nécessaire selon nous, en train de s’apprêter. Aujourd’hui, il s’agit d’un texte d’Alastair Crooke qui prend le sujet d’une façon directe, à bras le corps, en développant la description de ce qu’il juge être “une ère nouvelle” qui est en train de se développer souterrainement, d’apparaître au travers de certains signes et événements.

Pour Crooke, en effet, des grandes tendances, les “fondements” de “l’ère nouvelle” qu’appelle l’effondrement actuel, – l’effondrement du Système, dans notre terminologie, – se manifestent au travers de tensions et d’expressions diverses. Pour comprendre ce qui se passe, il s’agit, juge Crooke, de se référer à certaines valeurs anciennes dont la permanence a maintenu au fond de nous-mêmes une invincible latence, et qui réapparaissent aujourd’hui. Il nous parle de C.G. Jung, d’Héraclite, du Yin et du Yang, du confucianisme, du “populisme”, de l’image de l’“éternel retour” ; il nous parle aussi, à l’inverse, de ceux qui nous ont conduit là où nous nous trouvons aujourd’hui, et qui aujourd’hui battent en retraite, submergés par les flots déchaînés qu’ils ont eux-mêmes suscités, du Christianisme Latin aux Lumières, d’Adam Smith et Locke et Hume, à l’Occident postmoderne...

Nous pouvons arrêter là à propos d’une présentation ou d’une appréciation du texte d’Alastair Crooke, puisque ce texte se trouve ci-dessous et qu’il en dit plus que nous pourrions en dire pour le présenter. Nous pouvons tout de même ajouter qu’il se signale par sa logique et sa cohérence, et qu’en un mot il se suffit à lui-même, notamment grâce à la culture de l’auteur qui n’hésite pas une seconde à se référer à des époques qu’on a l’habitude de juger comme dépassées sinon oubliées ; lui, au contraire, va y puiser des références pour le temps présent sinon des éléments d’un modèle pour l’“ère nouvelle” dont la survenue ne fait aucun doute dans son esprit, – ni dans le nôtre, au demeurant.

Il s’agit bien là, nous semble-t-il encore, d’une très forte tendance générale, de plus en plus proche d’une sorte de consensus dans les esprits dégagés des obligations qu’impose le Système, sur l’inéluctabilité de l’arrivée d’une “ère nouvelle” tant le cadre “civilisationnel” actuel est dévasté, dévoré par le Mal, mis dans une défensive désespérée, impuissant et paralysé dans sa surpuissance productrice d’autodestruction. C’est bien entendu sur ce point que notre accord est complet avec Crooke, – la survenue de cette “ère nouvelle” qui prend des allures différentes selon les points de vue, – mais également sur l'aspect des références qu’il propose, qui invitent à un retour sur des données fondamentales et permanentes de ce qu’on pourrait sans aucun doute identifier comme la Tradition (terme employé ici dans son sens le plus vaste possible, sans l’emprisonnement de définitions pointilleuses).

L’approche d’Alastair Crooke est dans le cas exposé ici très théorique, comme il est logique que cela soit, mais non sans quelques signes lancés vers les événements en cours (les situations chinoise et russe avec le confuc0ianisme et l’eurasisme, la situation italienne avec son nouveau gouvernement, les prochaines élections du mois de novembre aux USA, etc.). Pour notre compte, nous interprétons cette façon d’opérer, en mêlant la théorie la plus haute avec les “évènements courants”, comme la confirmation d’une époque métahistorique où la métahistoire intervient directement dans les “évènements courants”.

Il importe de ce fait d’avoir une lecture extrêmement élaborée des événements, non seulement de les placer dans un flux d’une haute appréciation mais également d’en explorer toutes les significations en se référant aux indications les plus fondamentales, et cela aussi bien avec son intuition qu’avec sa raison. Une fois de plus, et toujours de plus en plus, doit rester à l’esprit une remarque faite peu après l’attaque du 11 septembre 2001 qui concerne ce phénomène de la vision des grands phénomènes ; remarque selon laquelle les plus grands événements, ceux qui étaient d’habitude cachés ou trop lointains pour être distingués, se déroulent désormais sous nos yeux, quasiment ‘“en temps réel”, mais de plus en plus parlant d’un Temps métahistorique.

