Organisation des médias de masse
L'augmentation de la productivité des suites du fordisme va permettre une augmentation sans précédent du volume de production, auquel il faudra évidemment trouver des débouchés. En effet, la production de masse n'est rentable que si elle produit de manière constante et croissante. L'offre industrielle ne peut plus se contenter, comme au siècle précédent, de simplement répondre à la demande du consommateur, il faut qu'elle crée elle même sa propre demande. Pour ce faire, l'industriel doit rester en contact permanent avec le grand public, il doit donc connaître sa psychologie dans les moindres détails. Les progrès faits en matière de psychologie des foules, suite aux travaux de Gustave Le Bon, vont permettre ce rapprochement.
Sous l'impulsion d'Edward Bernays, qui connaît parfaitement les principes de la psychanalyse, une nouvelle forme de propagande apparait. Au lieu de s'attaquer de front aux résistances de l'opinion par l'adresse directe ( « achetez mon produit ! » ), la nouvelle propagande s'efforce de les supprimer en créant, par le recours aux bons leviers émotionnels, les circonstances objectives qui vont faire naitre la demande. Dans les années 20, l'American Tobbacco Corporation veut étendre son marché de la cigarette aux femmes, mais à l'époque il est socialement tabou pour elles de fumer. La firme décide donc d'embaucher Bernays pour remédier à ce problème. En 1929, ce dernier profite de la Easter Parade à New York pour créer un événement qui va changer l'image de la cigarette dans l'opinion publique. Il embauche des actrices pour les faire participer à la parade et fumer devant tout le monde. Aux journalistes, il lance le slogan : « elles allument des flambeaux pour la liberté », les médias s'emparent de l'affaire ; la cigarette devient un symbole féministe et les femmes se mettent à fumer. On voit ici que l'industrie n'a pas attendu que les femmes expriment le désir de fumer, elle a crée ce désir de toute pièce.
Dans ce processus, les médias de masse (tv, radio, presse écrite) jouent évidemment un rôle central. Leur capacité de pénétration dans les foyers va permettre de promouvoir et de faire acheter les produits de l'industrie. D'autant que le temps passé devant le poste de télévision ne fait qu'augmenter depuis sa démocratisation pour atteindre aujourd'hui 4h par jour, soit étalé sur une vie de 80 ans, 12 ans, comme nous l'avons montré dans un précédent article. L'organisation technique de la production nécessite donc une organisation technique du loisir qui assure des débouchés aux marchandises en créant les conditions de sa propre demande. De plus, les acquis du marketing vont mettre à jour le potentiel que représente la manipulation de l'opinion pour le pouvoir politique. Et les théories de Bernays vont être essentielles dans la mise au point d'une nouvelle forme de gouvernance politique.
La construction de la réalité comme gouvernance politique
En théorie, le politique consiste d'appliquer un programme de valeurs issu du peuple, un idéal qu'on s'efforcerait ensuite de faire advenir dans le réel. En pratique, les choses sont totalement différentes. Souvent la règle n'émane pas du peuple, elle lui est imposée, mais surtout depuis plusieurs décennies, les grands principes philosophiques ne sont plus les instruments du pouvoir politique. En effet, le politique ne se fonde plus sur le dépassement des contradictions par le débat (langage) et la loi (symbole), mais sur la gestion des groupes et l'automatisation des comportements, bref sur la science.
En bon gestionnaire, un dirigeant politique devra donc minimiser au maximum le risque, soit l'imprévisibilité de ses sujets. Pour ce faire, il dispose, depuis les années 20 et des progrès du marketing, du management ou de la cybernétique, d'une véritable ingénierie qui consiste peu ou prou à faire rentrer les individus dans une réalité virtuelle pour assurer un contrôle optimal de la population. Pour comprendre ce nouveau mode de gouvernance, il faut se pencher sur la question de la perception. En effet, nous n'interagissons pas directement avec le réel, notre rapport au monde est médiatisé. Plus précisément, notre cerveau fonctionne sur le modèle de la carte et du territoire (1). Si le territoire représente le monde objectif, nous avons besoin d'une carte pour le déchiffrer, exactement comme une carte routière qui nous indiquerait le bon chemin. Cette carte est constituée de signes auxquels nous avons donné un sens d'une manière totalement conventionnelle, et qui ne nous dit rien du monde tel qu'il est. Dans une même langue il existe des mots différents (synonyme) pour décrire le même objet. Un mot seul peut aussi décrire des réalités différentes au fil de l'histoire et au fil des peuples : le mot Liberté n'a évidemment plus le même sens aujourd'hui que pendant l'antiquité à Athènes où l'on privilégiait l'intérêt de la collectivité. En d'autres termes, le mot n'a aucun lien naturel avec l'objet qu'il désigne. Comme dit plus haut, le temps libre réservé à la télévision est colossal, et les médias ont acquis, depuis l'effondrement du pouvoir universitaire, une légitimité intellectuelle inédite. Partant, en fonction de la confiance qu'on accorde aux informations données par les médias (et elle est élevée pour beaucoup), ceux-ci sont en mesure de contrôler le sens que l'on donne aux signes, autrement dit de falsifier notre carte, soit en définitive de construire notre réalité. Dès lors, si notre carte est falsifiée par un tiers, notre rapport à la réalité est totalement faussée et peu importe nos efforts pour aller vers plus de vérité, si l'on conserve cette carte, nous resterons prisonniers d'une réalité fictive.
