05 février 2012

Leçons post-soviétiques pour un siècle post-américain


Par Dmitry Orlov - 1er juin 2005
Il y a une décennie et demi, le monde est passé de bipolaire à unipolaire, parce que l’un des pôles s’est désagrégé : l’Union soviétique n’est plus. L’autre pôle — symétriquement appelé les États-Unis1 — ne s’est pas (encore en 2005) désagrégé (Paul: l'occident tout entier est maintenant en cours de délabrement !), mais il y a des grondements menaçants à l’horizon. L’effondrement des États-Unis semble aussi improbable maintenant que l’était l’effondrement de l’Union soviétique en 1985. L’expérience du premier effondrement peut-être instructive pour ceux qui souhaitent survivre au second.

Les gens raisonnables ne soutiendraient jamais que les deux pôles aient été exactement symétriques ; en même temps que des similitudes significatives, il y avait des différences également significatives, les unes et les autres étant valables pour prédire ce qu’il adviendra de la seconde moitié du géant super-puissant aux pieds d’argile qui autrefois enjambait la planète, lorsqu’elle se désagrégera aussi.
J’ai voulu écrire cet article pendant presque une décennie à présent. Jusqu’à récemment, cependant, peu de gens l’auraient pris au sérieux. Après tout, qui aurait douté que la locomotive économique mondiale que sont les États-Unis, ayant récemment gagné la guerre froide et la guerre du Golfe, continue, triomphalement, vers l’avenir brillant des super-autoroutes, des jets supersoniques et des colonies interplanétaires ?
Mais plus récemment le nombre de sceptiques a commencé de croître régulièrement. Les États-Unis sont désespérément dépendants de la disponibilité de pétrole et de gaz naturel peu chers et abondants, et accrochés à la croissance économique. Une fois que le pétrole et le gaz seront devenus chers (tels qu’ils le sont déjà) et de plus en plus difficiles à obtenir (l’affaire d’une année ou deux tout au plus), la croissance économique s’arrêtera et l’économie américaine s’effondrera.
Beaucoup de gens railleront ce pronostic déprimant, mais cet article devrait trouver quelques lecteurs tout de même. En octobre 2004, quand j’ai commencé à travailler dessus, une recherche internet sur pic pétrolier et effondrement économique2 donnait environ 16 300 documents ; en avril 2005 ce nombre avait grimpé à 4 220 000. C’est un changement spectaculaire seulement dans l’opinion publique, parce que ce que l’on sait maintenant sur le sujet est plus ou moins ce que l’on savait il y a à peu près une décennie, quand il y avait exactement un site dédié à ce sujet : dieoff.org de Jay Hanson. Ce changement profond dans l’opinion publique ne se restreint pas à l’internet, il est aussi visible dans la presse généraliste et spécialiste. Donc, le manque d’attention accordée au sujet depuis des décennies ne résulte pas de l’ignorance, mais du déni : bien que la théorie fondamentale qui est utilisée pour modéliser et prédire l’épuisement d’une ressource soit bien comprise depuis les années 1960, la plupart des gens préfèrent continuer de nier.

