07 janvier 2018

Les catastrophes sont plus que possibles mais pas inévitables


Votre Excellence Igor Dodon, Président de la République de Moldova, Messieurs du comité mixte du Forum de Chisinau, aux respectés participants, Mesdames et Messieurs.

Je suis reconnaissant pour votre invitation à parler ici car je suis bien d’accord avec les organisateurs qu’un échange de vues à la fois ouvert et rationnel est nécessaire et qu’une fois que les idées libératrices ont été exprimées, elles peuvent durcir et se transformer en idéologies, ou muter en une fausse conscience. Ou, pour le dire plus clairement : comme nombre d’entre nous en Europe, je peux voir beaucoup de mes propres racines politiques parmi celles de gauche à l’Assemblée nationale française de 1789. Mais en même temps je sais que des individus et des organisations qui se qualifient de « gauche » en Europe aujourd’hui, comme au dix-neuvième siècle, puis de différentes manières pendant le vingtième, ont été politiquement responsables des guerres impérialistes et coloniales. Des mots comme « la gauche » obscurcissent les problèmes. Au lieu de cela, nous devons rechercher la vérité à partir des faits. (Que Mao Zedong ait utilisé ces mots en 1938 ne devrait déranger personne alors qu’ils remontent au cœur rationnel de la pensée classique dans la tradition chinoise et occidentale).

Je vais prendre quatre exemples différents :

La crise des réfugiés, c’est-à-dire les migrations massives vers l’Europe depuis l’Afghanistan, l’Asie de l’Ouest et l’Afrique, crée des problèmes sociaux graves et menaçants ici en Europe. Mais ce n’est pas le résultat d’un « acte de Dieu » comme un tremblement de terre ou une catastrophe climatique. Je le sais bien. Il y a soixante ans, j’ai déménagé à Kaboul. L’Afghanistan était un pays tribal et féodal pauvre certes mais, farouchement indépendant, il avait réussi à survivre au « grand jeu » du dix-neuvième siècle. Ma femme et moi avons voyagé partout dans le pays. Nous étions jeunes et pauvres mais comme nous étions polis et désarmés, nous étions protégés par le pachtunwali.

Ce code s’est aussi appliqué quand nous sommes restés dans les tentes noires des nomades. Ils passaient des pâturages des hautes montagnes aux plaines à l’automne mais il n’y avait pas de réfugiés afghans fuyant le pays ! (J’ai écrit un livre pour que l’Afghanistan soit mieux compris dans nos pays, il a été publié en plusieurs langues, y compris en roumain). Nous savons tous ce qui s’est passé ensuite. Maintenant, l’OTAN poursuit sa guerre illégale contre le peuple afghan pour le contrôle économique et politique de l’Asie centrale. Même la Suède officiellement neutre y prend part avec des troupes. Les Afghans qui fuient cette guerre peuvent maintenant être vus en train de mendier à Stockholm. Comme Chaucer l’a dit en 1390 : « Les poulets rentrent à la maison pour se percher » ou encore « Un jour, il faut payer pour ses actes ». Ce n’est pas une crise humanitaire. Elle doit être traitée et considérée comme un crime politique international.

Mon deuxième exemple est différent.

Je viens d’un pays d’Europe qui n’a pas connu la guerre depuis plus de deux cents ans. Ce qui nous a été épargné n’est pas seulement dû à une sorte de chance historique mais aussi à une tradition spécifique en matière de politique étrangère. Depuis la création de la Suède et de la Russie en tant que nations d’Europe du Nord, il y a eu des guerres. Pendant huit cents ans, ces guerres ont créé une grande souffrance. Dans cette partie de l’Europe, les troupes de Charles XII faisaient aussi la guerre. Finalement, en 1809, la Suède fut tellement vaincue militairement qu’elle perdit la partie orientale de son territoire national. (À cette époque, il n’y avait ni la Finlande ni la Suède : c’était un pays de paysans plutôt pauvres où les langues étaient mixtes, le finnois se parlait non seulement à Stockholm, mais aussi parmi les ancêtres de la forêt, les Finlandais forestiers de la Dalécarlie. La Finlande en tant que nation a pris forme au cours de l’occupation russe au XIXe siècle).