Aujourd’hui, nous pouvons décrire la perception intellectuelle et intuitive du passage à une “ère nouvelle” dans le spectacle et l’interprétation de certains événements confrontés à notre expérience et à notre intuition, comme hier était décrit cet aspect de l’attaque 9/11dans les conditions si nouvelles permises par le système de la communication. Certes, le terme de “métahistoire” n’était pas encore utilisé par PhG mais on peut être sûr que c’est de cela qu’il s’agit lorsqu’est décrite la perception multidimensionnelle de l’événement :

« D'abord, il y a ceci: en même temps que nous subissions cet événement d’une force et d’une ampleur extrêmes, nous observions cet événement en train de s’accomplir et, plus encore, nous nous observions les uns les autres en train d’observer cet événement. L'histoire se fait, soudain dans un déroulement explosif et brutal, nous la regardons se faire et nous nous regardons en train de la regarder se faire. On sait également que ceux qui ont décidé et réalisé cette attaque l’ont fait parce qu’ils savaient qu’existe cet énorme phénomène d’observation des choses en train de se faire, et de nous-mêmes en train d'observer. Le monde est comme une addition de poupées russes, une duplication de la réalité en plusieurs réalités emboîtées les unes sur les autres. » (Philippe Grasset, Chronique de l’ébranlement, Mols, 2003.)

Désormais, les conceptions et perceptions de la survenue d’une “ère nouvelle” nous conduisent de plus en plus à constater l’évolution des psychologies pour s’ouvrir à cet événement et, parallèlement, posent la question fondamentale de la confrontation de cet événement colossal avec la surpuissance du Système essentiellement alimentée par le technologisme autodestructeur et la recherche mortifère de la productivité du capitalisme agonisant. Les événements à attendre doivent être appréhendés comme faisant partie de cet affrontement gigantesque, entre le Système qui veut nous emporter dans sa chute et son autodestruction, et la résistance de plus en plus forte et de plus en plus intellectuellement audacieuse qui lui est opposée pour permettre à cette “ère nouvelle” de se développer et de se mettre en place. La bonne et juste lecture des événements courants, en l’ouvrant constamment à l’intuition, s’impose comme un exercice intellectuel capital.

Cet texte de Alastair Crooke, de Conflict Forum, développe une réflexion qui s’enchaîne sur un texte précédent, que l’on trouve sur ce site à la date du 21 août 2018.
dedefensa.org

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Les fondements de l’ère nouvelle apparaissent

Dans son autobiographie, Carl Jung raconte « un moment de clarté inhabituelle », au cours duquel il a eu un dialogue étrange avec quelque chose en lui : dans quel mythe l’homme vit-il de nos jours ? « Dans le mythe chrétien : est-ce que tu y vis ? » (Jung se le demande. Et pour être honnête avec lui-même, la réponse qu'il donna était “non”) : « Pour moi, ce n’est pas dans cela que je vis. » Alors n’avons-nous plus de mythe, demande son moi-intérieur ? « Non », répondit Jung, « évidemment pas ». Alors, de quoi est-ce que tu vis, interroge son moi-intérieur ? « À ce stade, le dialogue avec moi-même est devenu inconfortable. J’ai arrêté de penser. J’avais atteint une impasse », a conclu Jung.

Nombre d’entre nous ressentent aujourd'hui la même chose. Ils ressentent le vide du monde. L’après-guerre – peut-être même l’événement européen des Lumières, est-il parvenu à son terme, selon une opinion courante. Certains le regrettent ; d’autres, beaucoup d'autres sont dérangés par cela, et ils se demandent ce qui va suivre.

Nous vivons dans un moment de déclin de deux projets majeurs : le déclin de la religion révélée et, simultanément, le discrédit de l'expérience de l'utopie laïque. Nous vivons dans un monde parsemé de débris de projets utopiques qui, bien qu’ils aient été formulés dans des termes profanes, qui niaient la vérité de la religion, étaient en fait des vecteurs du mythe religieux.

Les révolutionnaires jacobins lancèrent la Terreur comme un châtiment violent de la répression des élites – inspiré par l’humanisme des Lumières de Rousseau; les bolcheviques trotskistes assassinèrent des millions de personnes au nom de la réforme de l'humanité par l'empirisme scientifique; les nazis firent de même, au nom de la théorie du “racisme scientifique (darwinien)”.

Le “mythe” millénariste américain, à l’époque et aujourd’hui, était (est) enraciné dans la croyance fervente dans la Destinée Manifeste des États-Unis et n’est, en dernier ressort, qu’un exemple particulier dans une longue lignée de tentatives de provoquer une discontinuité radicale dans l’histoire (à partir de laquelle la société humaine serait reconstituée).