Un exemple de construction de la réalité est la création de faux problèmes. Que ce soit les questions sociétales, ou les questions d'identité, il est devenu politiquement déterminant pour les partis de se positionner sur le harcèlement sexuel au travail ou sur le port du voile à l'école, tout cela pour évidemment cacher l'éviction en douce de la seule question qui fâche, la question sociale. Très vite l'on se surprend à faire attention à la couleur de peau de son voisin, à l'orientation sexuelle de son coiffeur, à la misogynie des uns et des autres ; à avoir des débats, à être pour ou contre, à faire des efforts pour adopter la position juste... Alors même qu'avant, ces données relevaient d'une importance largement secondaire par rapport au critère déterminant de la classe sociale. Bref le réel a été totalement dépolitisé, notre attention détournée vers un leurre ; une réalité a été créée.
Un autre exemple est le renversement du vocabulaire. Une technique baptisée Novlangue par Orwell (ou le politiquement correct aujourd'hui) et qui consiste à désigner quelque chose par son contraire afin de paralyser l'esprit critique. On parlera ainsi « d'intervention humanitaire » et non de guerre coloniale, de « populisme » et non de revendication démocratique, de « croissance » et non d'accumulation du capital. Encore une fois ici, une réalité absolument fictive est créée, une réalité positive et dénuée de toute dimension polémique. En effet, comment s'indigner contre une industrie produisant les bio-cides à l'origine de la destruction de 90% de la bio-masse en Europe, lorsque cette industrie décide de se baptiser « science de la vie » ? Qui contrôle les mots, contrôle les esprits. Et tant que l'on utilise un vocabulaire faussé qui nous est imposé, nous sommes prisonniers d'une fiction. Une fois la prise de conscience de ces manipulations effectuée, une question survient...
Peut-on encore s'informer ?
Après tout, la TV, la presse ou la radio ne sont que des médias, des supports et quelqu'un de bien intentionné devrait pouvoir les utiliser à bon escient afin de propager la vérité. Les expériences récentes ne confirment pas cette idée. Au cours des années 60, le SDS, un mouvement étudiant, a cherché à manipuler les médias à ses propres fins. Les membres du SDS se sont vite rendus compte que l'attention que leur portaient les médias modifiait la nature même de leur mouvement voire les poussait à servir d'autres intérêts. Todd Gitltin a analysé en détails ce processus (2). Il montre comment la recherche par les médias des porte-paroles les plus télégéniques influença la stratégie du mouvement et sa structure. L'expérience du SDS et son analyse par Gitlin nous permettent de comprendre que la diffusion d'un message subversif par les médias de masse est impossible. C'est une organisation en vase-clos qui ne sert que ses propres intérêts, une caste qui rejette tout ce qui lui est étranger, un miroir. De là, le vrai sens de la formule de McLuhan « The medium is the message », le média devient le message certes, mais surtout renforce la concentration du pouvoir et le besoin de hierarchie, donc uniformise le discours.
Ainsi peut-on dire avec Christopher Lasch que le développement des technologies de la communication, loin de développer les moyens de communication, empêche la possibilité même de communiquer (3).
En réaction à cela, Internet a été, et continue d'être, le lieu d'une déconstruction de ces réalités fictives. De nombreux sites proposent des grilles de lectures différentes, et font un travail considérable pour remettre en cause les versions officielles et resituer les séquences historiques occultées. Mais pour combien de temps encore ? Le pouvoir médiatique a déjà commencé son entreprise de discrédit en assimilant tout travail d'investigation indépendant, sur le 11 Septembre ou sur les intrigues bancaires de Wall Street, au complotisme (autre exemple de Novlangue) soit aux pires fantasmes des ufologues ou des adorateurs de Raël.
La recherche des faits exacts mènerait donc à la psychiatrie, au djihadisme voire pire à l'anti-sémitisme, le doute cartésien et la négation des chambres à gaz étant lié par les médiations logiques dont seuls les chiens de garde ont le secret. Le premier ministre vient d'ailleurs de partir en croisade contre la liberté d'expression sur internet, sous couvert de lutte contre le racisme et l'anti-sémitisme. Bien sur, comment pourrait-on ne pas être d'accord ?
Avec ou sans internet, il faut se rappeler que c'est la culture populaire et le mode de vie autonome des communautés rurales, dont la solidarité et l'entraide étaient les supports, qui fut le principal obstacle au développement de ce programme de contrôle politique des masses par la consommation et le divertissement4. Le meilleur moyen de se protéger est donc de faire passer la désinformation et la propagande par le tamis d'une quotidienne expérience des rapports sociaux venant la contredire, de conserver en somme un noyau de réalité réfractaire à cette incroyable masse d'images et d'idées fausses qui constitue depuis bientôt un siècle notre seule fenêtre sur le monde.
Notes :
1. KORZYBSKI (Alfred), Une carte n'est pas le territoire : Prolégomènes aux systèmes non aristotéliciens et à la sémantique générale, Éclat, 2007
2. GITLIN (Todd), The whole world is watching, University of California Press, 2003
3. LASCH (Christopher), Culture de masse ou culture populaire ?, Climats, 2011
4. Ibid
Source
Vu ici
1. KORZYBSKI (Alfred), Une carte n'est pas le territoire : Prolégomènes aux systèmes non aristotéliciens et à la sémantique générale, Éclat, 2007
2. GITLIN (Todd), The whole world is watching, University of California Press, 2003
3. LASCH (Christopher), Culture de masse ou culture populaire ?, Climats, 2011
4. Ibid
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