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Il y a le
club très sélect des livres qui sont source unique de communautés
durables. La Bible, le Coran, l’Épopée de Gilgamesh.... Même le
Manifeste du Parti Communiste ne peut pas y prétendre, une partie de la
première Internationale ne s'y référant pas vraiment. Et bien "l'Homme -Dé" ,
paru il y a 45 ans est de ces livres rares. Il existe des hommes dés et
ils le doivent à la lecture de ce roman. On dit que Richard Branson,
patron de Virgin, figure typique du "nouvel esprit du capitalisme", en est un.
Peu de livres sont aussi déjantés que "L' Homme - Dé" signé Luke Rhinehart,
pseudonyme de Georges Powers Cockcroft. A côté de cela, les livres de
Donald Westlake c'est du Paul Claudel. Mais c'est un livre tenu,
cohérent de bout en bout, qui soutient avec conviction son
développement. On peut donc délirer dans l'ordre !
Le
livre se présente comme l'autobiographie d'un psychiatre freudien
passablement dépressif, Luke Rhinehart, new-yorkais baignant dans un
milieu de théoriciens huppés, qui expérimente
un peu par hasard une décision aux dés en fin de soirée, et s'en trouve
si stimulé qu'il réorganise toute sa vie autour de cette procédure. Il approfondit sa pratique puis multiplie
les adeptes, fracasse totalement sa carrière, sème le désastre autour
de lui en général, et crée un vaste mouvement chaotique et considéré
comme scandaleux, antisocial.
Il
y a de quoi, franchement. Au départ les expériences personnelles de
l'homme- Dé suscitent la stupeur dans son entourage, et puis elles
attirent l'intérêt et on voit de plus en plus de psychiatres basculer.
Ce
qui est drôle, entre autres, est que les adeptes de la vie Dé ne
prétendent pas avoir trouvé le talisman du bonheur ou de la guérison.
Ils sont tout à fait prêts à dire que ce mode de vie qui délivre tout de
même de l'angoisse de choisir, qui finit par s'apprendre dans des
centres spécialisés, peu s'avérer tout aussi décevant qu'une "vie
normale" et suscite beaucoup de dégâts. Mais la vie "normale" leur paraît de toute manière mener à l'échec. Alors autant s'en remettre au Hasard.
C'est un livre fréquemment hilarant, tout aussi fréquemment excessif (le Dé va conduire à un meurtre tout à fait assumé), qui mêle
intelligence, références culturelles assez maîtrisées pour permettre de
jongler, et scabreux, dans le plus pur style potache. Un Woody
Allen, même jeune (au temps de son affrontement du kangourou sur le
ring) sous cocaïne. Mais le pire est que ce Monsieur Powers C. a l'air
d'un tout gentil monsieur. C'est aussi un livre lubrique, salace, pornographique, porno scabreux. Et je n'insiste pas assez sur ce point car
ça n'arrête pas. Je me demande même si ce livre n'est pas simplement
un habile prétexte pour écrire des scènes pornos et parler de sexe tout
le temps. A vrai dire je ne me le demande pas.
Mais
déconner plein tube, avec des références culturelles et des mots
d'esprit pour épater en toute fluidité, ça ne suffirait pas à vous tenir
500 pages et à rester sur les étals des librairies depuis des
décennies. Ce qui est frappant dans cette folie de livre c'est
que tout ce délire repose sur des questions sérieuses et sur un schéma
cohérent. Et c'est ce qui d'ailleurs sauve le personnage
principal de la camisole, purement et simplement. Le pire est que lui
aussi aborde des questions sérieuses. Sa conduite scandaleuse,
détonnante, désarçonnante, se justifie toujours d'arguments qui ne
peuvent que susciter un écho chez ses confrères.
Il est amusant de voir qu'un même "Esprit du temps" accouche du très aride "'anti oedipe" de Deleuze et Guattari (cependant en y songeant tout aussi délirant dans son genre, et assumant d'ailleurs la notion de délire) et de l'Homme- Dé,
ce torrent d'insanités drolatiques, qu' on hésite à classer dans les
délires carabins ou les romans de grand talent. Comme on hésite à
considérer le personnage principal comme un psychologue révolutionnaire
ou un détraqué à endormir très vite à coups de puissants neuroleptiques.
