Plusieurs expériences récentes m'ont démontré qu'il existe une frontière flagrante entre deux catégories d'humanoïdes : ceux qui ont une irrésistible vocation de rouage, et les autres.
Rien de moral, genre bon/mauvais, riche/pauvre.
Une simple question de nature.
Pour une fois, j'ai une réponse. Cinquante ans à gamberger, et chaque question ouvre deux, quatre, mille questions. C'est comme monter un escalier interminable, plein les guibolles, et lever la tête : encore tant de marches... et, de temps en temps, un palier.
Je m'arrête, je souffle, un beau palier en chêne ciré et reciré, à poser la joue dessus, calmer le cœur : plutôt que de juger les hommes, regarder quelle est leur nature. Servile, ou libre. Ou mélangée.
Mélangée pour presque tous. Il faut aller plus loin, et souvent attendre. Il est plus facile de discerner quelle part va l'emporter quand les conflits seront résolus.
Tant qu'un être humain est vivant, rien n'est gagné. Mais, comme aux courses, on peut parier.
Qui, de la nature servile, prompte à obéir, à plaire, à se plier, à abandonner son libre-arbitre, ou de la nature libre et légère, scabreuse, fantaisiste, inspirée et détachée de la peur, va l'emporter ?
De ce dilemme nous sommes tous les héros, et les victimes.
Nous sommes doubles. En nous, tout est latéralisé. L'unité d'où nous sommes issus nous est déniée. L'expérience d'ici est forcément duelle.
Partant de cet implacable constat, chacun s'arrange comme il peut pour compenser l'affreux manque qui en résulte.
Le plus souvent, c'est dans l'identification et l'abandon de soi au collectif qu'on croit trouver la panacée.
Les variétés de ce genre de "sentiment océanique", pour prendre les termes de la méprisable miviludes pour ainsi conspuer les ruptures de la collectivité officielle et obligatoire sont innombrables.
Toutes les appartenances donnent un sentiment océanique équivalant au bonheur de l'embryon, famille, tribu, village, chapelle, religion, secte, armée, parti, classe sociale ...
Dans ces sociétés, chacun est à sa place dans une hiérarchie consentie et appréciée. Malgré les apparences, et certaines sont ingénieuses, toutes ces sociétés sont pyramidales.
Dans la pyramide, le but de chacun est de grimper, pas d'en sortir.
La pyramide est le monde des rouages. Chacun vit au rythme du rouage qui l'entraîne, depuis le premier. Être un rouage n'est pas un crime. Je suis un rouage, comme vous l'êtes. L'existence humaine est fondée sur ce principe, sans avoir attendu le billet d'un dollar. A l'exception des complètement exclus qui crèvent de faim et de froid, nous sommes tous des rouages de la société humaine.
La ligne de démarcation passe exactement à l'endroit où se situe le sentiment d'appartenance, ou de loyauté.
Ces deux mots se valent. Car ce qu'on peut ressentir comme un esclave abject du système se considère souvent comme un serviteur loyal.
Pour la énième fois, je rappellerai la parole la plus fondamentale qui ait été donnée aux hommes, par le Christ disant : "Je suis dans ce monde, pas de ce monde". C'est le seul mantra qui doive être gravé au fer rouge dans le coeur, la seule garantie de retour dans la confusion générale.
Dans ce monde de rouages, se souvenir que nous sommes libres est salutaire, au sens absolu et énergique du mot.
Autour de moi, j'identifie de mieux en mieux, et en y mettant de moins en moins de colère et de haine ceux qui tournent au quart de poil, heureux de faire partie. Ils tournent et tournent encore, mécaniquement, puisqu'ils sont actionnés par les puissants moteurs et les roues dentées qui conditionnent leur moindre mouvement. Chacun de leurs gestes est actionné par le cran de la roue dentée supérieure qui détermine leur réaction.
Et pourtant, dit Mme VJ lorsque je lui relate comment Mme Unetelle a refusé une transgression minime, elle est gentille ?