En d'autres termes, tous ces projets utopiques – tous ces prétendants à la succession du mythe judaïque et chrétien apocalyptique – ont envisagé une humanité collective poursuivant sa destinée vers un point de convergence et une sorte de Fin des Temps (ou Fin de l’Histoire).

Eh bien… nous ne vivons plus ces mythes désormais, et même l’utopie laïque ne se réalisera pas. Cela ne comblera pas le vide. Les certitudes optimistes liées à l’idée de “progrès” linéaire ont été totalement discréditées. Alors, au nom de quoi continuerons-nous à vivre ? Ce n'est pas un débat ésotérique, ce sont des questions concrètes d’histoire et de destin.

Les élites dénoncent tout ce qui est “alt” (“alternatif”) – comme étant du “populisme” ou de l’“illibéralisme”. En même temps et de ce fait, elles refusent de voir ce qui se dresse devant elles, c’est-à-dire certaines valeurs émergeantes. Quelles sont-elles ? Et d'où viennent-elles ? Et comment pourraient-elles changer notre monde ?

La “valeur” la plus évidente se distingue dans l’émergence mondiale du désir de vivre par et dans sa propre culture, – et de vivre, pour ainsi dire, d’une manière culturelle différenciée. C’est une notion culturelle autonome et souveraine, qui cherche à recréer une culture particulière – dans son cadre traditionnel d’histoire, de religiosité et de liens du sang, de la terre et de la langue. La question de l’immigration, qui déchire et divise l’Europe, en est un exemple évident.

Ce que cette “valeur” laisse entendre, ce n’est pas le simple tribalisme, mais aussi une manière différente d’envisager la souveraineté. Elle englobe l'idée que la souveraineté est acquise en agissant et en pensant d’une manière souveraine. Ce pouvoir souverain naît de la confiance d’un peuple dans sa propre histoire distincte et claire, son héritage intellectuel et sa propre essence spirituelle sur lesquels il s’appuie.

Nous parlons ici d’une culture “vivante” bien structurée, qui formerait les racines d’une souveraineté à la fois personnelle et communautaire. C’est un rejet clair de l’idée que le cosmopolitisme du type-“melting pot” puisse engendrer une véritable souveraineté.

À l’évidence, c’est le contraire de la notion mondialiste de l’“humanité” convergeant vers des valeurs communes, vers une “façon d’être” unique, neutre et apolitique. L’homme, dans cette forme-là, n’existait tout simplement pas dans l’ancienne tradition européenne. Il y avait des hommes identifiés et différenciés : des Grecs, des Romains, des Barbares, des Syriens, etc. Cette notion est en opposition évidente avec l’homme universel et cosmopolite. La reprise de ce type de pensée ancienne est par exemple à l’origine de la notion eurasienne de la Russie et de la Chine.

Une seconde valeur émergente découle du désenchantement global pour le style occidental de pensée mécanique, de pensée unique, qui ramène tout à une singularité de sens (supposée avoir été créée empiriquement) qui, placée dans l’ego, est censée donner à chacun une certitude et une conviction inébranlables (au moins pour le penseur européen occidental) : “Nous” disons “la vérité”, alors que les autres babillent et mentent.

L’avers, – la vieille tradition européenne, – est la pensée conjonctive. La culpabilité, l’injustice, la contradiction et la souffrance existent-elles dans ce monde ? Elles existent, proclame Héraclite, mais seulement pour l’esprit limité qui voit les choses séparément (de manière disjonctive), et non pas connectées entre elles, liées par une continuité ; cette continuité est un terme qui implique non pas de “saisir” le sens, mais plutôt d’être doucement et puissamment “saisi” par le sens.

Qu'est-ce que cela a à voir avec le monde d'aujourd'hui ? Eh bien, c’est la façon dont le leadership chinois néo-confucianiste pense aujourd'hui. L’idée du Yin et du Yang et leur latence pour créer et être en harmonie sous-tendent encore les notions chinoises de politique et de résolution des conflits. Idem pour la philosophie chiite et l’eurasisme russe. C'était autrefois la façon dont les Européens pensaient : pour Héraclite, tous les opposés polaires se co-constituent et se mettent en harmonie d'une manière invisible pour l'œil humain.

Cette “autre” perspective se manifeste précisément derrière la conception multilatéraliste de l’Ordre Global. L’acceptation d’une qualité multidimensionnelle d’une quelconque personne ou d’un quelconque peuple écarte l’obsession dominante de réduire chaque nation à une singularité de valeur et à une singularité de “sens”. Le fondement de la collaboration et du dialogue s’élargit ainsi au-delà de “l’un-ou-l’autre”, pour atteindre les différentes strates de la complexité des identités (et des intérêts). En un mot, c'est cela être tolérant.

