01 novembre 2014

René Guénon sur le christianisme des origines


Une obscurité presque impénétrable entoure tout ce qui se rapporte aux origines et aux premiers temps du Christianisme. Cette obscurité ne paraît pas pouvoir être simplement accidentelle, mais expressément voulue.

Sans toute, loin d’être uniquement la religion ou la tradition exotérique que l’on connaît actuellement sous ce nom, le Christianisme, à ses origines, avait, tant par les rites que par sa doctrine, un caractère essentiellement ésotérique, initiatique.
La tradition islamique considère le Christianisme primitif comme ayant été une tarîqah, une voie initiatique, et non une shariyah ou une législation d’ordre social et s’adressant à tous. Le droit canonique chrétien est une adaptation du droit romain, et non un développement venu de l’intérieur.

Sur l’absence de législation dans le christianisme: “Ce serait là, assurément, une lacune des plus graves si le Christianisme avait été alors ce qu’il est devenu plus tard; l’existence même d’une telle lacune serait non seulement inexplicable, mais vraiment inconcevable pour une tradition orthodoxe et régulière, si cette tradition devait réellement comporter un exotérisme aussi bien qu’un ésotérisme, et si elle devait même, pourrait-on dire, s’appliquer avant tout au domaine exotérique; par contre, si le Christinianisme avait le caractère que nous venons de dire, la chose s’explique sans peine, car il ne s’agit nullement d’une lacune, mais d’une abstention intentionnelle d’intervenir dans un domaine qui, par définition même, ne pouvait pas le concerner dans ces conditions.”

Aux premiers siècles l’Eglise chrétienne ressemblait au Sangha bouddhique, où l’admission avait les caractères d’une véritable initiation.

En effet, nous avons toujours eu le plus grand soin d’indiquer qu’une influence spirituelle intervient aussi bien dans les rites exotériques que dans les rites initiatiques, mais il va de soi que les effets qu’elle produit ne sauraient aucunement être du même ordre dans les deux cas, sans quoi la distinction même des deux domaines correspondants ne subsisterait plus.”

Certains considèrent que les rites exotériques chrétiens ont été d’abord des rites ésotériques, mais qui ont perdu leur caractère suite à une exotérisation, à une généralisation. René Guénon considère que le caractère ésotérique ne peut pas être perdu accidentellement, et si une ouverture s’est produit à un certain moment, elle a été accompagné d’une adaptation qui, malgré les conséquences regrettables qu’elle eut forcément, fut pleinement justifiée et même nécessitée par les circonstances de temps et de lieu.

Si le Christianisme n’était pas descendu dans le domaine exotérique, vu l’extrême dégénérescence de la tradition gréco-romaine, l’Empire romain aurait été bientôt dépourvu de toute tradition.

Ce changement qui a fait du Christianisme une religion au sens propre du mot et une forme traditionnelle s’adressant à tous indistinctement était déjà un fait accompli à l’époque de Constantin et du Concile de Nicée, de sorte que celui-ci n’eut qu’à le sanctionner, en inaugurant l’ère des formulations dogmatiques.

De quelle manière le changement s’est produit: “Cela ne pouvait d’ailleurs pas aller sans quelques inconvénients inévitables, car le fait d’enfermer ainsi la doctrine dans des formules nettement définies et limitées rendait beaucoup plus difficile, même à ceux qui en étaient réellement capables, d’en pénétrer le sens profond; de plus, les vérités d’ordre plus proprement ésotérique, qui étaient par leur nature même hors de la portée du plus grand nombre, ne pouvaient plus être présentées que comme des «mystères» au sens que ce mot a pris vulgairement, c’est-à-dire que, aux yeux du commun, elles ne devaient pas tarder à apparaître comme quelque chose qu’il était impossible de comprendre, voire même interdit de chercher à approfondir.”

Toujours sur la nature du Christianisme des origines: “Il est évident en effet que la nature du Christianisme originel, en tant qu’elle était essentiellement ésotérique et initiatique, devait demeurer entièrement ignorée de ceux qui étaient maintenant admis dans le Christianisme devenu exotérique; par conséquent, tout ce qui pouvait faire connaître ou seulement soupçonner ce qu’avait été réellement le Christianisme à ses débuts devait être recouvert pour eux d’un voile impénétrable.”

La pratique exotérique pourrait se définit comme un minimum nécessaire et suffisant pour assurer le «salut», car c’est là le but unique auquel elle est effectivement destinée.

L’existence même des mystères chrétiens serait injustifiable si l’on n’admettait pas le caractère ésotérique du Christianisme originel.

On peut dire que le baptême ressemble encore à un rite initiatique de rattachement à une organisation initiatique, que la confirmation est le correspondant exotérique des petits mystères, pendant que l’ordre est l’extériorisation d’une initiation sacerdotale.

A l’origine, le baptême était préparé par des précautions concernant l’initié, maintenant il est un rite qui peut être accompli par n’importe qui, et dont le support est un enfant nouveau-né (son but est donc le salut, et non l’initiation).

“Cette façon de voir, suivant laquelle le «salut» qui est le but final de tous les rites exotériques, est lié nécessairement à l’admission dans l’Eglise chrétienne, n’est en somme qu’une conséquence de cette sorte d’«exclusivisme» qui est inévitablement inhérent au point de vue de tout ésotérisme comme tel.”

Les rites chrétiens d’aujourd’hui sont sans exception publiques, ce qui n’est dans aucune tradition le cas des rites ésotériques.

Même si les sacrements ont d’abord une valeur exotérique, partout où il existe des initiations relevant spécialement d’une forme traditionnelle déterminée et prenant pour base l’éxotérisme même de celle-ci, les rites exotériques peuvent, pour ceux qui ont reçu une telle initiation, être transposés en quelque sorte dans un autre ordre, en servant de support pour le travail initiatique.

Dans les Églises d’Orient subsiste une forme d’initiation : l’hésychasme, même amoindrie dans les conditions du monde moderne. L’initiation est essentiellement constituée par la transmission régulière de certaines formules, comparables à la communication des mantras dans la tradition hindoue et à celle du wird dans les turuq islamiques. Il est intéressant que cette invocation est désignée par le terme mnêmê (mémoire ou souvenir), qui est exactement l’équivalent de l’arabe dhikr.

Conclusions : “en dépit des origines initiatiques du Christianisme, celui-ci, dans son état actuel, n’est certainement rien d’autre qu’une religion, c’est-à-dire une tradition d’ordre exclusivement exotérique, et il n’a pas en lui-même d’autres possibilités que celles de tout exotérisme; il ne le prétend d’ailleurs aucunement, puisqu’il n’y est jamais question d’autre chose que d’obtenir le «salut».

Une initiation peut naturellement s’y superposer, et elle le devrait même normalement pour que la tradition soit véritablement complète, possédant effectivement les deux aspects exotérique et ésotérique; mais, dans sa forme occidentale tout au moins, cette initiation, en fait, n’existe plus présentement.

Il est d’ailleurs bien entendu que l’observance des rites exotériques est pleinement suffisante pour atteindre au «salut»; c’est déjà beaucoup, assurément, et même c’est tout ce à quoi peut légitimement prétendre, aujourd’hui plus que jamais, l’immense majorité des êtres humains; mais que devront faire, dans ces conditions, ceux pour qui, suivant l’expression de certains mataçawwufîn, «le Paradis n’est encore qu’une prison» ?”

René Guénon, Aperçus sur l’ésotérisme chrétien

http://elkorg-projects.blogspot.com/2005/03/ren-gunon-aperus-sur-lsotrisme-chrtien.html

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