En prise avec son temps, Michel Foucault établit une pensée dans laquelle s’inscrit une réflexion sur le savoir, une critique du pouvoir et de ses institutions. À la lumière des philosophes de l’Antiquité, il redéfinit le sujet par le souci du soi.
Certaines pensées se cherchent longtemps, multiplient les ramifications à l’infini. Foucault pense par « blocs » – ce qui n’exclut pas les bifurcations ni les lentes maturations, mais indique un goût pour l’œuvre bien écrite, finie, fermée, qui permet de marquer une étape et de passer à autre chose. Comme si l’activité philosophique ne devait pas épouser la courbe monotone et rassurante de la méditation, mais celle plus risquée de l’événement : événement de la publication, bien entendu, mais événement d’abord de l’écriture, que Foucault comparait à l’incision du chirurgien – pour mettre à vif notre actualité.
La folie exclue par la raison
Mai 1961. Foucault soutient sa thèse Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, rédigée dans la longue nuit suédoise où le plongea un poste à la Maison de France d’Uppsala. En interrogeant les soubassements de notre culture, le jeune philosophe soumet la raison à une enquête historique, effectuée de première main, sur archives : d’où savons-nous que nous sommes raisonnables et non pas fous ? La thèse est hardie : notre savoir rationnel de la folie, qui se prétend fils de la science expérimentale et des Lumières, serait le résultat d’une série de gestes d’exclusion. En premier lieu, alors qu’à la Renaissance le fou jouissait d’une aura et d’une liberté relative, l’âge classique procède à un premier grand partage. Au sein de l’Hôpital général, fondé en 1656, les fous sont enfermés aux côtés de mendiants, de vagabonds ou de libertins. La folie est intégrée dans l’ensemble bariolé et sulfureux de la « Déraison », qui constitue une menace pour l’ordre moral. Foucault repère ensuite un deuxième moment charnière, au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, où la folie trouve son traitement et son lieu propres : l’asile moderne. Mais ni les peurs ancestrales ni la bienveillance des médecins n’expliquent la naissance de cette institution.
Marqué par l’ethnologie de Claude Lévi-Strauss et sa quête des structures inconscientes des sociétés, Foucault reconstruit, entre les décisions politiques et les discours médicaux, le réseau de relations qui a rendu possible une nouvelle perception de la folie. Pour que la folie, à la Révolution, se détache du fond obscur des cachots de l’Hôpital général et intéresse soudain le médecin, il fallait que ces cachots connaissent une crise politique sans précédent, montrent leur injustice et leur inadaptation pour tous… sauf les fous. L’asile moderne qu’invente Pinel, médecin-chef de la Salpêtrière, n’a aucune valeur ajoutée médicale ; il fonctionne comme une instance judiciaire : à chaque instant, écrit Foucault, « le fou doit se savoir surveillé, jugé et condamné ». Sous les triomphes du positivisme, il y a d’abord le choix d’une culture, la nôtre, de se tenir à distance de la folie, et de retrouver sa raison à travers la médicalisation et la culpabilisation de l’insensé.
L’archéologie du savoir
En écoutant les résonances que des textes appartenant à des disciplines différentes peuvent avoir entre eux, Foucault comprend qu’une autre histoire du savoir est possible, qu’il appelle « archéologie ». Au lieu de partir des objets tout constitués dont l’histoire des sciences traditionnelle se contente – supposant que la psychiatrie ou la biologie se développent à partir d’une expérience nue des choses –, il s’agit de mettre à plat les textes scientifiques d’une époque donnée, afin de repérer entre eux des régularités dans la manière dont ils définissent et ordonnent leurs concepts. Dans Les Mots et les Choses, Foucault suit le développement conjoint, depuis le XVIe siècle, des sciences de la vie, du langage et du travail. Il montre que chaque grand moment de leur développement – Renaissance, âge classique, modernité – est rendu possible par l’apparition d’une nouvelle configuration du savoir qu’il nomme épistémè. Une épistémè désigne l’ensemble des conditions historiques auxquelles sont soumis les éléments qui constituent un discours. Entre deux épistémè, pas de transition douce ni de progrès, juste une rupture brutale où les anciens codes disparaissent en l’espace de quelques années pour laisser place à une autre terre, en apparence plus solide, et pourtant à nouveau précaire.