Certes, il y a d’autres valeurs: la poursuite de la justice, la vérité (au sens métaphysique), l’intégrité, la dignité, la conduite virile et la connaissance et l’acceptation de qui vous êtes. Ce sont toutes des valeurs éternelles.

Enfin voici le point central : la disparition dans la modernité de toute norme externe ou “mythe”, au-delà de la conformité civique, qui pourrait guider l’individu dans sa vie et ses actions. L’expulsion forcée de l’individu de toute forme de structure (classes sociales, Église, famille, société et genre) a suscité un “retour en arrière” vers ce qui était latent si ce n’est encore qu’en partie dans le souvenir, mais ce “retour en arrière” d’une certaine façons inévitable.

L’aspiration à un retour vers ces anciennes normes – même si elles sont mal comprises et articulées – représente une “redécouverte” de ces anciennes conceptions, restées latentes au plus profond de l'être humain, un retour à ses liens “au monde” et “dans le monde”. Cela se produit de différentes façons, à travers le monde.

Bien entendu, cette considération nouvelle pour “l’Ancien” ne peut être un retour intégral. Ce ne peut être la simple restauration de ce qui était autrefois. Il s’agit d’une avancée, comme lorsqu’un “jeune” qui s’en était allé revient “chez lui”, – l’éternel retour si l’on veut, revenu de notre propre décomposition, de l’amas de nos ruines.

Bien entendu, ces “nouvelles-vielles idées” vont directement mettre en cause le monde libéral existant. Notre cadre économique actuel est en grande partie hérité des enseignements d’Adam Smith. Et de quoi s’agissait-il sinon d’une application économique directe des conceptions de la philosophie politique de John Locke et de John Hume (ami proche de Smith) ? Et quelle était la ligne centrale de la pensée de Locke et de Hume sinon le récit, en termes politiques et économiques, de la victoire de l’idée protestante sur l’idée catholique pour la communauté religieuse, dans la mouvance du modèle westphalien ?

Il est inévitable que des valeurs différentes dictent des modèles différents. Quels types de modèles les valeurs émergentes préfigurent-elles ? Tout d'abord, nous pouvons voir un changement dans le sens du refus de l’Occident postmoderne, loin du flou incertain des questions de l’“identité et du genre” au bénéfice d’un retour à une clarté spécifique pour ces aspects, à la centralité de la famille et à la nécessité de valoriser les places de chacun dans la hiérarchie de la vie. En matière de gouvernance, comme en économie, la “valeur” directrice est une perception différente du pouvoir. Le mythe du Christianisme Latin de l’amour, du “tendre l’autre joue”, de l’humilité et du recul de l’autorité du pouvoir, est en contradiction avec l’ancienne notion de la conduite “masculine” qui prêchait quelque chose de tout à fait différent : résister à l’injustice et poursuivre votre “vérité”. Cette conception était donc naturellement politique et s’appuyait sur une philosophie où le pouvoir était un attribut normal.

Cette ancienne expression du pouvoir émerge aujourd'hui à travers l'idée qu'un peuple “actif” sur le plan mental, produisant et nourrissant sa vitalité et sa force culturelle peut s'imposer face à un État beaucoup plus riche et mieux armé, – mais ainsi doté de cette puissance qui engourdit la pensée et réduit la vitalité.

Ainsi, que ce soit en gouvernance ou en économie, les structures existantes sont destinées à évoluer pour refléter les principes d’autonomie et de re-souverainisation de la nation et du peuple, et l’idée que l’organisation de la société est toujours le terrain naturel pour le développement d'un homme ou d'une femme – un homme capable de trouver son propre pouvoir et de se retrouver lui-même comme l’accomplissement de son propre projet.

Ce qui est frappant, c’est que nous voyons que ces derniers principes jumeaux, l’autonomie et la re-souverainisation qui pourraient sembler devoir générer des tensions entre eux, se concrétisent dans une forme de fusion dans la politique actuelle – même s’ils proviennent de pôles politiques complètement différents. En Italie, le mouvement des Cinq étoiles (considéré comme gauchiste) est au gouvernement avec le Lega (considéré comme droitiste). Il n’est pas impossible d'imaginer quelque chose de semblable aux États-Unis (après les élections de novembre à mi-parcours).

Alastair Crooke

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