29 mai 2014

Ukraine, acte II

Globalement, les récentes conclusions de l’Institut Brooklin, un think-tank proche d’Obama, confortent en grande partie l’analyse que j’avais proposé et confirment ce que les observateurs ayant un minimum de connaissances et de bon sens savaient déjà : l’Ukraine n’est pas viable et son arrimage - d’une façon ou d’une autre - à l’UE serait un désastre économique, financier et politique.

Les faiblesses d’un homme « fort »

S’imaginer que l’élection de l’oligarque ukrainien Piotr Porochenko va permettre de régler le problème en douceur serait aller vite en besogne.

En trois mois de « révolution », la situation du pays est passée de proche du chaos à complétement chaotique... Pas trop assurés du succès de leur poulain gangréné par l’infection néonazie et l’influence des oligarques, l’Empire et ses vassaux se contentent, pour l’instant, de mâles déclarations qui ne coûtent rien et du minimum d’aides pour maintenir l’Ukraine à la surface… et surtout éviter à l’économie de l’UE le dévastateur effet domino d’un brutal effondrement économique de Kiev.

Le « roi du chocolat » est déjà présenté comme le nouvel homme fort. Mais fort de quoi ? Les caisses sont vides, les impôts et les taxes ne rentrent plus, sans compter les pertes sèches que constituent l’annexion de la Crimée par la Russie et l’insurrection séparatiste dans l’est du pays. La fermeture du marché russe et l’absence de débouchés à l’exportation vers l’Ouest condamnent l’économie ukrainienne à la récession et une bonne partie de son infrastructure industrielle à la faillite.

En effet, s’il n’est pas trop ébloui par son score électoral, le chocolatier de Kiev va vite comprendre qu’il n’a pas beaucoup d’atouts dans sa manche. Il trimballe des alliés aussi encombrants que peu recommandables, corrompus jusqu’à la moelle et sans scrupules qui vont vite multiplier les « signes » pour qu’il saisisse bien qu’il devra faire avec eux et pour eux. Pour ce qui est du soutien de l’UE et de l’OTAN : il n’a pas grand-chose d’autre à attendre que les habituelles rodomontades et gesticulations militaires, et l’ouverture d’une ligne de crédit minimaliste. Tout ce petit monde commence à découvrir que si l’Ukraine est potentiellement très riche, elle est pour l’instant virtuellement en faillite et que son exploitation n’est envisageable qu’en y injectant des fonds qui font défaut… ce qui ne pourra se concevoir qu’avec l’accord des Russes.

Poutine va-t-il reconnaître le nouveau président élu ? Seulement de facto et du bout des lèvres… Les Russes se contenteront de prendre acte du résultat sans se priver de souligner l’anti-constitutionnalité de l’élection, l’absence presque totale de vote dans l’est du pays, les pressions sur les candidats et les électeurs et les irrégularités du scrutin. Poutine n’a pas envie de remettre en selle le président destitué et désavoué Viktor Ianoukovytch, et pas davantage d’assoir la légitimité et l’autorité de son remplaçant : il a juste besoin d’un interlocuteur présentable pour négocier la neutralisation et le dépeçage de facto de l’Ukraine.

Les Ukrainiens : des pions dans le jeu géopolitique

Pendant la longue période de tractations diplomatiques et financières, chaque camp va donc essayer d’avancer au mieux ses pions pour négocier en position de force. A ce petit jeu, les Russes ont plusieurs longueurs d’avance.

D’abord l’élection ne règle en rien la situation explosive dans l’est et le sud du pays, majoritairement pro-russe et en état de rébellion ouverte. L’opération « antiterroriste » va donc se poursuivre, Kiev arguant de sa toute fraiche légitimité « démocratique » pour continuer une politique de répression fasciste. Sauf que, militairement, Kiev ne peut espérer reprendre le contrôle des régions séparatistes qu’au prix d’une guerre incertaine, coûteuse en vies humaines et au-dessus de ses moyens financiers. L’armée ukrainienne chiffre déjà ses besoins à un milliard de dollars pour cette campagne… On risque donc de s’acheminer rapidement vers la constitution au rabais de « cordons sanitaires » destinés à éviter la contagion séparatiste et à servir de bases de départ pour des opérations de reconquête. Sans compter que chaque « avancée » ukrainienne rendra encore plus profonde et irréparable la fracture avec les régions russophones et ruinera davantage le pays… Une situation qui évoque furieusement la Yougoslavie des années 1990 ou la Syrie actuelle… pas franchement réjouissant pour les populations.

