12 mai 2018

Approches initiatiques de la prisonnière du désert


C’est une des plus belles expériences du cinéma américain, une des plus mystérieuses, envoûtantes, peut-être du niveau de 2001 ou du mécano de la General.

Ce film de légende, presque onirique, situé dans un espace et une temporalité incertains, est considéré comme le plus important ou presque du cinéma américain, et c’est justice. Tout en étant un western, il dépasse infiniment le genre, à moins qu’il ne l’accomplisse. N’oublions pas que le tiers du film est une lettre lue par Vera Miles ! L’aventure est déjà un récit écrit.

Infini du cowboy haineux avec un Wayne qui se surpasse, infini de l’indien avec ce cruel chef mystérieux et métaphorique.

La prisonnière c’est d’abord une arrivée. On arrive à une maison dont on repartira à la fin.

La maison est noire au début, quand Martha en sort. Car la maison est une salle de cinéma et dans ce film postmoderne on est déjà dans l’après-cinéma. On réfléchit sur le western, ses indiens, son espace et ses héros, la frontière entre barbare et civilisé (ce n’est pas qu’on ait lu Schuon mais…). C’est un film sur l’ouest américain réifié, devenu mystérieusement plus mystérieux que l’orient romantique grâce à Hollywood, à l’industrie des simulacres et à des gens comme John Ford. Lieu de vie la maison va devenir lieu de mort et c’est près des tombes que le chef indien recueille la petite fille - que John Wayne confond avec sa sœur aînée. La tombe devient un athanor, le lieu de naissance ou de renaissance de la gamine épargnée qui passe alors dans l’autre dimension. J’ai étudié les cimetières de la chevalerie comme lieux d’aventures initiatiques ; à la même époque on a le cimetière de Moonfleet, le chef d’œuvre gothique de Fritz Lang qui règle son compte au siècle des Lumières et des gentlemen spéculateurs.

La prisonnière c’est ensuite un enlèvement. Ici une digression.

On a dit que John Wayne est le père de Debbie et que pour cette raison… Nous ne le croyons pas. Wayne cherche l’indien, son match, son frère œdipien (pourquoi ne tuerait-on que son père ?), pas cette enfant. Et la vengeance. Sorti de la société des blancs civilisés (il tue Futterman et ses sbires avec plus de satisfaction que les indiens) il est en lui-même une légende, un barbare (le seul non-barbare est le sympathique mexicain qui refuse l’argent du sang). Il sera plus respecté par les indiens (voyez plus tard Jeremiah Johnson) que par le pasteur-policier Ward Bond qui rêve de lui mettre la main au collet et sait son amour secret pour sa belle-sœur. Moins raciste que vengeur, il regrette autant que le métis Martin l’assassinat par l’armée de la douce et grosse petite indienne qui les suivait gentiment. Son personnage évoque un OAS, un officier rebelle et extrémiste, un guerrier sauvage, pas le plouc raciste de la critique d’élite. Il est autant situé dans la quatrième dimension que le Scar qu’il poursuit et qui le surnomme Big Shoulder. John Wayne est avant tout un félon à l’ordre blanc. N’oublions pas non plus qu’il est le seul à voir les corps atrocement mutilés de ses gens. Il épargne cette peine aux autres et cette sensibilité solitaire nourrit sa rage vengeresse. Notons que son lourd personnage (il porte le mal du monde) est allégé par son goût pour l’humour noir et les sarcasmes, et aussi par le fait jamais soulevé que les jeunes ne lui obéissent jamais. Enfin il est en définitive moins le protecteur de Martin que le surveillé de Martin. Martin sauve son âme.

Le gentil métis Martin (tout le cinéma de Ford est obsédé par le métissage présent et à venir sur la fin) la poursuit car lui aussi a été victime de la barbarie enfant, et il a été élevé par la famille de Debbie (le frère et la belle-sœur amoureuse platonique d’Ethan). On a évoqué le symbolisme des enlèvements dans notre livre sur le paganisme au cinéma.

