Enfin, il y a ceux qui produisent et diffusent des informations fausses et trompeuses. Lorsque la société fonctionne normalement, ces personnes sont, tôt ou tard, prises la main dans le sac. Leur réputation est ruinée, leur carrière est terminée et les dommages causés sont réparés. Dans une société fonctionnant normalement, une bonne partie de ses membres ont une solide connaissance des faits, sont capables de raisonner logiquement et ont suffisamment confiance dans l’éthique des journalistes et des autres professionnels, dans l’impartialité des fonctionnaires et dans la méthode scientifique pour leur permettre de croire que la vérité existe et qu’ils sont capables de l’obtenir.
Mais de telles formes de comportement social, normales, stoïques et d’apparence neutre semblent un peu ennuyeuses, peut-être même fades, et elles ne retiendront probablement pas l’attention des geeks ultra-connectés. Ne serait-il pas beaucoup plus populaire, moderne et amusant si la fabrication de mensonges à des fins financières et politiques devenait une forme acceptée de comportement public ?
Et si mentir devenait incitatif au point de devenir un sport national ? Qui a besoin de l’éthique journalistique et des professionnels quand moins d’un tiers des Américains interrogés disent qu’ils font confiance aux médias nationaux ? Pourquoi les fonctionnaires devraient-ils rester impartiaux alors que tout le monde sait que la grande majorité des Américains politiquement engagés ont formé deux camps qui se haïssent ouvertement et veulent se nuire mutuellement ? Et qui a besoin de la méthode scientifique et d’autres formes d’enquêtes objectives basées sur des preuves empiriques quand on peut se fier aux rumeurs diffusées sur les médias sociaux comme arbitre ultime de la vérité, « la sagesse des foules » ?
Et voici la question la plus provocatrice de toutes : et si nous vivions déjà dans un tel monde ? Comment saurions-nous si c’était le cas ? Nous ne devrions certainement pas essayer de baser notre évaluation sur quelque chose d’aussi peu fiable que des « faits connus » ou sur nos notions personnelles de ce qui est vrai : si notre monde est effectivement passé en mode « mensonge compétitif » alors il y aurait plusieurs alternatives de faits flottants, tous faux à un degré ou à un autre, et le choix d’un ensemble par rapport à un autre pourrait être considéré comme un préjugé personnel. Voyez-vous la contradiction de base ? Les anciennes méthodes d’exploration épistémologique ne s’appliqueraient plus au nouveau monde du mensonge compétitif. Par conséquent, nous devons trouver une nouvelle méthode pour déterminer si le monde que nous habitons actuellement est l’ancien, celui des vérités indiscutables, ou le nouveau, celui des mensonges compétitifs.
Je suggérerais que nous cessions de regarder les détails et regardions plutôt les comportements généraux, systémiques. Dans le vieux monde de l’exploration épistémologique, les théories et les récits sont jugés invalides et rejetés lorsqu’on découvre des preuves qui les contredisent. C’est parce qu’une théorie ou un récit invalide n’est pas considéré comme précieux ; c’est un simple boulet, et peut-être un embarras. Mais dans le nouveau monde du mensonge compétitif, les théories et les récits ne sont ni valides ni invalides. Vous pouvez penser que ce non-sens qu’est la « terre plate » qui circule sur Facebook est absurde, mais il reste cependant populaire auprès de certaines personnes (je vais vous expliquer plus tard pourquoi) et par conséquent il persiste. Les mensonges ne sont plus des marchandises défectueuses à jeter ; ils sont maintenant disponibles dans le commerce ou comme investissement, dotés de propriétés précieuses telles que la part d’audience et la fidélité à la marque. Par conséquent, chaque fois que certains faits viennent contredire la théorie ou la narration privilégiée, la réponse n’est pas de réexaminer mais de produire un flot de « faits alternatifs » (obtenus, de préférence, d’une source secrète, de sorte que leur provenance ne peut être remise en question ) et de rajouter un peu de carburant pour relancer sa théorie ou son récit.
