08 février 2018

Avions, chars, canons : la France actrice du carnage yéménite


Depuis mars 2015, une coalition d’États arabes emmenés par l’Arabie Saoudite conduit une campagne militaire particulièrement meurtrière au Yémen. Les combats s’enlisent, marqués par de potentiels crimes de guerre et par une catastrophe humanitaire sans précédent. Tandis que plusieurs États ont décidé d’arrêter de fournir des armes aux belligérants, la France, « patrie des droits de l’homme » semble indifférente à la controverse, se réjouit même de ses ventes d’armes « record » et de leurs performances en matière de destruction.

Les industriels français de la défense sont fiers des performances de leur matériel. Rien de tel qu’une campagne militaire meurtrière pour en démontrer les qualités ! « Pour ce qui est des chars Leclerc, je vous confirme que leur implication au Yémen a fortement impressionné les militaires de la région », se réjouissait, il y a un an, Stéphane Mayer, PDG du groupe Nexter qui fabrique ces blindés, devant la commission de la Défense de l’Assemblée nationale. Depuis le printemps 2015, 70 à 80 chars Leclerc ont été déployés par l’armée émiratie, alliée de l’Arabie Saoudite, sur le champ de bataille yéménite afin de combattre la rébellion des Houthis.

Même satisfaction chez Dassault, qui fournit des Mirages 2000-9 à cette même armée des Émirats Arabes Unis, et vient de signer un contrat de modernisation de leur flotte : « L’excellence de l’avion et le succès du programme ont été démontrés avec brio par la grande disponibilité du Mirage 2000-9 et la qualité de sa participation à des opérations menées en coalition internationale », annonce fièrement un communiqué du groupe français. Les opérations en question ? Les frappes aériennes de la coalition arabe au Yémen dont certaines, selon l’ONU et des organisations non-gouvernementales, pourraient constituer des crimes de guerre.

« Horreur permanente », selon l’Onu

Quelle est aujourd’hui la situation du Yémen, vitrine de ce savoir-faire français ? Après plus de 30 000 bombardements et un blocus qui entrave l’accès humanitaire, le bilan de cette guerre lointaine est d’au moins 10 000 morts et près de 3 millions de déplacés. L’Unicef estime qu’un enfant y meurt toutes les dix minutes, qu’1,8 million d’entre-eux souffrent de malnutrition aigüe, et que près de 400 000 enfants yéménites sont atteints de malnutrition sévère et luttent pour survivre. Sans parler de l’épidémie de choléra, un désastre dans un pays dont le système de santé est exsangue et où les organisations humanitaires sont elles aussi victimes des bombardements. Plusieurs hôpitaux de Médecins sans frontières (MSF) ont ainsi été visés.

Le Yémen traverse peut-être actuellement « la pire crise humanitaire depuis la fin de la Seconde guerre mondiale », alertent les Nations-unies, dont plusieurs responsables qualifient la guerre d’« absurde et futile », tandis que le haut-commissaire aux droits de l’homme de l’Onu, Zeid Ra’ad Zeid Al-Hussein, parle d’« horreur permanente ». Le 21 décembre 2017, alors que l’un des pays les plus pauvres du monde subit des bombardements depuis mille jours, plusieurs ONG lancent la campagne « Yemen can’t Wait » : le Yémen ne peut pas attendre. Une situation si dramatique que certains pays commencent à trouver gênant de continuer à fournir des armes aux belligérants qui s’acharnent.

Un mouvement de désengagement ignoré par la France

Dès mars 2016, le parlement hollandais vote ainsi une résolution interdisant l’exportation d’armes vers l’Arabie Saoudite, en lien avec son intervention au Yémen. Mi janvier, c’est l’Allemagne, qui a été ces dernières années l’un des gros exportateurs d’armes vers les pays de la coalition qui fait la guerre au Yémen, qui annonce l’arrêt immédiat des ventes d’armes à toutes les parties du conflit. Une décision favorisée par les sociaux-démocrates du SPD, dans le cadre des négociations pour former une nouvelle coalition gouvernementale.

