09 janvier 2014

Dons de la nuit

Guy Cohen

Journées pénibles de reprise et nuits fastueuses, en ce moment.

Mme VJ qui pratique assidûment les arts martiaux chinois depuis un quart de siècle a rêvé qu'elle faisait une marche de Qi Gong dans un champ, et que les plantes ployaient sous l'énergie, et prenaient la forme de cette danse multidirectionnelle, comme elles le font dans un agroglyphe.

Et moi, cette nuit, avant de dormir, une foule nombreuse est montée silencieusement à l'assaut, sous mes paupières closes.

Des centaines, des milliers, une file ininterrompue de formes un peu vagues, mais humaines, certaines avec des capuches, des morts, peut-être, qui défilaient devant moi en me jetant un regard vide, vaguement curieux.C'est, ai-je pensé - comme s'ils me présentaient leurs condoléances, alors qu'ils paraissent être les morts rappelés un instant de l'oubli. Puis je me suis endormi.

A l'instant de l'éveil, cet enseignement : l'existence humaine est comme si on plongeait un cylindre tournant sur lui-même dans un liquide. En fonction du niveau où il s'enfonce, il recevra une marque, un dessin particulier sur son pourtour. Ça, c'est une pauvre, très pauvre tentative de représentation du contenu. J'en essaie deux autres, qui me sont venues après : comme un graphique, entre abscisse et coordonnée. Comme un crucifié dessinerait avec son corps en mouvement, entre affaissement et sursaut.

Les trois peut-être à relier pour rendre compte de l'idée générale : chaque existence est unique, comme un rouleau, une bobine de pellicule (ça ne se fait plus, je sais), un enregistrement.

L'homme serait un axe vierge plongé dans l'existence, axe sur lequel les réactions, la révolte, l'abandon, la distance, l'élévation, l'abaissement, formeraient une empreinte en creux, plus ou moins prononcée selon l'impact de la houle et la profondeur des affects.

Peut-être pour les mélomanes ou les esthètes d'un autre monde ?

Pas le choix, ça vient juste après.

L'envers de la médaille, ou un complément d'information ?

Cette nuit, aventures rocambolesques et découvertes passionnantes, dans des décors parfaits jusqu'à la moindre poussière, et soudain, ça reprend au début.

Hé, criai-je, y a un problème !

Mais tout repart à l'identique, comme une mécanique. Personnages, scénarios, dialogues, jusqu'au caniche, l'accident de camion, les voitures, tout est téléguidé, les acteurs n'ont pas de réalité, juste un programme, et je perds pied.

Il y avait un type, au début, qui m'avait introduit dans la série, où est-il ? Je le cherche : introuvable. Lui seul sait ce qui se passe.

Alors j'ai un moment où je goûte à ce que peut être la folie : le sentiment d'une perte totale. Perte de repères, perte de contrôle sur l'extérieur. Perte d'identité, ou de contrôle sur ce que je croyais être solide en moi.

Car si je (le je demeure encore) suis dans un film, qu'est-ce que je peux y changer ? Suis-je bien un "je"? Ai-je un quelconque pouvoir ? Apparemment non : sous mes yeux médusés, les mêmes scènes se déroulent imperturbablement, et ma prise de conscience ne change rien à l'attitude des personnages qui font à l'identique ce qu'ils faisaient plus tôt.

Bien sûr, éveillé, à l'instant où j'écris, je me remémore le mythe de l'éternel retour, et la théorie du "film" de Mouravieff, et dit comme ça, ça prend la forme de notions connues et pépères, dont on cause tranquillement autour d'un verre; mais cette nuit, dans le rêve, à vif, c'était pas loin de la panique.

Si j'existe dans une mécanique (Chaplin), comment en sortir ?

Je comprends que la Terre soit pleine d'asiles psychiatriques, eux-mêmes pleins de gens qui peut-être ont aperçu ce qui vient de m'être montré et ne l'ont pas supporté.

Car c'est un point de bascule, sans aucun doute. Se voir enfermé, seul, dans une vis sans fin.

Alors, Docteur, qu'est-ce qui est réel ? Vous, ou moi ? Ou moins, encore ?

Vieux Jade

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