La Prisonnière du désert, plus belle en français qu’en anglais (the searchers ?), évoque donc comme telle chèvre de monsieur Seguin le combat du jour et de la nuit, de la lumière et des ténèbres. Le jour dans le film (et le livre) ne signifie pas nécessairement le blanc et l’obscur l’indien : le jour ce serait le féminin et l’obscur le masculin avec son cortège de vices, de viols, de cruautés – et d’enlèvements. A la fin John Wayne ne rentre pas dans la maison, il reste dehors. Le Yin triomphe et l’on peut supposer que l’ado Debbie passe d’une société de femmes indiennes à une société de femmes occidentales. Ce serait aussi cela le sujet de ce film infini et étrange : le triomphe de la féminité sur une masculinité barbare et dépassée, bonne à être jetée aux orties. Remarquons avec plusieurs chercheurs (et non searchers !) américains que la jeune Debbie sort très pure de son martyre, en bonne santé et même équilibrée ! Rappelons ce qu’on disait du Texas où, malgré Monument Valley à l’entrée, est censé se passer l’action :

‘General Phil Sheridan memorably remarked that if he owned hell and Texas, he'd live in hell and rent out Texas…’

Car dans le film américain en général l’espace n’est pas un cadeau. Désert, neige, glace, chaleur, sécheresse, privations, froid, etc. Et le temps qui s’écoule et la pauvre Vera Miles (personnage constamment humilié dans le film : elle est cocue et tient même des propos racistes et désabusés !) qui attend et voit son mariage interrompu de manière ridicule par le retour impromptu de Martin, lamentable de bout en bout avec elle : tout son influx amoureux est parti vers sa sœur. Un complexe d’Oreste en quelque sorte, bien dans la lignée de cette mythologie grecque qui imprègne tout le film.

L’espace est infini dans le film. Certes l’Amérique est grande, mais c’est surtout parce que l’espace est circulaire. On tourne en rond comme dans un cirque, on tourne en rond autour de l’axe du monde de Mircea Eliade, on tourne comme on sait toujours autour de Monument Valley, le mont Meru des hindous ou la « montagne magique » de John Ford. C’est cette imprégnation spatiale liée au génie des indiens qui donne à son cinéma, qui donne à son film sa portée spirituelle incomparable. Et on n’invente rien puisque cela est dans le texte :

‘We’ll find just as sure as the turning of the earth.”

Autrement dit nous tournerons en rond jusqu’à la fin du monde, nous tournerons en rond comme le monde. L’éternel retour si l’on veut, ou une circularité aliénante, celle que dénonce Salomon dans l’Ecclésiaste.

Mais continuons sur l’enlèvement qui dure sept ans, tout un cycle. On a la sensation qu’il vire à l’éternité, qu’on passe dans une autre dimension, où le temps n’importe plus (le temps touche l’espace dit Guénon citant Wagner). Les « chercheurs » américains ont évoqué ce problème : on imagine que chercher quelqu’un durant huit ans (et avec quel argent volé, car John Wayne en a vraiment beaucoup !) semble une folie spatio-temporelle. L’action durerait huit ans !

C’est là qu’on entre dans la folie ou dans la poésie, la magie de la parabole. On va citer Borges et on va citer Bouvard et Pécuchet, histoire répétitive et circulaire, qui se déroule pour rien sur des décennies. Borges a la clé comme toujours :

« C'est pourquoi l'époque de Bouvard et Pécuchet penche pour l'éternité; pour cette raison, les protagonistes ne meurent pas et ils continueront à copier, près de Caen, leur anachronique Sottisier… Pour cette raison, l'œuvre regarde, en arrière, les paraboles de Voltaire et de Swift et les Orientaux et, à partir de là, celles de Kafka. "

Mais si le temps est vague dans le film, l’espace géographique l’est aussi. On ne sait jamais où l’on est, entre l’Utah, le Texas, l’Arizona, les Colorado… Lisons le critique américain Buscombe, traduit par les ordinateurs, qui confirme ce que nous écrivons bien mieux que ses épigones Français :

"La géographie est également un peu vague" En ce qui concerne l'emplacement réel du film, le voyage d'Ethan est circulaire. Au début, nous le voyons sortir de la vallée vers la maison de son frère à Monument Valley; à la fin, la porte des Jorgensen, également à Monument Valley, se referme sur lui. Une deuxième unité est allée à Gunnison dans le Colorado pour filmer des scènes de neige pendant trois jours à la fin de février 1955. La scène où Ethan tue le buffle a été filmée peu de temps après dans le parc national Elk lsland, près d'Edmonton, Alberta, Canada "

Ici très brillamment ce même critique américain ajoute :

« L'imprécision géographique a pour effet d'augmenter notre sens des grandes distances qu'Ethan et Marty doivent parcourir dans leur recherche, de même que l'imprécision de la durée dépensée fait peser lourd sur eux "...