Face au risque que les armes soient utilisées contre des civils, la Norvège, la Belgique et le Canada gèlent également des exportations vers les Émirats Arabes Unis ou vers l’Arabie saoudite. En Finlande, tous les candidats à la présidentielle de février 2018 se sont engagés à arrêter les ventes d’armes aux émiratis, après que des images aient prouvé leur utilisation dans la guerre au Yémen. Quand les gouvernements ne bougent pas, c’est la société civile qui prend le relai : des plaintes sont en cours au Royaume-Uni, en Wallonie et au Canada contre des contrats d’exportation militaires dans la région.

La France, impassible, semble épargnée par ce mouvement. « A ce jour, nous n’avons pas d’information sur le fait que la France aurait revu sa position sur les exportations d’armes », déplore Aymeric Elluin, chargé de plaidoyer « armes et justice internationale » pour Amnesty France. Aucune vente d’arme à l’étranger ne peut pourtant avoir lieu sans l’autorisation du gouvernement. La France est par ailleurs signataire d’un Traité sur le commerce des armes (TCA), et a adopté une Position commune de l’Union européenne (UE) sur les exportations de matériel militaire. Ces règlementation interdiraient a priori tout transfert d’armes vers les parties du conflit yéménite, compte tenu des graves violations du droit humanitaire qui y sont constatées.

Plus d’un milliard d’euros d’équipement pour les saoudiens

Pire : depuis le second semestre de l’année 2014, la France a accordé pas moins de 1989 licences d’exportation de matériel militaire aux différents pays engagés dans la coalition menée par Riyad ! Depuis 2007, l’Arabie Saoudite, le Qatar et l’Égypte sont les trois principaux clients de la France après l’Inde. Sur la seule année 2016, plus d’un milliard d’euros d’équipement militaire a été livré à l’Arabie Saoudite [1].

Dès lors, il n’est pas étonnant de retrouver des armes françaises sur le champ de bataille yéménite : des corvettes Baynunah du constructeur français CMN (Constructions mécaniques de Normandie) pour assurer le blocus, des canons Caesar pour pilonner le Yémen depuis sa frontière… Pour l’Observatoire des armements, la coalition profite ainsi d’un matériel français « dernier cri ».

L’exécutif français ne dit (presque) jamais non

C’est le Premier ministre après avis de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), qui décide ou non d’autoriser les ventes d’armes à l’étranger. Avec des représentants des ministères de la Défense, de l’Économie et des Affaires étrangères, la CIEEMG est un organe purement exécutif : le Parlement ou la société civile en sont exclus.

De surcroît, son fonctionnement est opaque : il ne prévoit aucune transparence sur les motivations des décisions, ni sur leur conformité aux traités internationaux. Seul élément d’information officiel : le Rapport annuel sur les ventes d’armes du pays, transmis au Parlement. Il indique par exemple qu’en 2016, alors que Manuel Valls puis Bernard Cazeneuve occupaient Matignon, seules 48 demandes de licences d’exportation de matériel militaire ont été rejetées sur la base de la Position commune de l’UE. Tandis que 4454 licences étaient accordées. Soit un taux d’approbation de près de 99 %…

Des bénéfices pour les entreprises et les pays acheteurs

Pourquoi un tel enthousiasme des politiques à approuver des exportations d’armes vers d’autres pays, quels qu’ils soient ? Le système militaro-industriel français s’est construit sur la dépendance aux exportations : les entreprises d’armement ont besoin de vendre pour être rentables. Et elles peuvent compter sur l’État pour les soutenir.

Cette rentabilité est en effet largement subventionnée, que ce soit par des avances financières, des garanties publiques à l’exportation, ou l’emploi des fonctionnaires de la Direction générale de l’armement et des attachés de défense pour promouvoir les armes françaises à l’étranger. Sans compter l’engagement des ressources de l’armée française, amenée à participer aux salons d’armement, aux démonstrations de matériel, et à former les personnels étrangers : des dépenses qui s’élèvent à des dizaines de millions d’euros par an, pour booster les ventes des industriels.

