24 août 2015

L’émergence et le déclin d’à peu près tout



L’ascension et le déclin des grandes puissances et de leurs domaines impériaux a été un élément central de l’Histoire pendant des siècles. Il a été le cadre raisonnable, dont la justesse a été maintes fois confirmée, pour la réflexion sur le destin de la planète. Il n’est donc guère surprenant qu’en présence d’un pays autrefois régulièrement qualifié par des expressions comme « seule superpuissance », « la dernière superpuissance », ou même « l’hyperpuissance » mondiale et qui, curieusement, n’est plus désormais désigné par rien du tout, que la question du « déclin » doive émerger. Est-ce oui ou non la situation des États-Unis ? Se peut-il, ou pas, qu’ils soient maintenant sur la pente descendante de leur impériale grandeur ?


Prenez un train lent – c’est-à-dire n’importe quel train – n’importe où en Amérique, ce que j’ai fait récemment dans le nord-est, et prenez ensuite un train à grande vitesse à n’importe quel autre endroit de la Planète, ce que j’ai fait également, et il ne vous sera pas difficile d’imaginer les États-Unis en déclin. La plus grande puissance de l’Histoire, la « puissance unipolaire » ne peut pas construire un seul kilomètre de réseau ferroviaire à grande vitesse ? Vraiment ? Et son Congrès est désormais embourbé dans une controverse pour savoir si des fonds budgétaires peuvent être levés pour maintenir les autoroutes américaines plus ou moins libres de nids de poule.

Parfois, je m’imagine en train de parler à mes parents décédés depuis longtemps car je sais combien de tels faits auraient stupéfié deux personnes ayant traversé la période de la Grande Dépression, la seconde guerre mondiale, et une période d’après-guerre de confiance volontariste où la renversante richesse et le pouvoir de ce pays étaient indiscutables. Et si je pouvais leur dire que les infrastructures essentielles d’une nation encore aussi riche, les ponts, les canalisations, les routes et le reste, sont désormais largement sous-financées et dans un état grandissant de délabrement, et commencent à tomber en ruine ? Ils en seraient incontestablement choqués.

Et que penseraient-ils en apprenant qu’avec une Union soviétique dans les poubelles de l’histoire depuis un quart du siècle, les États-Unis, seuls à triompher, ont été incapables d’appliquer efficacement leur écrasante puissance militaire et économique ? Je suis sûr qu’ils seraient restés sans voix en découvrant que, depuis que l’Union soviétique s’est désintégrée, les États-Unis ont été continuellement en guerre avec un autre pays (trois conflits et une lutte sans fin) ; et que je leur parlais là, aussi incroyable que cela puisse paraître, de l’Irak ; et que la mission là-bas n’a jamais été même le plus faiblement accomplie. Comment peut-on imaginer quelque chose d’aussi invraisemblable ? Et qu’auraient-ils pensé si j’avais mentionné que les autres grands conflits de l’ère post-guerre froide ont été contre l’Afghanistan (deux guerres séparées par une pause d’une décennie) et contre le relativement petit groupe d’acteurs non étatiques que l’on appelle maintenant des terroristes ? Et comment auraient-ils réagi en découvrant les résultats : échec en Irak, échec en Afghanistan et prolifération des groupes terroristes dans la plus grande partie du Moyen-Orient (y compris l’établissement d’un véritable califat terroriste) et dans de plus en plus d’endroits en Afrique ?

Ils auraient, je crois, conclu que les États-Unis avaient passé le faîte et étaient entrés dans la sorte de déclin qui, tôt ou tard, a été le sort de toutes les grandes puissances. Et si je leur dis que, dans ce nouveau siècle, il n’y a pas eu une seule action de cette armée, que les présidents des États-Unis appellent maintenant « la plus belle force de combat qu’ait jamais connue le monde », qui n’ait été autre chose qu’un lamentable échec ? Ou que les présidents, les candidats à la présidence et les politiciens de Washington sont tenus d’insister sur quelque chose que personne n’aurait eu besoin de dire, de leur temps : que les États-Unis sont à la fois une nation « exceptionnelle » et « indispensable » ? Ou que ces mêmes politiciens doivent continuellement remercier nos troupes (comme doit le faire aussi la population) pour… bon… jamais pour un succès, mais pour le seul fait d’être là et se faire mutiler, physiquement ou mentalement, ou mourir pendant que nous vaquions à nos affaires ? Ou que l’on doive toujours parler de « héros » en évoquant nos soldats ?