Les pourparlers ne pourront faire l’impasse sur ce qui pour Moscou n’est pas négociable : la Crimée, la sécurité de la Russie et des populations russes. Poutine exigera des gages : non-adhésion à l’OTAN, « zones neutres » dans l’est et le sud de l’Ukraine, dissolution des escadrons de la mort de Pravy Sektor, de Svoboda et des armées privées des oligarques. Et comme il sait que Porochenko et ses « supporters » ne contrôlent que très imparfaitement les oligarques et les nazis qui n’ont pas plus envie d’abandonner leur part du butin que de rendre compte de leurs crimes, il aura ainsi des « arguments » pour continuer à soutenir en sous-main les séparatistes et se mêler de la situation en Ukraine…

Le jeu américain

En fonction de leurs intérêts du moment, les Etats-Unis n’hésitent jamais à trahir leurs alliés et à lâcher leurs obligés. Pour eux, le meilleur moyen de se désengager du jeu ukrainien est d’y semer le maximum de confusion pour rendre la situation incompréhensible afin de faire monter les enchères en coulisses et de dissimuler au maximum leur retrait. Leur absence concrète de véritable stratégie devenant alors en soi, une stratégie : une pareille politique de revirements incessants impose la plus grande prudence aussi bien à leurs adversaires qu’à leurs partenaires. On va donc probablement assister dans les prochains mois à un regain de signaux totalement contradictoires destinés à appuyer la mise en place de cette « stratégie » de désengagement. Se rendant compte que la situation réelle leur échappe de plus en plus, les Américains vont, sans vergogne et comme d’habitude en sous-traiter la gestion à l’UE qu’elle piègera ainsi pour le plus grand profit des caisses de l’OTAN.

Fondamentalement, les Américains n’ont guère envie de s’engluer dans un conflit conventionnel ou même de se laisser embarquer dans une dangereuse escalade militaire en Europe orientale. Depuis au moins F.D. Roosevelt (en fait dès 1853 avec l’expédition diplomatico-militaire du commodore Perry pour forcer le japon à s’ouvrir à l’influence anglo-saxonne), l’avenir de l’Amérique se joue dans le Pacifique pour le contrôle de l’Asie orientale. Pour essayer de maintenir coûte que coûte leur hégémonie, les Américains doivent impérativement anéantir la seule puissance qui peut s’opposer à eux. Le Japon dans les années 1930-1940, la Chine aujourd’hui…

La préparation minutieuse de cette lutte à mort demandera encore quelques années. Sauf que, cette fois, l’Empire n’est plus au zénith de sa puissance et que la Chine, adversaire bien plus redoutable que le Japon impérialiste est une puissance continentale qui peut désormais s’appuyer sur un arrière-pays s’étendant jusqu’aux frontières de… l’Ukraine !

En bonne thalassocratie héritière de l’Empire britannique, l’Amérique applique une stratégie d’endiguement, puis d’encerclement et enfin d’étouffement en multipliant les abcès de fixation sur les zones périphériques, les fronts continentaux secondaires à la charge d’alliés condamnés à assumer le gros des risques et à tirer les marrons du feu pour leur suzerain déclinant.

Dans cette perspective plus large et à plus longue échéance, il convient au préalable de « fixer » le maximum de forces ennemies sur un futur front occidental et d’engager des attaques périphériques sur le ventre mou de l’alliance eurasienne en formation : Caucase, Afghanistan (depuis les années 1970…), Xinjiang, Tibet (dès les années 1950…). Fronts certes secondaires mais entretenus à peu de frais et indispensables à la dispersion de l’attention et des moyens de l’ennemi.

Toujours dans cette perspective, on comprend mieux, au-delà de la volonté de récupérer le contrôle des gisements perses et de « sécuriser » le Golfe arabo-persique, l’importance de la pièce iranienne dans l’échiquier géostratégique ouvrant l’accès à l’Asie centrale… La fixation obsessionnelle sur le programme nucléaire iranien n’est en grande partie, qu’un camouflage des véritables intentions… comme en son temps le mensonge sur les « armes de destruction massive » invoqué pour légitimer la guerre d’agression contre l’Irak et la déstabilisation en cascade de tout le Moyen-Orient.

On saisit aussi immédiatement l’importance du pion turc sur cet échiquier. La forteresse anatolienne permet de verrouiller la Mer noire, de contrôler le bassin orientale de la Méditerranée et s’avère être une tête de pont idéale aussi bien vers la péninsule balkanique, le Caucase que le Moyen-Orient. Que l’on se rappelle le rôle de la Turquie dans l’ouverture d‘un front nord pendant l’invasion de l’Irak, l’occupation de la moitié septentrionale de Chypre, l’implication dans la guerre terroriste contre la Syrie… Le probable remplaçant d’Israël comme allié privilégié dans la région est déjà opérationnel.