Ce roman totalement amoral a pour contexte le sentiment d'échec de la psychanalyse,
l'apparition de nouveaux types de patients résistant à la cure, le
constat qu'il ne suffit pas de déverrouiller des surmoi trop épais pour
que l'on se sente mieux. La psychanalyse apparaît même comme une
instance répressive dans ces années 70. Un flic de plus qui vous remet à
votre place. Tout cela est au coeur du roman même, qui n"élude pas les querelles théoriques, déroulées au gré des absurdités et des abus perpétrés par les personnages expérimentant la Dé Vie. La
guérison par le Dé cherche donc à abolir la personnalité, d'une
certaine manière, alors que la psychiatrie cherche tout le contraire.
Entre les deux écoles, il ne peut pas y avoir de paix. L'Homme Dé va donc se heurter de front à l'institution dont il est issu.
Que
dit l'Homme- Dé qui très vite après avoir expérimenté sa méthode la
théorise ? Que c'est une lourde erreur de vouloir consolider le Moi. De
vouloir le défendre. Que cette voie est violente car elle réprime les
Moi secondaires, potentiels. Que cet effort pour assurer une
identité, la continuité d'un moi, est un chemin vers le malheur. Il
faut permettre à toutes les possibilités de s'exprimer. Cela va très
loin. Ainsi un violeur doit pouvoir choisir l'option du viol comme
possibilité de résultat de consultation du Dé. Ce n'est qu'en voyant le
viol comme une possibilité parmi d'autres en lui, choisie par le hasard,
qu'il pourra se débarrasser de l'imperium de la pulsion.
Alors ? Alors il ne s'agit plus de s'en remettre à Dieu. Ce n'est plus une question. Mais on peut le remplacer par... Le Hasard.
D'où l'intérêt du Dé. Le Dé est un moyen de détruire le Moi, ou plutôt
de lui substituer une discontinuité hasardeuse de tous les Moi
potentiels nichés au creux de la psyché d'un sujet. La vie Dé ressemble à
une religion, elle en adopte le langage invocateur et lyrique.
Il y a donc des règles fondamentales.
D'abord le Dé ne dit pas n'importe quoi. C'est le Sujet qui choisit les
options. Leur probabilité de succès aussi. La Dé vie oblige donc à
s'interroger sur ses désirs. Normalement l'Homme Dé ne peut pas choisir
une option qu'il récuse vraiment. Autre règle : l'obligation,
évidemment, d'appliquer la décision du Dé. Sinon tout l'édifice
s'écroule.
Sinon,
rien n'est interdit. Et Luke R va on ne peut plus loin.Le dé le mène à
l'abandon de sa famille, à permettre à une trentaine de malades mentaux
d'utiliser une représentation de Hair pour s'échapper de
l'hôpital, convertir ses jeunes enfants aux dés.
Bien
évidemment, ce qui s'avance derrière cet édifice déglingué et amoral,
c'est une critique en creux extrêmement acide et sarcastique de la
société occidentale, y compris de la psychiatrie. De la tristesse des
perspectives qu'elle offre, de l'absurdité de ses conventions, de la
fausseté des rôles sociaux (une scène de conseil
d'administration d'Hôpital est magnifique à cet égard), de son
puritanisme et de son hypocrisie sociale et raciale. Les décisions du Dé
viennent exploser tous les rituels sociaux et révéler l'envers du
décor.. L'option du meurtre, choisie par le Dé, est explicitement
rattachée à la culture de la violence américaine, qui la rend
inévitable. Même les babas cools et leur fausse libération tout de suite
réinvestie en pouvoir (les stages de "libération" personnelles) en
prennent pour leur grade, car les hommes-dés viennent les subvertir. A
cette société fausse et sinistre, violente, prévisible, parcourue de
dominations niées, il faut même préférer le chaos des dés.
C'est
parfois lourdingue, indigeste car répétitif dans le scabreux
potache, et à le lire aujourd'hui l'aspect porno scandaleux paraît un
peu galvaudé.
Mais
enfin on rigole beaucoup et on n'est pas mécontent d'imaginer les
censeurs de l'époque Nixon en train de déchiffrer cela et d'écrire leur
rapport de prohibition.
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