De leur temps, quand il était entendu qu’il y avait obligation à servir dans une armée citoyenne, rien de tout ceci n’aurait eu beaucoup de sens, et l’attitude défensive qui consiste à insister sans discontinuer sur la grandeur américaine aurait crevé les yeux. Aujourd’hui, sa présence répétitive est la marque d’une période de doute. Sommes-nous vraiment si « exceptionnels » ? Le pays est-il véritablement « indispensable » au reste du monde et si oui, en quoi exactement ? Ces troupes sont-elles vraiment nos héros et si oui, qu’ont-elles fait au juste pour que nous en soyons si diablement fiers ?

Renvoyons mes parents ébahis à leur tombe, réunissons tous ces faits, et vous avez l’ébauche d’une description d’une grande puissance sans égal en déclin. C’est une vue classique, mais une vue qui présente un problème.

Une puissance divine à détruire

Qui aujourd’hui se souvient des publicités des années 50 de ma jeunesse pour, si je me rappelle bien, des cours de dessin, et qui posaient toujours la question : « qu’est-ce qui ne va pas dans cette image ? » (Vous étiez censés remarquer les vaches à cinq pattes flottant parmi les nuages). Donc, qu’est-ce qui ne va pas dans cette image des évidents signes de déclin ? La plus grande puissance de l’histoire, avec ses centaines de garnisons dispersées sur toute la planète, ne parvient pas à appliquer efficacement sa puissance où que ce soit qu’elle envoie son armée, ou à rappeler à l’ordre par un ensemble complet de menaces, sanctions et autres, des pays comme l’Iran et la faible Russie post-soviétique, ou à éliminer au Moyen-Orient un mouvement-état terroriste modérément armé ?

Tout d’abord, regardez autour de vous et dites-moi que les États-Unis n’ont pas toujours l’air d’être une puissance unipolaire ? Je veux dire, où exactement sont ses rivales ? Depuis le quinzième ou le seizième siècle, lorsque les premiers bateaux en bois armés de canons se sont échappés de leurs eaux tranquilles et ont commencé à engloutir le monde, il y a toujours eu de grandes puissances rivales, trois, quatre ou cinq ou plus. Et aujourd’hui ? Les trois autres candidats du moment seraient censés être l’Union Européenne (UE), la Russie, et la Chine.

Certes l’UE est une puissance économique, mais quoi qu’il en soit c’est un médiocre conglomérat d’états qui se contente de suivre servilement les États-Unis et une entité qui menace de craquer aux coutures. A l’heure actuelle la Russie est de plus en plus une source de graves préoccupations pour Washington, mais elle demeure une puissance bancale toujours à la recherche de sa grandeur et de ses anciennes frontières impériales. C’est un pays qui dépend presque autant que l’Arabie Saoudite de son industrie énergétique, et qui n’a rien à voir avec une probable future superpuissance. Quant à la Chine, c’est manifestement la puissance émergente du moment et c’est officiellement le numéro 1 de l’économie mondiale. Cependant, elle n’en reste pas moins par bien des aspects un pays pauvre dont les dirigeants craignent une implosion économique dans l’avenir (ce qui pourrait bien arriver). Comme les Russes, comme tous ceux qui aspirent à être une grande puissance, la Chine cherche à peser de tout son poids sur ses voisins – actuellement l’est et le sud des mers de Chine. Et tout comme Vladimir Poutine en Russie, les dirigeants chinois sont en effet en train de moderniser leur arsenal militaire. Mais dans les deux cas le désir profond est d’émerger comme une puissance régionale avec laquelle il faut compter, et pas comme une superpuissance ou un véritable rival des États-Unis.

Quoiqu’il arrive à la puissance américaine, il n’y a aucun rival éventuel pour en endosser la responsabilité. Et pourtant, sans adversaire à leur hauteur, les États-Unis se sont montrés curieusement incapables de mettre en pratique leur puissance unipolaire et une armée qui (sur le papier) soumette tout le monde à ses volontés. Ce n’était pas l’état normal des choses pour les grandes puissances régnantes du passé. Autrement dit, que les États-Unis soient en déclin ou pas, ce récit d’ascension et de chute semble avoir atteint, après un demi-millénaire, une sorte d’impasse silencieuse et problématique.

En quête d’une explication, examinons une histoire en rapport concernant la puissance militaire. Pourquoi, dans ce nouveau siècle, les États-Unis semblent-ils incapable de remporter une victoire ou de changer des régions essentielles en places qui pourraient au moins être contrôlées ? La puissance militaire est par définition destructrice, mais dans le passé de telles forces ont souvent préparé le terrain pour l’établissement de structures locales, régionales, ou même mondiales, aussi sinistres et oppressives qu’elles aient pu être. Que la force ait toujours été destinée à briser les choses n’empêche pas qu’elle ait parfois accompli d’autres objectifs. Pour l’heure il semble qu’elle ne sache rien faire d’autre que tout casser, sinon comment expliquer qu’au cours de ce siècle, l’unique superpuissance se soit spécialisée – en Irak, au Yémen, en Libye, en Afghanistan, et ailleurs – à briser et non bâtir des nations ?