Le déni

Bien que ce soit un peu hors du sujet de l’effondrement soviétique et ce qu’il peut nous apprendre sur le nôtre, je ne peux m’empêcher de dire quelques mots sur le déni, car c’est un sujet si intéressant. J’espère aussi que cela aidera certains d’entre vous à dépasser le déni, ceci étant un pas utile vers la compréhension de ce que je vais dire ici.
Maintenant que nombre de prédictions se réalisent plus ou moins dans les temps, et qu’il devient de plus en plus difficile d’ignorer l’augmentation régulière des prix de l’énergie et les avertissements sinistres des experts en énergie de toute catégorie, le déni catégorique est en train d’être graduellement remplacé par des formes plus subtiles de déni, qui sont centrées sur l’évitement de toute discussion sérieuse et terre-à-terre sur les conséquences réelles probables du pic pétrolier, et sur les façons dont on peut leur faire face.
Au lieu de cela, il y a beaucoup de discussion politique : ce que nous devrions faire. Lenous en question est vraisemblablement une incarnation du grand esprit américain duquand on veut, on peut3 : un consortium brillamment organisé d’agences gouvernementales, d’universités et de centres de recherche de pointe, et des sociétés majeures, tous travaillant ensemble vers le but — fournir une énergie abondante, propre, écologiquement sûre, pour alimenter un autre siècle d’expansion économique. Bienvenue dans cette attraction au bout de l’univers !
On entend souvent que : Nous pourrions faire cela, si seulement nous le voulions. Le plus souvent on entend cela de la part de non-spécialistes, quelque fois de la part d’économistes, et presque jamais de la part de scientifiques ou d’ingénieurs. Quelques calculsau dos de l’enveloppe sont généralement suffisant pour suggérer le contraire, mais ici la logique se heurte à la déesse de la technologie : elle pourvoira. Sur son autel sont assemblés divers objets rituels utilisés pour invoquer l’esprit du quand on veut, on peut : une cellule photovoltaïque, une pile à combustible, une fiole d’éthanol et une fiole de bio-diésel. À côté de l’autel se trouve une boite de Pandore contenant du charbon, du sable bitumineux, des hydrates océaniques et du plutonium : si la déesse se fâche, c’est rideaux pour la vie sur la Terre.
Mais regardons au-delà de la simple foi, et focalisons nous sur quelque chose de plus rationnel à la place. Ce nous, cette entité résolvant les problèmes, hautement organisée, surpuissante, est en train de tomber rapidement à court d’énergie, et une fois que ce sera fait, elle ne sera plus surpuissante. J’aimerais suggérer humblement que n’importe quel plan à long terme qu’elle tente d’entreprendre est condamné, simplement parce que les conditions de la crise rendront la planification à long terme, ainsi que les grands projets ambitieux, impossibles. Donc, je suggérerais de ne pas attendre un appareil miracle à mettre sous le capot de chaque 4×4 et dans le sous-sol de chaque manoir pavillonnaire4, afin que nous puissions tous vivre heureux pour toujours dans ce rêve banlieusard5, qui ressemble de plus en plus à un cauchemar en tout cas.
Le cercle de déni suivant tourne autour de ce qui doit inévitablement se passer si la déesse de la technologie devait nous laisser tomber : une série de guerres pour des ressources toujours plus rares. Paul Roberts6, qui est très bien informé au sujet du pic pétrolier, a ceci à dire : ce que les États désespérés ont toujours fait lorsque les ressources deviennent rares : se battre pour elles7. Ne discutons pas de ce que cela n’est jamais arrivé, mais cela reviendrait-il à quoi que ce soit de plus qu’un geste de désespoir futile ? Les guerres prennent des ressources, et, quand les ressources sont déjà rares, mener des guerres pour des ressources devient un mortel exercice de futilité. On s’attendrait à ce que ceux qui ont le plus de ressources gagnent. Je ne prétends pas que des guerres pour les ressources ne se produiront pas. Je suggère qu’elles seront futiles, et que la victoire dans ces conflits sera à peine distinguable de la défaite. Je voudrais aussi suggérer que ces conflits seront auto-limitants : la guerre moderne consomme de prodigieuses quantités d’énergie, et si les conflits sont pour des installations pétrolières ou gazeuses, alors elles seront détruites, comme c’est arrivé à répétition en Irak. Cela résultera en moins d’énergie disponible et, en conséquence, moins de guerre.
Prenons, par exemple, les deux derniers engagements en Irak. Dans chaque cas, en conséquence des actions américaines, la production pétrolière irakienne a diminué. Il apparaît maintenant que toute la stratégie est un échec. Soutenir Saddam, puis se battre contre Saddam, puis imposer des sanctions à Saddam, puis finalement le renverser, a laissé les champs de pétrole irakiens si durement endommagés que l’estimation ultime récupérable8 pour le pétrole irakien est maintenant tombée à dix ou douze pour cent de ce que l’on pensait autrefois être dans le sol (d’après le New York Times).
Certaines personnes suggèrent même une guerre pour les ressources avec une fin de partie nucléaire. Sur ce point, je suis optimiste. Comme le pensait autrefois Robert McNamara9, les armes nucléaires sont trop difficiles à utiliser. Et bien qu’il ait fait  beaucoup de travail pour les rendre plus faciles à utiliser, avec l’introduction de petites armes nucléaires tactiques pour le champ de bataille et autres, et malgré l’intérêt récemment renouvelé pour lesbrise-bunkers nucléaires, elles font encore un peu de pagaille, et il est difficile d’en tirer aucune sorte de stratégie raisonnable qui mènerait avec fiabilité à un accroissement de l’approvisionnement en énergie. En notant que les armes conventionnelles n’ont pas été efficaces dans ce domaine, on ne voit pas clairement pourquoi les armes nucléaires produiraient de meilleurs résultats.
Mais ce ne sont que des détails ; le point que je veux vraiment souligner est que proposer des guerres de ressource, même en tant que pire scénario, est encore une forme de déni. L’hypothèse implicite est celle-ci : si tout le reste échoue, nous partirons en guerre ; nous gagnerons ; le pétrole coulera à nouveau, et nous retournerons à nos affaires habituelles en un rien de temps. À nouveau, je suggérerais de ne pas attendre le succès d’une action de police globale destinée à rediriger la part du lion des réserves de pétrole mondiales en train de s’amenuiser vers les États-Unis.
Au-delà de ce dernier cercle de déni se trouve une vaste étendue sauvage appeléel’effondrement de la civilisation occidentale, parcourue par les quatre cavaliers de l’apocalypse, ou du moins c’est ce que certaines personnes vous feront croire. Ici nous ne trouvons pas du déni mais une évasion de la réalité : le désir d’une grande fin, d’un chapitre final héroïque. Les civilisations s’effondrent — c’est l’un des faits les mieux connus sur elles — mais comme n’importe qui ayant lu Le déclin et la chute de l’empire romain10 vous le dira, le processus peut prendre des siècles.
Ce qui tend à s’effondrer plutôt soudainement est l’économie. Les économies, elles aussi, sont connues pour s’effondrer, et le font avec une bien plus grande régularité que les civilisations. Une économie ne s’effondre pas en un trou noir dont nulle lumière ne peut s’échapper. À la place, quelque chose d’autre se produit : la société commence à se reconfigurer spontanément, à établir de nouvelles relations, et à développer de nouvelles règles, de façon à trouver un point d’équilibre à un rythme de dépense des ressources moindre.
Notez que l’exercice comporte un coût humain élevé : sans une économie, beaucoup de gens se retrouvent soudainement aussi impotents que des bébés nouveau-nés. Nombre d’entre eux meurent, plus tôt qu’ils l’auraient fait autrement : certains appelleraient cela une hécatombe11. Il y a une partie de la population qui est plus vulnérable : les jeunes, les vieux et les infirmes ; les fous et les suicidaires. Il y a aussi une autre partie de la population qui peut survivre indéfiniment d’insectes et d’écorce d’arbre. La plupart des gens se trouvent quelque part entre les deux.
L’effondrement économique donne naissance à des économies nouvelles, plus petites et plus pauvres. Ce schéma s’est répété plusieurs fois, alors nous pouvons raisonner inductivement sur les similitudes et les différences entre un effondrement qui s’est déjà produit et un effondrement qui est sur le point de se produire. Contrairement aux astrophysiciens, qui peuvent prédire avec sûreté si une étoile donnée va s’effondrer en une étoile à neutron ou un trou noir en se basant sur des mesures et des calculs, nous devons travailler sur des observations générales et des indices anecdotiques. Cependant, j’espère que mon expérience de pensée me permettra de deviner correctement la forme générale de la nouvelle économie, et d’arriver à des stratégies de survie qui peuvent être utiles à des individus et à de petites communautés.