Dans le vieux monde, réussir, c’est formuler des théories et créer des récits qui sont généralement considérés comme vrais. C’est ainsi que se construit, brique par brique, l’édifice de la seule et unique réalité consensuelle habitée par tous ceux qui sont rationnels et sages et qui sont assez intelligents pour la comprendre, laissant derrière eux toutes les personnes irrationnelles, insensées, ignorantes et stupides (qui peuvent être nombreuses mais qui sont empêchées avec succès d’avoir beaucoup d’effet sur la société). Mais dans le nouveau monde du mensonge compétitif, le succès est défini comme la capacité à rendre ses mensonges crédibles. Et la meilleure façon de le faire est, bien sûr, de mentir à leur sujet.
Voici pour la théorie. Maintenant, regardons quelques exemples. Tout cela fait référence à la Russie, parce que ma position privilégiée derrière le miroir sans tain qui empêche les Américains d’y voir grand-chose dans tout ce qui se passe à l’extérieur de leurs propres frontières, se trouve à l’intérieur de la Russie.
1. En tant que secrétaire d’État d’Obama, Hillary Clinton s’est entendue avec les Russes dans le cadre d’un stratagème de corruption visant à donner aux Russes une part importante du marché de l’uranium aux États-Unis. Lorsqu’elle a ensuite été candidate à la présidence, son équipe de campagne a vu cette collusion comme un problème potentiel majeur, et a conçu un plan pour accuser l’équipe de Trump de collusion avec les Russes à la place, pour détourner l’attention. À cette fin, son équipe de campagne a acheté un dossier fabriqué (le dossier Steele) pour entacher la réputation de Trump. Ce dossier a ensuite été utilisé par le FBI afin d’obtenir des mandats pour espionner la campagne de Trump, pour nommer Mueller comme enquêteur spécial, pour rechercher des signes de collusion. Si nous étions dans l’ancien monde, une telle preuve saperait rapidement le récit de « la collusion de Trump avec les Russes ». Mais dans ce nouveau monde du mensonge compétitif, tout va gaiement parce que les faits sont maudits. Et cette histoire est tellement populaire auprès des gens qui détestent Trump !
2. Un certain personnage, du nom de Rodchenkov, a dirigé par le passé l’agence antidopage de la Russie – jusqu’à ce que lui et sa sœur soient surpris en train de vendre des drogues interdites aux athlètes. Il a évité la prison parce qu’il avait reçu un diagnostic de schizophrénie et avait tenté de se suicider. Plus tard, il s’est enfui aux États-Unis et il est devenu un informateur du FBI, racontant une fable à dormir debout sur un programme de dopage parrainé par l’État russe. Sur la base de ses « preuves » de nombreux athlètes russes ont été (temporairement) dépouillés de leurs médailles olympiques et (temporairement) bannis à vie des Jeux olympiques. Ces décisions ont été annulées en raison du manque de preuves. Le président du Comité international olympique, Thomas Bach, a ensuite publiquement déploré cette décision – parce que le manque de preuves n’est pas une bonne raison pour annuler une décision ? Un autre représentant du CIO a ensuite donné une interview dans laquelle il a défendu la décision de ne pas autoriser les athlètes russes connus pour être compétitifs aux Jeux olympiques d’hiver en Corée du Sud en disant que l’absence de preuve de leur culpabilité ne signifie pas qu’ils étaient innocents ; ils peuvent encore être suspects, a-t-il dit. Parce qu’ils sont russes ? Dans l’ancien monde où les règles de la preuve s’appliquent, de tels développements seraient terriblement embarrassants pour le CIO, ce qui disqualifierait de nombreux fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions. Mais dans le nouveau monde du mensonge compétitif, le récit du « dopage russe » est largement partagé (parmi la population la plus dopée de la planète, pourrait-on ajouter) et il est maintenu en vie.