Au centre de notre épistémè moderne, se dresse l’homme. Non pas l’homme biologique, mais cette figure énigmatique du savoir née au XIXe siècle, du côté des sciences humaines. De l’être humain, les âges précédents avaient interrogé les passions, les humeurs, le corps-machine, sans rassembler ces phénomènes en un unique objet dont la science pourrait faire le tour. Pour devenir un objet, il faut montrer ses limites. Ce que découvrent et ce qui rend possibles en même temps la linguistique, l’économie et la biologie du XIXe siècle, c’est un homme qui ne parle qu’à partir d’un langage qui a ses règles propres, dont le travail ne se déploie que dans un espace économique déjà organisé et dont la vie est soumise aux lois du vivant. Pour Foucault, cet homme, construit par les sciences humaines, est « une invention dont l’archéologie de notre pensée montre la date récente. Et peut-être la fin prochaine ». C’est la thèse provocante de la « mort de l’homme » : l’homme des Lumières, maître de lui-même et de son monde, n’est qu’une ombre légère dans l’histoire de la pensée. En tant qu’objet transitoire de la connaissance, il pourrait être appelé à disparaître, « comme à la limite de la mer un visage de sable ».
Le pouvoir et ses relations
Après l’intermède abstrait des épistémès, Foucault choisit de revenir aux institutions et aux pratiques. Pas de savoir qui ne fonctionne sans exercer un certain pouvoir, par les positions d’autorité qu’il définit et les partages qu’il entérine ; mais pas de pouvoir qui ne se développe, en retour, sans s’appuyer sur un savoir. Refusant toute universalité de la connaissance et du sujet, le cercle du « pouvoir-savoir » décrit une histoire vue du sol, au ras de luttes et des intérêts locaux, sans direction ni centre d’organisation particuliers. Le « pouvoir-savoir » n’est pas une boucle parfaite, mais un serpentin qui se tord au gré des événements.
Contre la philosophie politique traditionnelle qui s’intéresse d’abord à l’État, Foucault choisit d’étudier le pouvoir dans son exercice concret, au plus près des techniques qui prennent en charge les corps des individus au quotidien, pour en surveiller et en corriger le développement, la santé, la sexualité. Ainsi de l’école, de la médecine et surtout de la prison, dont Surveiller et Punir relate l’énigmatique naissance au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Pourquoi donc, en l’espace de quelques années, la privation de liberté s’est-elle imposée comme la seule punition imaginable ? Certainement pas parce qu’elle serait la plus efficace : à peine édifiées, les premières prisons ont été entourées par la clameur de leur échec. Mais parce qu’à l’intérieur de ces espaces clos se sont nouées des alliances multiples et conflictuelles entre juges, médecins, policiers et criminels – sans qu’aucun de ces groupes n’en maîtrise les règles. De ces liaisons dangereuses sont nés de nouvelles figures du savoir (le délinquant) et de nouveaux concepts (la dangerosité), légitimant une punition qui ne s’applique plus sur ce qu’un individu a fait mais sur ce qu’il est : son âme, son histoire, sa personnalité. Cette prise en charge de l’âme criminelle vise moins à faire violence ou à mettre hors d’état de nuire qu’à surveiller indéfiniment, inscrire l’individu dans un continuum de contrôle médical et social. Le XIXe siècle glisse ainsi de la loi à la norme, de la règle juridique à la règle naturelle, avec une nouvelle manière de se saisir des individus. La loi exclut, marque un dedans et un dehors. La norme inclut, par une gradation infinitésimale du normal à l’anormal qui fait entrer l’ensemble du corps social dans un même espace de mesure. À chaque petite déviance, son petit contrôle, par la famille, le maître ou le médecin.
