01 septembre 2017

L’Empire des mensonges

 

La colonne de Trajan a été construite dans le but de célébrer les victoires des armées romaines lors de la conquête de la Dacie [ancienne Roumanie, NdT], au cours du IIe siècle après JC. Il montre que les Romains connaissaient et utilisaient la propagande, bien que sous des formes qui nous paraissent primitives. Dans ces temps anciens, tout comme maintenant, un empire mourant pouvait être tenu debout pendant un certain temps par la magie des mensonges, mais pas pour toujours.

Au début du Ve siècle de notre ère, Augustin, évêque d’Hippone, a écrit son De Mendacio (Le menteur). En le lisant aujourd’hui, nous pouvons être surpris de voir combien Augustin était rigide et strict dans ses conclusions. Un chrétien, selon lui, ne pouvait pas mentir, en aucune circonstance; même pas pour sauver des vies ou éviter la souffrance de quelqu’un. Les théologiens qui suivront vont adoucir sensiblement ces exigences, mais il y avait une logique dans la position d’Augustin si l’on considère son époque : le dernier siècle de l’Empire romain d’Occident.

A l’époque d’Augustin, l’Empire romain était devenu un empire du mensonge. Il faisait encore semblant de respecter la primauté du droit, de protéger la population contre les envahisseurs barbares, de maintenir l’ordre social. Mais tout cela était devenu une plaisanterie de mauvais goût pour les citoyens d’un empire réduit à rien de plus qu’une machine militaire géante dédiée à l’oppression des pauvres afin de maintenir le privilège de quelques-uns. L’Empire lui-même était devenu un mensonge : il n’existerait que grâce à la faveur des dieux qui auraient récompensé les Romains en raison de leurs vertus morales. Personne ne pouvait plus y croire : c’était la destruction de la structure même de la société ; la perte de ce que les anciens appelaient l’auctoritas, la confiance que les citoyens ont envers leurs dirigeants et les institutions de l’État.

Augustin réagissait à tout cela. Il essayait de reconstruire l’auctoritas, non sous la forme du simple autoritarisme d’un gouvernement oppressif, mais sous la forme de la confiance. Donc, il faisait appel à la plus haute autorité de toutes, Dieu lui-même. Il a également construit son argumentation sur le prestige que les chrétiens avaient acquis au prix très élevé de leurs martyrs. Et pas seulement cela. Dans ses textes, et en particulier dans ses Confessions, Augustin s’ouvre lui-même complètement à ses lecteurs; pour leur dire toutes ses pensées et ses péchés dans les moindres détails. C’était, de plus, un moyen de rétablir la confiance en montrant que l’on n’avait pas de motivations cachées. Et il devait être strict dans ses conclusions. Il ne pouvait laisser aucun espoir qui permettrait à l’Empire des mensonges de revenir.

Augustin et d’autres Pères de l’Église ont été engagés, par dessus tout, dans une révolution épistémologique. Paul de Tarse avait déjà compris ce point quand il avait écrit : «Maintenant nous voyons comme dans un miroir, tout est sombre, puis nous nous verrons face à face.» [Sombre car les anciens miroirs étaient en métal, NdT] Il parle du problème de la vérité; comment la voir? Comment la déterminer? Dans la vision traditionnelle de l’épistémologie, la vérité était signalée par un témoin digne de confiance. L’épistémologie chrétienne a commencé à partir de cela, pour mettre en place le concept de vérité, résultat d’une révélation divine. Les chrétiens appelaient Dieu lui-même en tant que témoin.

C’était une vision spirituelle et philosophique, mais aussi un point d’ancrage très terre-à-terre. Aujourd’hui, nous dirions que les chrétiens de la fin de l’époque romaine étaient engagés dans la relocalisation, abandonnant les structures coûteuses et indéfendables de l’ancien Empire pour reconstruire une société basée sur les ressources locales et la gouvernance locale. L’âge qui a suivi, le Moyen Âge, peut être considéré comme une période de déclin, mais il était plutôt une nécessaire adaptation aux conditions économiques nouvelles de la fin de l’Empire. Finalement, toutes les sociétés doivent se réconcilier avec la vérité. L’Empire romain d’Occident, en tant que structure politique et militaire, ne pouvait pas le faire, il devait disparaître. C’était inévitable.

Maintenant, si nous avançons vers notre époque, nous avons atteint notre empire des mensonges. Sur la situation actuelle, je ne pense pas que je puisse vous dire quelque chose que vous ne connaissiez déjà. Au cours des dernières décennies, la masse des mensonges déversés sur nous a parfaitement prolongé la perte catastrophique de confiance dans les dirigeants de la part des citoyens. Lorsque les Soviétiques ont lancé leur premier satellite en orbite, Spoutnik, en 1957, personne ne doutait que c’était pour de vrai et la réaction à l’Ouest a été de lancer leurs propres satellites. Aujourd’hui, beaucoup de gens nient même que les États-Unis aient envoyé des hommes sur la Lune dans les années 1960. Ils peuvent être ridiculisés, ils peuvent être taxés de théoriciens de la conspiration, bien sûr, mais ils sont là. Peut-être le sommet de cet effondrement de la confiance a-t-il été atteint avec l’histoire des armes de destruction massive dont on nous a dit qu’elles étaient cachées en Irak. Ce ne fut pas le premier, et ce ne sera pas leur dernier mensonge. Mais comment pouvez-vous faire confiance à une institution qui vous a menti de façon aussi éhontée? Et qui continue de le faire ?

