(On observera comme l’on ne doit jamais manquer de noter, comme on doit toujours le faire pour ce domaine, la fausseté du chiffre de $686 milliards si l’on veut un décompte, sinon exact du moins réaliste des véritables dépenses militaires. En fait, ce décompte exact est quasiment impossible, notamment en raison du cauchemar comptable que représente le Pentagone qui met en échec toutes les tentatives d’audit. Qui plus est existe le phénomène de “croissance vide” signifiant que l’apport d’argent renforce plus les tendances au gaspillage et à la corruption que celle d’une véritable production et d’une expansion fructueuse. Quoi qu’il en soit, si l’on ajoute les autres agences et ministères travaillant pour la puissance des forces armées, – du nucléaires du département de l’énergie aux instituts de recherche et d’influences, aux agences de renseignement, – on arrive à un chiffre réel autour de $1 200-$1 250 milliards par an.)
Pourtant, il faut insister sur l’un des caractères remarquables de ce budget FY2019 qui est l’effort fait dans le domaine de la constitution des réserves “de guerre”, c’est-à-dire des réserves de munitions, de logistique, etc., tous ces attributs qui permettent d’envisager un conflit sinon de très longue haleine, du moins capables de soutenir un engagement de guerre du plus haut niveau pendant plusieurs semaines, pour donner le temps à la production de passer en mode “production de guerre”. En effet, il s’agit bien de “préparation à la guerre”, la véritable guerre conventionnelle et non plus la guerre hybride, la “Guerre de 4ème Génération”, la guerre asymétrique, – c’est-à-dire toutes les sortes de guerre qui sont conduite surtout depuis le 11 septembre 2001, surtout dans le cadre de ce qui est nommé “Guerre contre la Terreur”, — et toutes ces guerres où les militaires US ont subi des raclées mémorables...
Dans ce sens et pour illustrer ce propos, on citera quelques phrases de RT, qui interrogeait l’expert US Charles Shoebridge le 20 février 2018 (voir vidéo seule). (On trouve un texte plus détaillé et plus technique dans ce sens, mais moins directement significatif, sur Defense One du 20 février 2018 également. Il importe de le lire avec l’orientation simple et nette donnée dans le court texte ci-dessous.) Le texte de RT se concentre sur un seul exemple d’augmentation d’équipement, celui de l’obus de 155mm qui est le gros calibre standard pour les équipements terrestres et navals ; le nombre d’obus prévu pour l’équipement dans l’année fiscale 2019 est de 147 297, soit une augmentation de 800% de la dotation habituelle (bien entendu, l’obus de calibre 155mm n’est qu’un exemple par divers et nombreux cas de ce type, puisqu’il s’agit de créer une capacité générale de soutenir une situation de guerre conventionnelle pendant un temps donné :
« Conformément aux promesses de Donald Trump, l’armée américaine va bénéficier d'une dotation budgétaire record pour 2019, avec une augmentation de 54 milliards de dollars par rapport à l'année précédente. Avec 686 milliards de dollars, le budget 2019 représente, à quelques milliards près, l’équivalent du PIB de la Suisse ou de l'Arabie saoudite. Autres ordres de grandeur : la Russie consacrait, selon les chiffres du Forum économique mondial, l'équivalent de 66 milliards de dollars à ses armées en 2015, la France 55 milliards.
Si ces dépenses militaires sont présentées comme indispensables pour entretenir le matériel, il est à noter l'effort consenti sur la production d'obus de 155 millimètres, qui se trouve être le calibre standard des forces navales de l'OTAN, en augmentation de plus de 800%, avec 145 297 exemplaires prévus. Pour l'analyste en sécurité Charles Shoebridge, une telle quantité est supérieure aux seuls besoins de renouvellement et illustrerait plutôt que les Etats-Unis se prépareraient à d’éventuels combats conventionnels dans le cadre de conflits classiques entre Etats, plutôt qu’à une confrontation à des groupes terroristes. “C’est une augmentation très importante du nombre d'obus dans le but de les stocker, ce qui signifie que l’armée se prépare vraiment à la guerre”, conclut-il, interrogé par RT. »
Ce type de mesures indique un changement de perspectives stratégiques chez les responsables militaires, sans le moindre frein ni nuances possibles. L’on peut effectivement dire “responsables militaires” car, avec les trois généraux à des postes-clef, – Kelly comme chef de cabinet de Trump, McMaster comme conseiller spécial du président pour la sécurité et directeur du NSC, et Mattis comme secrétaire à la défense, – il n’y a plus de responsables civils directs exerçant une autorité et un contrôle de la machinerie militaire du Pentagone.