Imprécision, extension, vague. On retrouve cette imprécision, cet infini dans le portrait moral des personnages que nous allons étudier maintenant. Car qui est vraiment bon dans le film ? Ni les indiens, ni les blancs… Le mexicain et le métis Martin peut-être ce qui nous rassurera quand nous aurons dit que métis signifie la sagesse en grec. Autre point de vue de Buscombe :

«Marty peut être gauche, mal éduqué, peu versé dans les affaires du cœur; mais il est le centre moral du film, celui qui, tout autour de lui, est poussé par ses préjugés, voit clairement que Debbie peut et doit être sauvée. »

Et de souligner le message antiraciste de Ford, présent de toute manière dans presque tous ses derniers opus (la Taverne de l’Irlandais, Sergent noir, Liberty Valance, les Cheyennes…) :

«Il y a une ironie puissante dans le fait que Marty est la seule personne métisse dans le film, un «demi-sang » dans le terme insultant d'Ethan; Il vaut la peine de considérer quand des accusations de racisme sont lancées à Ford. "

L’avenir métis du monde est alors bien visible dans d’autres films de cette époque : les fils du soleil, Spartacus, Tarass Boulba montrent ces peuples qui bougent et changent de terre. Comme l’écrit quelque part Ignacio Ramonet, le western en tant que « genre raciste » fut condamné au moment de Bandoeng, en 1955.

On donne du racisme de Wayne une connotation sinistre, peut-être liée au combat des années cinquante contre les restes de comportement sudiste en la matière ! Lui-même est un sudiste rebelle, qui est parti avec un mystérieux trésor de guerre, et son dégoût pour Debbie (l’assassinerait-il vraiment ?) a aussi une dimension mythologie et symbolique. Le corps souillé de la jeune enfant que la critique croit être sa fille… N’oublions que ce chevalier errant, sauvage dirait Guénon, aime les fantômes, pas les êtres en chair. De même cette curieuse enfant enlevée par un démon n’aura pas été baptisée, le souligne-t-on assez ?

Et Buscombe remarque encore :

« Le racisme d’Ethan est une forme particulièrement raciste de racisme ... La souillure de l'association avec les Indiens est si grande qu'elle surmonte les liens de sang entre lui et sa nièce.

Seule la mort, pense-t-il, peut la purger d'une telle contamination "Marty, au contraire, le métis qui n'a pas de liens de sang, est celui qui la rachète ..."

Cette contamination est bien moins raciale que spirituelle selon nous. Debbie est possédée par les démons, pense-t-il.

Mais si ce n’était que cela on se dirait que ce film n’est qu’un cours d’éducation civique de plus. On est ici face à une chef d’œuvre, pas un documentaire pédagogique.

Et c’est de toute matière le métis Martin qui tue l’indien Scar, qui semble avoir bien traité la plus jeune de ses épouses (à comparer avec les pauvres blanches enlevées et devenues folles, qu’on retrouve dans les Deux qui cavalent seuls, avec Widmark et James Stewart). Et l’enfant a plus peur du père autoritaire Wayne que de Scar, qui incarne l’aventure sauvage, barbare peut-être, mais exotique.

Si la dimension symbolique, magique et spatio-temporelle est grandiose, le bilan sociologique est plus modeste ! On ramène l’enfant dans la société des femmes, comme dit Gogol, où elle va être reprogrammée et reconditionnée dans le moule consumériste et biblique américain. Le mariage de Martin promet d’être chaud et Wayne le maudit s’en va lourdement. Le personnage qui incarne l’autorité politique et militaire, et même religieuse est couvert de ridicule – comme dans Fort Apache. Ward Bond est humilié à la même époque par les gauchistes de Johnny Guitare mais c’est de bonne guerre ! Ici il est moqué et mis cul à l’air par le vieux républicain John Ford et toute sa bande. Le personnage le plus humilié et le plus ingrat est celui de Vera Miles qui a des mots terribles contre Debbie. Cette actrice extraordinaire, qui perdit le rôle de Vertigo pour maternité (elle eut quatre enfants et elle est encore vivante, bravo Vera !) rayonnera trente ans plus tard dans le meilleur épisode de la série militaro-initiatique Magnum (croix de Lorraine, épouse française, fantômes à la pelle et onirisme insulaire).

Mais nous fatiguons. Cette œuvre nous emmènerait aussi loin que l’Odyssée ou le chant VI de l’Enéide. On laisse un beau mot de la fin à un de ces critiques américains nés à cheval et au grand air :

‘All Ford's films are about home: finding it, building it, losing it…’


* Extrait du livre à paraître de Nicolas Bonnal (les grands westerns américains : une approche traditionnelle (Editions Avatar)

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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