Aujourd’hui, chaque déclaration d’un gouvernement ou même d’une source vaguement officielle semble générer une déclaration parallèle et opposée de refus. Malheureusement, le contraire d’un mensonge n’est pas nécessairement la vérité, et c’est ce qui est à l’origine des châteaux de sables de mensonges, des contre-mensonges et des contre-contre-mensonges. Pensez à l’histoire des attaques du 9/11 à New York. Quelque part, cachée sous la masse des légendes et des mythes qui se sont accumulés sur cette histoire, il doit y avoir la vérité; une sorte de vérité. Mais comment trouver quand vous ne pouvez pas faire confiance à ce que vous lisez sur le Web? Ou pensez au pic pétrolier. Au niveau le plus simple des interprétations que l’on pourrait qualifier de conspiratrices, le pic pétrolier peut être considéré comme une réaction aux mensonges des compagnies pétrolières qui cachent l’épuisement de leurs ressources. Mais vous pouvez également voir le pic pétrolier comme une escroquerie créée par les compagnies pétrolières qui tentent de cacher le fait que leurs ressources sont réellement abondantes – infinies même, si on pense à la légende diffuse du pétrole abiotique. Mais, pour d’autres, l’idée que le pic pétrolier est une arnaque est elle aussi créée afin de cacher l’abondance qui peut être une escroquerie d’ordre supérieur, produite afin de cacher la rareté. Des théories d’un niveau supérieur sont aussi possibles. C’est un univers fractal de mensonges, où vous n’avez pas de point de référence pour vous dire où vous en êtes.

Finalement, il y a un problème d’épistémologie. Le même qui remonte à la déclaration de Ponce Pilate : Qu’est-ce que la vérité? Où sommes-nous censés trouver la vérité dans notre monde? Peut-être dans la science? Mais la science est en train de devenir une secte marginale de personnes qui marmonnent des catastrophes à venir, des gens que personne ne croit plus après qu’ils ont échoué à tenir leurs promesses d’énergie très bon marché, de voyages interplanétaires et de voitures volantes. Ensuite, nous avons tendance à la chercher dans des notions telles que la démocratie et croire que la majorité des votes définit en quelque sorte la vérité. Mais la démocratie est devenue le fantôme d’elle-même : comment les citoyens peuvent-ils faire un choix éclairé après que nous avons découvert le concept de ce qui a été appelé plus tard la gestion de la perception (appelé auparavant propagande)?

En parcourant une trajectoire parallèle à celle des anciens Romains, nous ne sommes pas encore arrivés à avoir un empereur semi-divin résidant à Washington D.C. et à le considérer comme étant dépositaire de la vérité divine. Et nous ne voyons pas encore une religion nouvelle prenant le dessus et expulsant les anciennes. À l’heure actuelle, la réaction contre les mensonges officiels prend essentiellement la forme de ce que nous appelons l’attitude conspirationniste. Bien que largement méprisé, le conspirationnisme n’est pas nécessairement mauvais; les conspirations existent et une grande partie de la désinformation qui se propage sur le Web doit être créée par quelqu’un qui conspire contre nous. Le problème est que le conspirationnisme n’est pas une forme d’épistémologie. Une fois que vous avez décidé que tout ce que vous lisez est une partie de la grande conspiration, alors vous êtes vous-même enfermé dans une boîte épistémologique dont vous avez jeté la clé. Et, comme Pilate, vous ne pouvez que demander «Qu’est-ce que la vérité?», mais vous ne la trouverez jamais.

Est-il possible de penser à une épistémologie 2.0 qui nous permettrait de regagner la confiance sur les institutions et sur les autres êtres humains? Peut-être, oui, mais, en ce moment, nous nous voyons comme dans un miroir, l’image est sombre. Quelque chose est sûrement en train de s’agiter, là-bas; mais cela n’a pas encore pris une forme reconnaissable. Ce sera peut-être un nouvel idéal, peut-être une vieille religion revisitée, peut-être une nouvelle religion, peut-être une nouvelle façon de voir le monde. Nous ne pouvons pas dire quelle forme la nouvelle vérité prendra, mais nous pouvons dire que rien de nouveau ne peut naître sans la mort de quelque chose. Et que toutes les naissances sont douloureuses mais nécessaires.

Ugo Bardi


Note du traducteur

J'ai eu avant Noël un échange avec Ugo Bardi pour lui demander, lui fervent partisan du réchauffement climatique, qu'il devait comprendre que les gens puissent être plus que sceptique quand les mêmes qui nous mentent ouvertement sur la Syrie, Fabius, Hollande et les médias, voudraient se prévaloir d'une virginité concernant le climat alors que leur première action serait d'imposer une taxe carbone dont les fonds collectés, bien réels, iraient abonder un quelconque marché spéculatif de plus qui fait baver d'envie Goldman Sachs.

Peut-être que cet article est sa réponse ? Peut-être que la nouveauté serait que pour la première fois, la communauté des hommes prennent le contrôle de son destin sans intermédiaires ni dieux. Mais pour cela il va falloir se débarrasser d'un paquet de politiciens, d'historiographes, de scientifiques sous influences, de banquiers et bien d'autres encore. Je vois même un métier d'avenir, historien. Il va en falloir un grand nombre pour que chaque communauté puisse chercher ses vérités, les confronter à celles des autres, que l'on puisse converger et que les groupes d'hommes puissent enfin se pardonner, débarrassés des mensonges pour accepter de participer à cette Humanité unifiée promue par les... menteurs mondialistes. Et du temps... Cela tombe bien, nous avons encore quelques milliards d'années de soleil devant nous. De quoi prendre le temps de bien réfléchir au pas suivant.

Article original de Ugo Bardi, publié le 8 Février 2016 sur le site CassandraLegacy
Traduit par le blog http://versouvaton.blogspot.fr 

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