En Suède, ce roi totalement incompétent a été renversé et le maréchal français napoléonien Jean-Baptiste Bernadotte a été appelé en tant que prince héritier. Il avait été un révolutionnaire qui était devenu un politicien extrêmement pragmatique. (Le Dictionnaire des girouettes publié à Paris pendant les Cent-Jours de Napoléon en 1815 faisait remarquer que Bernadotte avait juré dix serments différents de fidélité et les avait tous cassés selon les circonstances). Il voyait ce que les politiciens suédois avaient été incapables de comprendre. Les huit cents ans de guerre étaient inutiles. La Russie pouvait être faible ou forte, mais elle existait et était plus grande. Il a immédiatement pris contact avec le tsar russe et, sans aucune considération pour les sentiments suédois, il a changé la politique suédoise pour de bon.

Je ne vais pas entrer dans toute son histoire, même si c’est fascinant. Il n’a pas pu gagner le trône français auquel il aspirait mais il a réussi à bien manœuvrer et malgré la Sainte Alliance et le légitimisme politique, il a survécu en tant que monarque. En Suède, il est connu pour sa lutte contre la liberté d’expression. En 1834, il formula les principes de la politique étrangère, connus sous le nom de politique Bernadotte. La Suède était un petit pays encerclé par de grandes puissances à l’est, au sud et à l’ouest. Il ne pouvait survivre que par la souplesse et en gardant toujours bien à l’esprit ses intérêts vitaux. Une Realpolitik fondée sur des principes, pourrait-on dire.

Mon troisième exemple est personnel et date de la dernière guerre.

En juillet 1940, mon père, Gunnar Myrdal, retournait aux États-Unis pour terminer son étude de la Question noire (en 1954, elle devint une valeur de référence pour la Cour suprême dans sa décision de mettre fin à la ségrégation). Il avait besoin d’un visa allemand pour pouvoir aller au Portugal et atteindre les navires en partance pour les États-Unis. Il était à la fois un universitaire et un éminent politicien suédois. En tant qu’anti-fasciste, il avait été mis sur une liste noire par le gouvernement allemand et alors que la Suède était en principe encerclée par les troupes allemandes, un représentant de la légation allemande (ce n’était pas une ambassade à l’époque) est venu nous voir. Je m’en souviens bien. Le diplomate allemand a dit :

« Nous sommes un peuple large d’esprit. Le passé est le passé. Nous construisons maintenant la grande maison européenne. Nous laisserons la Suède quitter son petit chalet, entrer dans la grande maison et prendre sa place européenne légitime. »

Mais, mon père a dit « Nous, les Suédois, préférons notre propre petite maison, celle que nous gérons nous-mêmes. »

Bien sûr, il n’a pas obtenu de visa et a dû se rendre aux États-Unis par la Russie et le Japon. Mais il a gardé son opinion sur le petit chalet jusqu’à sa fin quand beaucoup de gens importants travaillaient pour faire entrer la Suède dans ce qui devenait une nouvelle grande maison européenne, une Union européenne sans l’auto-détermination que les Suédois pouvaient avoir dans leur propre chalet.

Mon quatrième exemple est un peu différent.

Il concerne les réunions et les conférences comme celle-ci. Pendant les décennies j’ai participé à beaucoup d’entre elles. Prenons le cas de celle que nous avons tenue, il y a dix ans au Palais Bourbon à Paris sur le thème « Justice internationale et impunité, le cas des États-Unis ». Elle a réuni un large spectre d’intellectuels et de personnalités publiques pour un débat intellectuellement honnête et rationnel sur le comportement extra-légal des États-Unis et comment sauvegarder les droits que les peuples de différents pays ont acquis au cours des derniers siècles. (Mon papier a utilisé les arguments de Herman Goering pendant le procès de Nuremberg pour clarifier le raisonnement des politiciens comme Bush et Blair).

Il est vrai que les médias officiels et les universitaires en service dans chaque crise peuvent battre les tambours de la guerre et répandre la déraison. En 2005, j’ai moi-même organisé une grande exposition avec un catalogue bien documenté pour notre bibliothèque royale sur ce sujet. Mais à la longue, ce sont les arguments rationnels et raisonnés dans des conférences comme celle-ci qui prévalent. C’est, chers collègues, au moins ce que j’ai vu durant les quatre-vingt-douze ans de ma vie.

Jan Myrdal
 

Bibliographie

La raspinitia civilizatiilor
Editura tineretului
Bucuresti 1967

Ed. Nils Andersson, Daniel Jagolnitzer, Vincent Rivasseau
Justice internationale et impunité le cas des États-Unis.
l’Harmattan Paris 2007

Ed. Nils Andersson, Daniel Iagolniotzer, Diana G. Collie
International Justice and Impunity.
The Case of the United States.
Clarity Press
Atlanta GA 2008

Jan Myrdal
Sälja krig som margarin
Leopard förlag
Kungliga biblioteket
Stockholm 2005

Source

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