Gentil, c'est quoi ? Tant que ça tourne, un rouage est gentil. Quand ça coince, la tension lui est insupportable. Car un rouage qui bloque supporte le poids du monde, c'est-à-dire des injonctions, de la nécessité, de l'obligation de tourner coûte que coûte. De gentil rouage qui tourne, dès qu'apparaît le moindre grain de sable, il devient une vilaine machine capable de broyer les doigts, le bras et des populations, si nécessaire.
Le rouage fait partie d'une machine. Il ne pense pas, et ne songe qu'à tourner. En contrepartie, le système lui délivre l'huile béatifique : revenus, situations affective et sociale, estime de soi, etc.
Proposer la conscience à un rouage avéré est une preuve d'imbécillité.
Redisons que rouages, nous sommes tous. En être conscient est le début de la conscience. Accepter cette fatalité, vivre avec et y ajouter l'amplitude du libre-arbitre, qui peut aller jusqu'au refus complet d'obéissance est le développement et l'aboutissement de la conscience.
Servir avec conscience n'est plus de l'esclavage, mais le début de la liberté.
C'est ici la frontière. Sur un lit, l'un sera pris, l'autre pas, dit saint Mathieu. De même dans un bureau : l'un sera pris, l'autre pas.
Deux sortes d'humains : ceux qui se soumettent corps et âme aux injonctions, et ne rêvent que de s'abandonner à un super organisme, qui pourrait porter le nom d'Ahriman, de cerveau planétaire, et ce n'est ni mal, ni méprisable, et ceux qui veulent conserver leur liberté d'être.
Dans ce monde pesant et poisseux où nous sommes descendus, tout nous appelle à demeurer au fond. Le chant des sirènes nous endort. Ulysse n'a passé l'épreuve de la séduction qu'attaché au mat, c'est à dire lié à la verticalité, aux forces de l'anti-gravité, aux courants ascensionnels qui distinguent l'Homme véritable de l'esclave consentant.
Nul n'est esclave que consentant.
Beaucoup d'appelés, peu d'élus : parmi les humains, beaucoup acceptent et préfèrent une destinée de rouage, qui les délivrera de la souffrance, pour tourner éternellement au profit d'un super-organisme. En échange de la terrible souffrance de la liberté, ils auront le calme du mouvement perpétuel, et l'huile opiacée que leur versera l'horloger soucieux d'efficacité.
C'est le troupeau. Ce n'est pas une tare, ce n'est ni méprisable, ni haïssable, ni mal, ni bien. C'est la nature du troupeau. Et parler au troupeau de cimes, d'évasion et de liberté est une perte de temps, et une folie : " Ne donne pas de perles aux porcs, de peur qu'ils ne te déchirent".
Une autre parole : " Doux comme la colombe, avisé comme le serpent", signifie que l'abandon de l'agressivité et de l'auto-défense doit être assorti d'une grande prudence.
Chercher à convaincre les rouages absolus qu'il existe une autre voie est insensé. Le prosélytisme à tout va est le fait d'esprits immatures.
De même que nous avons deux hémisphères cérébraux, de même la science ancienne décrit autour de notre colonne vertébrale deux serpents enlacés qui se croisent à plusieurs reprises, pour enfin culminer et se faire face autour d'une pomme de pin, souvent interprétée comme la glande pinéale.
De même les deux sortes d'humanités qui à la fois vivent en nous, et autour de nous, sont maintenant appelées à se scinder pour évoluer séparément : une partie des humains - la plus grande du point de vue de la quantité - glisse de tout son coeur vers la sujétion, l'appartenance, l'inconscience, dans la joie d'échapper aux affres de la conscience, quand l'autre s'extirpe avec douleur du piège pour monter marche après marche vers la liberté.
Certains, le très petit nombre sans doute, réussissent à unifier les deux tendances.
Les plus vieux enseignements disent encore une fois que la séparation est illusoire, et que - dans l'illusion temporelle - tout finit par converger.
L'immense majorité des rouages consentants et le petit nombre des amoureux de liberté après s'être de nouveau séparés reviendront l'un vers l'autre pour de nouvelles noces.
Mais aujourd'hui, dans cette existence, il est temps de choisir son chemin.
A défaut, le chemin choisira pour nous.
En fait, c'est déjà fait.
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