Tout cela pourrait, au premier abord, sembler bien éloigné de la situation ukrainienne. Il n’en est rien si on veut bien se souvenir que la Crimée et les rivages ukrainiens étaient dans l’orbite de l’empire ottoman jusqu’au milieu du XVIIIe siècle et qu’au milieu du XIXe siècle, Français et Britanniques se trouvaient déjà aux côtés des Turcs pour assaillir la Crimée afin d’empêcher tout accès de la Russie aux mers chaudes…
L’objectif américain depuis au moins la fin du XIXe siècle est d’abattre par tous les moyens la puissance russe, quel que soit le régime en place systématiquement dénigré. L’extension conjointe de l’UE et de l’OTAN en Europe centrale et orientale depuis l’effondrement de l’URSS participe pleinement de cette stratégie d’endiguement/étouffement, au même titre que la déstabilisation de l’Asie centrale et du Caucase depuis les années 1960-70 via le soutien impavide accordé à l’islamisme radical.

Dans cette optique, la dépense de 5 milliards de dollars sur 20 ans pour déstabiliser l’Ukraine représentait pour les États-Unis un investissement rentable. Du moins à court terme et au premier abord.
Les Américains ont, semble-t-il, largement sous-estimé la réaction de Moscou, ses capacités de riposte asymétrique et son approche pragmatique de la géopolitique. Une hypothétique adhésion de l’Ukraine à l’UE et surtout à l’OTAN s’est déjà traduite par la perte irréversible de la Crimée, de ses bases navales et de ses ressources énergétiques…

Les actuelles tendances centrifuges en Ukraine conduiront, d’une façon ou d’une autre, à la constitution d’entités inféodées à Moscou, lui apportant un glacis protecteur et le contrôle des zones industrielles-clé du pays. Néanmoins, pour un coût de 400 millions/an, les Etats-Unis peuvent estimer rentable une opération qui oblige les Russes à « fixer » leur attention et une part importante de leurs moyens militaires sur leur frontière occidentale face à un dispositif otanesque à la charge presque exclusive des supplétifs européens morts de trouille à l’idée de l’apparition d’un trou noir à leurs portes et d’une incertaine intervention de la Russie qui se gardera bien de venir s’embourber en Ukraine… sauf menace grave et imminente sur les installations nucléaires du pays.

Et, en ce cas, les Européens soulagés de ne pas voir surgir un second Tchernobyl alors qu’ils ne savent déjà pas gérer les conséquences du premier, ne broncheront pas. Car, pour les dirigeants de l’UE, le souci majeur des prochains mois va être de gérer les soubresauts de « l’homme malade » de l’Europe et de tenter de se rabibocher discrètement avec Moscou sans perdre la face et des fortunes tout en évitant de s’attirer les foudres de Washington. En attendant, ce sera aux Ukrainiens de payer la plus lourde part de la facture.

Ne pas négliger le front économique

Car très vite, la question fondamentale de la crédibilité des dirigeants ukrainiens et donc de la solvabilité de l’Ukraine va se poser avec acuité. Le bras de fer sur les factures de gaz impayées ne peut que tourner à l’avantage des Russes. D’abord parce qu’ils contrôlent le robinet et ont d’autres clients, solvables cette fois. Ensuite, au mon de quoi pourrait-on les contraindre à livrer un gaz qui ne leur serait jamais payé ? Soit Kiev racle le fonds de ses poches, soit l’UE casse sa tirelire, mais au final quelqu’un va devoir payer la note…

Toutes ces gesticulations sont destinées aux opinions publiques occidentales droguées à la propagande ; pendant ce temps, en coulisses, on négocie fébrilement des remises d’agios et des facilités de paiement. Le théâtre d’ombres chinoises ne fait que commencer !

Si personne n’a intérêt à un dévastateur effondrement brutal et total de l’Ukraine, tout le monde en revanche peut fort bien se satisfaire d’un chaos « modéré » qui permet, à la fois, de sauver la face et les meubles. L’Ukraine est pour longtemps « l’homme malade » de l’Europe car un trou noir est inconcevable en Europe orientale. Le crash de l’économie ukrainienne activerait de façon irréversible toutes les tentations centrifuges et exacerberait jusqu’à l’explosion les clivages idéologiques, ethniques et religieux…

Incapables de régler le problème qu’ils ont créé, que ce soit sur le plan politique, économique ou militaire, l’UE et les pseudopodes américains comme le FMI ou la Banque Mondiale se contenteront d’assurer les transfusions strictement indispensables pour éviter le pire tout en se payant en livres de chair sur le peuple ukrainien que l’on saignera à blanc pour financer le service d’une dette sans fin. À terme, et même à terme assez rapproché, une telle politique n’est pas viable mais les Européens - au même titre que les Américains - sont désormais dans la fuite en avant, sachant ou sentant confusément que leurs systèmes politico-économiques ne sont pas pérennes.
La situation ukrainienne peut toujours inspirer les réflexions politiques de certains convaincus que du chaos peut surgir l’ordre. À leur avantage, évidemment…

Chercheur du Temps
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