3. Il y a un certain pays dans le monde qui dépense énormément d’argent pour son armée, celle-ci prétendant pouvoir faire beaucoup de choses et être capable de former et d’équiper d’autres armées pour faire aussi beaucoup de choses. Mais la prépondérance de la preuve est que toutes ne sont capables de faire qu’une seule chose : larguer des bombes. Peu importe ce qu’elles essaient de faire, elles échouent toujours. Cette armée est celle des États-Unis. Tout récemment, elle a rasé deux grandes villes de la carte : Mossoul et Raqqa, qui sont maintenant en ruines. Ce ne sont que deux des derniers exemples, mais il y en a beaucoup d’autres. Les États-Unis ont largué des bombes sur de nombreux pays – Corée du Nord, Vietnam, Cambodge, Laos, Serbie/Kosovo, Irak, Afghanistan… Probablement plus de bombes que toutes les autres nations prises ensemble, y compris deux bombes nucléaires sur le Japon. Il est impossible de ne pas conclure que tous ces bombardements sont inefficaces pour parvenir à la paix dans les conditions souhaitées par les États-Unis. Le reste du monde le sait très bien et sait qu’il n’y a qu’une technique de défense nécessaire pour bloquer complètement et paralyser l’armée américaine : la technique de déni de zone qui inclut la guerre électronique et les systèmes de défense anti-aériens que la Russie est heureuse de fournir. (La Corée du Nord le sait aussi). Les Américains savent qu’ils sont confrontés à une impuissance militaire totale et, dans une tentative désespérée, ils s’apprêtent à dépenser des dizaines de milliards de dollars de plus, qu’ils n’ont pas, en armes nucléaires tactiques, sur la base de l’hypothèse erronée qu’une attaque nucléaire peut être autre chose que suicidaire. Cette preuve, si écrasante soit-elle, est masquée par une imposante façade de mensonges en béton, à l’allure patriotique. Ces mensonges vont continuer à peser lourdement sur la population jusqu’à ce que les États-Unis, avec leurs militaires, s’effondrent dans une faillite nationale.
Ce ne sont que trois exemples; il y en a une multitude d’autres. Mais ils devraient suffire à esquisser les grandes lignes de ce nouveau monde du mensonge compétitif. La méthode globale est la suivante : fabriquez des faux faits ; utilisez-les pour concocter un récit ou une théorie (ou les deux) ; puis poussez le tout aussi fort que vous le pouvez. Lorsque vous êtes confronté à une preuve qui les contredit, vomissez autant de nouveaux faux faits que nécessaire pour étouffer cette preuve. Si vous parvenez à faire tenir debout vos mensonges, vous gagnez (sur le moment). Bien sûr, nier la réalité n’est jamais une bonne stratégie à long terme, mais si vous continuez à vous répéter qu’« à long terme, nous sommes tous morts » (ce qui est aussi un mensonge) alors cela fonctionne à court terme.
Le problème est que, même dans ce nouveau monde (Brave new world), il peut y avoir des gens bornés qui restent attachés aux faits. Ces gens sont clairement en retard et démodés, mais ils peuvent toujours gâcher le plaisir de tout le monde. C’est là que les gens qui croient que Jésus chevauchait un dinosaure et d’autres histoires trompeuses sont les plus utiles : ils existent pour prouver que les faits n’ont pas d’importance. Au lieu d’être annihilés, ils sont amplifiés et renforcés. Ils gagnent toujours parce que toute personne sérieuse qui essaie de discuter avec eux finit par avoir l’air ridicule – pour avoir discuté avec des imbéciles.
Cette situation peut sembler désespérée. Mais non, ne désespérez pas ! L’épidémie de mensonge compétitif n’a pas encore englouti la planète entière. Oui, elle a largement balayé les États-Unis et le Canada, et une grande partie de l’Europe de l’Ouest, mais elle semble également être en mauvais état car il reste des parties du monde où le mensonge est toujours un péché et où les gens ignorants, irrationnels, fous et stupides n’arrivent pas à avoir beaucoup d’effet sur la société.
Dmitry Orlov
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone
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