Abandonnant le théâtre d’ombres, l’œuvre de Foucault devient la cartographie grise des jeux incessants du savoir et du pouvoir. Mais s’il y a jeu, c’est qu’il y a autant de liberté que de contrainte. Le pouvoir n’est pas une puissance que certains posséderaient au détriment des autres, il est une relation entre individus. Et la condition de cette relation est le maintien à chaque extrémité d’un champ possible d’actions et de réactions, qui rend instable l’équilibre des forces et réversibles les positions de chacun.
L’éthique ou l’accès au vrai
En réfléchissant à la constitution de la sexualité comme objet de connaissance au XIXe siècle, Foucault introduit, en 1976, le thème du « biopouvoir ». Ce nouveau pouvoir, qui s’intéresse aussi bien à l’urbanisme, à l’hygiène publique qu’à la gestion des épidémies, intervient non plus sur les corps individuels, mais sur cette entité impersonnelle qu’est la vie d’une population, afin de gérer sa santé et son bon développement par le détour de la science statistique.
Pourtant, après la parution du premier volume de l’Histoire de la sexualité – où il esquisse cette notion de biopouvoir –, Foucault renonce à écrire la suite qu’il avait initialement prévue, et choisit de se donner du temps. Pourquoi cette halte ? Sans doute, pressent-il qu’il n’en a pas fini avec son plus ancien problème, interrogation à la fois simple et vertigineuse : pourquoi dans nos vies ce règne de la vérité, qui éclaire, mais aussi oblige, impose le respect et nous enjoint d’établir un certain rapport à elle ? Cette étrangeté, Foucault l’a un temps recouverte par les jeux du pouvoir et du savoir : la vérité ne serait qu’une ruse de l’histoire, un instrument de domination. Mais au détour d’une étude sur les rituels de baptême et de pénitence chez les premiers chrétiens, Foucault découvre qu’un certain rapport à la vérité échappe aux analyses en termes de pouvoir-savoir.
Cette découverte le pousse à remonter jusqu’aux arts de vivre de l’Antiquité gréco-romaine : par un ensemble de « techniques de soi » comme l’ascèse, l’examen de sa journée ou de ses rêves, l’écoute de son directeur spirituel, le sage stoïcien cherche à se transformer pour accéder au vrai. Sans être obligé par une loi ou une force extérieure, il prend soin de lui-même pour donner à sa vie une belle forme.
Dans cet intérêt tardif de Foucault pour la philosophie antique, certains ont vu un retour au sujet classique et à l’intériorité. Le soleil grec des deux derniers livres, L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi, s’est alors teinté de rouge : crépuscule d’une œuvre, repli romantique sur soi, désintérêt pour la vie de la Cité ?
Pour se convaincre du contraire, il suffit d’écouter l’ultime enseignement, Le Courage de la vérité, consacré à la philosophie cynique. L’art de vivre du sage stoïcien, qui s’accorde avec le statut de chef de famille ou d’empereur, est déjà dépassé, bousculé par l’irruption d’un autre rapport à la vérité. Pour le philosophe cynique, ce n’est pas seulement l’âme, mais c’est l’existence entière, comme manière de parler, de se nourrir, de se vêtir, qui doit devenir vraie. En s’incorporant ainsi la vérité, la vie du philosophe devient une provocation perpétuelle jetée à la face des gouvernants et du monde. Cette vérité dont vit le cynique n’est pas un savoir universel qui s’enseignerait, mais elle se révèle courage, engagement et exposition d’une vie. C’est alors toute l’œuvre de Foucault qui semble aimantée par cette figure, se précipiter vers elle, non pas dans une captation impudique, mais dans une belle cristallisation des thèmes et des concepts. Rattrapé par la maladie qui progresse inexorablement, Foucault écrit dans ses notes de cours : « Bien peu de vérité est indispensable pour qui veut vivre vraiment et bien peu de vie est nécessaire quand on tient vraiment à la vérité. »
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