Si pendant ces 500 dernières années les empires se sont élevés puis effondrés, l’armement quant à lui n’a fait que s’élever. Au cours de ces siècles où tant d’adversaires s’affrontaient, se taillaient des empires, menaient leurs guerres, et tôt ou tard tombaient, la puissance destructive de l’armement qu’ils utilisaient a augmenté exponentiellement : de l’arbalète au mousquet, du canon au revolver Colt, du fusil à répétition au canon Gatling, de la mitrailleuse au dreadnaught, de l’artillerie moderne au tank, du gaz toxique au Zeppelin, de l’avion à la bombe, du porte-avions au missile, avec en bout de ligne, « l’arme de la victoire » de la seconde guerre mondiale, la bombe nucléaire qui allait rendre les tenants des plus grands pouvoirs et même plus tard les petits chefs, semblables aux dieux.

Pour la première fois les représentants de l’humanité avaient entre leurs mains le pouvoir de tout détruire d’une manière que seuls quelque dieu ou divinités auraient pu imaginer. Nous pouvions maintenant créer notre propre fin du monde. Mais voici la mauvaise nouvelle : cet armement qui a apporté la puissance des dieux sur la Terre n’a, d’une certaine manière, offert aucun pouvoir pratique aux dirigeants nationaux. Dans le monde de l’après Hiroshima-Nagasaki, ces armes nucléaires se seront montrées inutilisables. Car une fois lâchées sur la planète il n’y aurait plus ni ascensions, ni chutes. (Nous savons aujourd’hui, que le moindre échange nucléaire entre deux non moindres petites puissances pourrait, à cause de l’hiver nucléaire engendré, être fatal à la planète).

Le développement de l’armement dans une période de guerre limitée

Dans un certain sens, la seconde guerre mondiale pourrait être considérée comme l’instant ultime pour les récits de propagande à la fois de l’empire et de l’armement. Elle aura été la dernière « grande » guerre dans laquelle des puissances dominantes pouvaient lancer tout l’arsenal dont elles disposaient, dans leur quête de la victoire finale et de la réorganisation finale de la planète. Il en est résulté une destruction inouïe de vastes zones du globe, la mort de dizaines de millions de gens, la réduction de grandes cités à l’état de gravats et d’innombrables personnes à l’état de réfugiés, la création d’une structure industrielle pour perpétrer un génocide, et enfin la construction de ces armes de destruction définitive, ainsi que les premiers missiles qui deviendraient un jour leurs vecteurs indispensables. Et de cette guerre ont émergé les derniers rivaux de l’époque moderne – dont le nombre s’est ensuite réduit à deux : les « superpuissances ».

Ce mot même de superpuissance portait quasiment en lui la fin de l’histoire. Il faut se le représenter comme le jalon d’une nouvelle ère, puisqu’on avait quitté le monde des « grandes puissances » pour aller vers quelque chose de presque indicible. Tout le monde le percevait. Nous entrions alors dans le règne de « la puissance au carré », ou de la force multipliée dans de telles proportions qu’elle atteignait à la « superpuissance » – comme celle qu’on entent dans le terme « surhumain ». Ce qui a effectivement fait de ces puissances des superpuissances était tout à fait évident : les arsenaux nucléaires des États-Unis et de l’Union soviétique, c’est-à-dire leur capacité potentielle de destruction qui était sans précédent et qui pouvait être définitive. Ce n’est pas par un pur hasard si les scientifiques qui ont conçu la bombe H en parlaient comme ébahis, en la qualifiant de « super bombe » ou simplement de « la super ».

L’inimaginable s’était produit. Il s’est avéré qu’il pouvait exister une pareille chose qu’un pouvoir trop grand. Ce qui a été nommé lors de la seconde guerre mondiale « guerre totale », la pleine utilisation de la puissance d’un grand état dans le but de la destruction d’autres états, n’était plus concevable. La Guerre Froide a mérité son nom pour une bonne raison. Un conflit ouvert entre les États-Unis et l’URSS ne pouvait pas éclater, tout comme était inconcevable que s’ouvre une nouvelle guerre mondiale – éventualité que la crise des missiles cubains nous a fait toucher du doigt. Leur puissance ne pouvait s’exprimer que « dans l’ombre », ou dans des conflits restreints aux « périphéries ». Les puissances se retrouvaient, de manière plutôt inattendue, pieds et poings liés.