Face à ce triumvirat, ni Tillerson ni Trump n’ont les capacités critiques ni même l’autorisation concrète d’apprécier la stratégie en train d’être imposée par les moyens et les choix de équipements, et la façon dont cette stratégie imposée par la forme de l’outil de guerre, en parfaite inversion du processus impératif qui fait de la stratégie l’inspirateur des choix de matériels, impose nécessairement l’orientation et les buts de la politique. L’esprit et la pensée militaires règnent, dans un temps où les chefs militaires US, bureaucrates et/ou va-t’en-guerre sans la moindre nuance, n’ont aucune pensée politique cohérente et vivent dans le plus complet simulacre en ce qui concerne les éventuels adversaires, notamment les russes représentés comme agressifs, conquérants, fauteurs de guerre, etc.
La psychologie militaire et son ersatz, la “pensée” militaire règnent, complètement conditionnés par la machinerie générale, le technologisme et la communication qui va avec, la bureaucratie, l’industrie de défense, etc. C’est la forme que prend dans ce cas le Système, et donc le Système règne sans faux-semblant ni intermédiaire ; et nous dirions sans hésitation que le Système veut la guerre comme paroxysme libérateur de tous ses avatars (ou, selon notre conviction, comme autodestruction définitive et sans retour).
La question reste de savoir si et comment les militaires en sont venus à cette option de développement des réserves de guerre, qui implique un certain ralentissement des investissements pour créer et développer de systèmes de haute technologie comme les forces armées US ont l’habitude de choisir. La seule urgence de la situation, qui existe depuis quinze ans et qui n’a nullement empêché les opérations dans les conflits non-conventionnels menés, n’est pas vraiment une explication : l’obus de 155mm n’est certainement pas la munition la plus réclamée pour les opérations des forces spéciales en Lybie ou au Soudan. Le changement de la stratégie sciemment acceptée voire favorisées, des poussées de la bureaucratie, rencontre un choix, s’il ne l’a suscité, dans l’esprit et le cœur des militaires. Il a un nom dissimulé : Vietnam.
Gagner enfin au Vietnam
A quelques jours près, nous avons passé le soixantième anniversaire de l’offensive du Têt au Vietnam, suivie de combats extrêmement durs, à Saigon, à Hué, à Khe San. Ce fut le nième tournant de la guerre mais le tournant décisif, symbolisé par l’annonce de Johnson qu’il ne se représenterait pas, le 31 mars 1968. En quelques semaines, à cause des difficultés énormes de cette offensive (que le Vietcong perdit néanmoins), et surtout du fait du tournant à 180 degrés de l’opinion publique US, les États-Unis perdirent la guerre du Vietnam.
Les chefs militaires n’ont jamais accepté cette défaite, affirmant que le pouvoir civil avait entravé décisivement leurs actions et argumentant que le succès de la campagne de mars-décembre 1972 (cette fois contre des unités nord-vietnamiennes en plus des Vietcongs), qui fut une véritable bataille conventionnelle où les USA employèrent massivement les forces aériennes, en fut la preuve a posteriori. Cette idée est aujourd’hui largement débattue dans la communauté de la sécurité nationale, où la guerre du Vietnam est “revisitée” dans ce sens par de nombreux articles et analyses des historiens assermentés du Système, selon l’hypothèse effectivement que sans le contrôle civil les forces armées US auraient gagné cette guerre.
Les militaires US ne se sont jamais remis du Vietnam, qui fut la défaite la plus coûteuse, la plus retentissante et la plus humiliante qu’ils subirent. Bien que les généraux actuellement aux postes de direction (Mattis et Kelly notamment) n’aient pas servi au Vietnam, ils s’engagèrent dans le Corps des Marines à cette époque (en 1969 et 1970), trop tard pour servir mais assez tôt pour qu’ils aient ressenti d’expérience directe et marquante à jamais le choc causé par la défaite. C’est dire s’ils sont pénétrés de l’humiliation de cette guerre, et qu’ils font partie de ce courant révisionniste.