Pour gagner des contrats, les fabricants d’armes concèdent des compensations ou « offsets » à l’État acheteur, c’est-à-dire des réinvestissements dans l’économie locale et des transferts de technologies. Dans le cas du contrat sur l’achat de Rafales, l’Inde a obtenu un niveau de compensation de 50 %, ce qui signifie que plus de 3 milliards d’euros seront investis dans l’économie indienne sur les 7,87 milliards du contrat. Une aubaine pour l’économie et les emplois… dans le pays acheteur. « Le contrat des sous marins en Australie va probablement créer plus d’emplois en Australie qu’en France », confirme Aymeric Elluin, d’Amnesty France.

La prolifération, « effet boomerang » de la stratégie française

Outre la délocalisation des emplois, les concessions octroyées aux pays clients, et notamment les transferts de technologies, leur permettent à terme de créer leur propre industrie militaire. Ainsi, grâce au savoir-faire acquis avec la production des hélicoptères d’Aérospatial (aujourd’hui Airbus) dans les années 80, la Chine fabrique désormais ses propres hélicoptères militaires, qu’elle exporte au Cambodge, au Pakistan, en Namibie ou encore en Zambie. En mai 2017, l’Arabie Saoudite annonçait la création de sa propre entreprise d’armements, la Saudi Arabian Military Industries (SAMI).

Les exportations d’armes de la France contribuent donc à la prolifération des capacités de production dans le monde, y compris chez des concurrents et peut-être même à destination d’adversaires potentiels ou d’États peu scrupuleux. Pas de quoi refroidir le gouvernement, qui continue à faire la promotion des industriels français de la Défense, du Qatar à la Turquie, sans faire beaucoup de cas de ses engagements en matière de droits humains. Le Yémen est sans doute loin d’être le seul terrain où des civils sont ou seront victimes des technologies françaises.

Un contrôle démocratique plus que jamais nécessaire

Certains écrits commencent à questionner cette stratégie de la course aux exportations. L’industrie de la défense française serait de plus en plus dépendante des exportations [2]. Par ricochet, le budget de l’État peut aussi être affecté. Ainsi, l’équilibre financier de la Loi de programmation militaire 2014-2019 était-il lié à la vente des Rafales de Dassault à l’étranger, puisqu’en cas d’échec, le gouvernement s’était engagé à couvrir les surcoûts de production de l’avionneur. Pour préserver les finances publiques, il faut vendre à tout prix. Y compris à l’Égypte, malgré la décision de l’Union européenne de suspendre les ventes d’armes au régime dictatorial du maréchal al-Sissi.

Pourtant, ces contrats qui se chiffrent en milliards d’euros restent largement présentées comme des succès commerciaux, et la France comme une « championne des exportations » qui « talonne la Russie ». « En France, il n’y a pas de culture de contestation ou de débat sur la question des exportations d’armes, comme en Grande Bretagne, en Allemagne ou en Belgique, relève Aymeric Elluin. C’est consubstantiel à la cinquième République. »

Alors qu’au Royaume-Uni, il existe une Commission parlementaire dédiée au contrôle des exportations d’armes, le débat en France se limite essentiellement à quelques questions écrites et un rapport annuel qui est transmis aux députés sans plus de discussions. « Il faudrait qu’il y ait des contre-rapports, des questions sur l’utilisation des armes à l’étranger, des garanties contre les violations des droits humains : c’est un enjeu pour les générations futures », conclut Aymeric Elluin. D’ici là, le Yémen attendra.

Auteur Anne-Sophie Simpere pour BastaMag

Notes


[1] Source : Rapport aux parlementaires sur les ventes d’armes 2017.


[2] L’industrie de défense française était en 2012 dépendante des exportations à hauteur de 20% de son chiffre d’affaires. Récemment, le PDG de la Direction des constructions navales (aujourd’hui Naval group) indiquait que son entreprise était dépendante à 50 % des exportations. Voir Lucie Béraud-Sudreau, « La politique française de soutien aux exportations d’armement : raisons et limites d’un succès », Institut français des relations internationales, juin 2017.

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