Cela se refléta rapidement dans la terminologie militaire américaine. A la suite de la frustration de l’impasse coréenne (1950-1953), une guerre dans laquelle les États-Unis se sont retrouvés dans l’incapacité d’utiliser la plus puissante de leurs armes, Washington a adopté un nouveau langage pour le Vietnam. Ce conflit était destiné à rester une « guerre limitée ». Et cela signifiait une chose : l’arme atomique serait exclue.

Pour la première fois, il semblait que le monde se trouvait face à une sorte de surabondance de puissance. Il n’est pas déraisonnable de supposer que, dans les années qui suivirent la fin de l’impasse qu’était la Guerre Froide, la réalité a en quelque sorte fui le domaine nucléaire pour s’infiltrer dans les autres aspects de la guerre. Dans ce mouvement, la guerre entre grandes puissances se trouvait limitée de nouvelles manières, tout en étant en quelque sorte réduite à ses aspects destructeurs et à rien de plus. Il a semblé soudain qu’elle ne recelait plus d’autre possibilité – ou du moins c’est ce que suggère l’attitude de l’unique superpuissance de ces années-là.

On peut difficilement dire que le vingt-et-unième siècle ait vu la fin de la guerre et des conflits, mais quelque chose a supprimé l’efficacité normale de la guerre. Le développement des armes n’a pas cessé non plus, mais les armements de haute-technologie les plus récents se révèlent à notre époque curieusement inefficaces. Dans ce contexte, l’insistance actuelle à produire des « armes de haute précision », non plus le tapis de bombes des B52 mais une capacité de frappe « chirurgicale » au moyen de JDAM [Joint Direct Attack Munition, un système de guidage des bombes par GPS, NdT], devrait être pensé comme l’arrivée de la « guerre limitée » dans le domaine du développement des armements.

Le drone, parmi ces armes de précision, en est un exemple frappant. Malgré leur penchant à produire des « dommages collatéraux », il ne s’agit pas d’une arme de massacre indiscriminé du style de ceux de la seconde guerre mondiale. De fait, ils ont été utilisés avec une certaine efficacité pour lutter contre les dirigeants de groupes terroristes dans une espèce de jeu de la taupe en abattant les chefs ou lieutenants les uns après les autres [Le jeu de la taupe est un jeu d'arcade dont le but est de taper avec un marteau en plastique sur la tête de taupes au fur et à mesures qu'elles sortent des trous, NdT]. Pourtant, tous les groupes contre lesquels ils ont été utilisés n’ont fait que proliférer, gagnant en puissance (et en brutalité) au cours de ces mêmes années. Pour le dire autrement, cela s’est avéré un excellent outil pour étancher une soif de sang et de revanche, mais pas pour faire de la politique. En fait, si la guerre est de la politique par d’autres moyens (comme le prétendait Carl von Clausewitz), la vengeance ne l’est pas. Personne ne devrait donc s’étonner de ce que les drones n’aient pas mené une guerre efficace contre la terreur, mais plutôt une guerre qui semble encourager la terreur.

Il nous faut ici ajouter un point : cette surabondance de pouvoir mondial s’est également accrue exponentiellement d’une autre manière. Durant ces années, le pouvoir destructeur des dieux s’est abattu sur l’humanité une seconde fois, avec ce qui pouvait sembler la plus paisible des activités : la combustion d’énergies fossiles. Le changement climatique promet aujourd’hui une version ralentie de l’apocalypse nucléaire, en accroissant la pression sur les sociétés et en accélérant leur fragmentation, tout en introduisant de nouvelles formes de destruction dans nos vies.

Qu’est-ce que je comprends à tout cela ? Pas grand-chose. Je fais juste de mon mieux pour parler de ce qui est évident : que le pouvoir militaire ne semble plus agir comme il le faisait auparavant sur la planète Terre. Sous différentes menaces apocalyptiques, quelque chose semble s’être brisé, quelque chose semble se fragmenter, et avec cela les histoires qui nous étaient familières – les cadres familiers qui nous permettaient de penser à comment tournait le monde – perdent de leur efficacité.

Peut-être le déclin sera-t-il l’avenir de l’Amérique, mais sur une planète poussée aux extrêmes, ne comptez pas trop que cela se produise de la manière habituelle, par la naissance et le déclin des grandes puissances – ou même des superpuissances [L'auteur fait allusion au célèbre ouvrage de l'historien britannique des relations internationales Paul Kennedy, publié en 1989, intitulé Naissance et déclin des grandes puissances, NdT]. Il se passe quelque chose d’autre sur la planète Terre. Tenez-vous prêt.

Source : Tom Dispatch, le 02/07/2015

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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