Pour tous les militaires US marqués par le Vietnam, la Guerre du Golfe de 1990-1991, dont Bush-père affirma qu’elle avait « enterré le syndrome du Vietnam », ne tint certainement pas ce rôle et le syndrome subsista. Il ne fut certainement pas guéri par les diverses aventures menées depuis, dont on a vu qu’elles se sont embourbées dans des simulacres de victoire initiales pour rapidement tourner à des désastres sans fin.
Le simulacre monstrueux de l’“hystérie-antirussiste” donne soudain un cadre, certes complètement faussaire mais conduit avec une puissance de communication énorme, à la possibilité d’une confrontation avec la Russie. (Nous parlons de “possibilité”, mais avec ces handicapés du syndrome dont la psychologie est en mode de catalepsie schizophrénique, le possible devient très vite probable et au-delà, quasiment assuré, surtout avec le galop du simulacre antirussiste.) Une confrontation avec la Russie, c’est aussi une sorte de revanche du Vietnam puisque l’URSS, souvent à l’insatisfaction de la Chine, fut le principal soutien du Nord-Vietnam.
C’est un peu dans cette perspective historique qu’il faut placer le développement du budget militaire dans le sens que l’on voit. L’on y sent, dans tous les cas dans le chef de ses généraux, comme un désir plein d’ivresse de revenir à cette sorte de conflit conventionnel écrasant pour l’adversaire qu’eût dû être le Vietnam où, – une fois de plus bien entendu, et à ses risques et périls nombreux, – l’armée US brûle de revenir selon la croyance à notre sens extrêmement illusoire de parvenir à cette victoire derrière laquelle elle court désespérément depuis 1945.
On voit que cette explication, un peu archaïque par rapport à nos superbes envolées postmodernes, ne facilite pas une compréhension claire de la situation. Elle a tout de même le mérite à la fois de fixer la grande intelligence de l’actuelle génération de chefs militaires US, à la fois nostalgique des défaites passées et interprétées selon un simulacre de mémoire, et complètement gangrenée par la bureaucratie et les luttes intestines washingtoniennes, flottant dans d’autres types de simulacre ; elle a le mérite également, cette explication archaïque, d’avoir une idée du flottement complètement surréaliste de la stratégie des USA qui finalement capitalise sur le simulacre colossal qu’est l’antirussisme (sans parler des risques sempiternels, notamment nucléaires, de tout ce qui est posture agressive antirusse).
En effet, l’on s'explique bien le processus en marche. Tous ces développements, – anciens généraux en postes de contrôle et sans réel contrôle civil, budget tourné vers la réhabilitation de la guerre conventionnelle, antirussisme hystérique, nostalgie de la défaite du Vietnam, – continuent à suggérer la tentation d’un conflit avec l’ennemi obsessionnel, mythique et suprême.
Mais certes, nous n’y sommes pas pour autant. Cette noble ambition de la restauration d’une gloire militaire (US) qui n’a jamais vraiment existé se heurte à tous les incroyables freinages, avatars, agitations hystériques, incapacités de décision par multiplicité des centres d’influence, hystérie de communication (antirusse) qui conduit surtout à une paralysie de la décision (antirusse), etc. C’est dire combien nous continuons à être sceptique devant tous ces projets bellicistes et catastrophistes agrémentés de la manne paralysante dont bénéficie le Pentagone qui trouvera bien un moyen de payer ces près de 150 000 obus de 155 mm à un prix outrageusement enflé, accroissant la crise de l’auguste institution plutôt que de tenter sérieusement de rendre les forces armées US un peu moins catastrophiques que ces dernières années.
... Tenter de “rendre les forces armées US un peu moins catastrophiques”, – tentative de toutes les façons vouée à l’échec dans le contexte général et avec l’esprit diabolique qui écrase “D.C.-la-folle”... Il ne s’agit de rien de moins que la poursuite du “tourbillon crisique” qui emporte “D.C.-la-folle”, par le moyen d’une tornade de plus. Tout, aujourd’hui à Washington, doit et semble suivre le même schéma inexorablement crisique.
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