L’effondrement de l’Union soviétique — un aperçu

Qu’arrive-t-il quand une économie moderne s’effondre, et que la société complexe qu’elle soutient se désintègre ? Un coup d’œil à un pays qui a récemment subit une telle expérience peut être des plus éducatives. Nous sommes assez chanceux d’avoir eu un tel exemple en Union soviétique. J’ai passé environ six mois à vivre, travailler et faire des affaires en Russie durant la période de la perestroïka et immédiatement après, et j’ai été fasciné par la transformation à laquelle j’assistais.
Les détails spécifiques sont différents, bien sûr. Les difficultés soviétiques semblent avoir été largement organisationnelles plutôt que de nature physique, bien que le fait que l’Union soviétique se soit effondrée juste trois ans après avoir atteint le pic de sa production pétrolière ne soit guère une coïncidence. La cause ultime de l’effondrement spontané de l’Union soviétique demeure enveloppée de mystère. Est-ce la guerre des étoiles12 de Ronald Reagan ? Ou est-ce la carte American Express de Raïssa Gorbatcheva13 ? Il est possible de contrefaire un bouclier de défense antimissile ; mais il n’est pas si facile de contrefaire un grand magasin Harrods14. Les discussions vont et viennent. Une théorie contemporaine prétend que l’élite soviétique aurait sabordé tout le programme quand elle aurait estimé que le socialisme soviétique n’allait pas l’enrichir. (Il demeure peu clair pour quelle raison il aurait fallu soixante-dix ans à l’élite soviétique pour parvenir à cette conclusion étonnamment évidente.)
Une explication un peu plus de bon sens est celle-ci : durant la période de stagnation pré-perestroïka, en raison de la sous-performance chronique de l’économie, couplée avec des niveaux records de dépense militaire, de déficit commercial et de dette extérieure, il est devenu de plus en plus difficile pour la famille typique de trois personnes de la classe moyenne russe, avec deux parents au travail, de joindre les deux bouts. (Maintenant, est-ce que ça ne commence pas à sembler familier ?) Bien sûr, les bureaucrates du gouvernement n’étaient pas très préoccupés par la détresse des gens. Mais les gens ont trouvé des manières de survivre en contournant les contrôles gouvernementaux d’une myriade de façons, empêchant le gouvernement d’obtenir les résultats dont il avait besoin pour continuer de faire marcher le système. Par conséquent, le système devait être réformé. Quand c’est devenu la vision consensuelle, les réformateurs sont sortis du rang pour tenter de réformer le système. Hélas, le système ne pouvait être réformé. Au lieu de s’adapter, il s’est désagrégé.
La Russie a pu rebondir économiquement parce qu’elle restait assez riche de pétrole et très riche de gaz naturel, et elle demeurera dans une relative prospérité pendant au moins quelques décennies de plus. En Amérique du Nord, d’un autre côté, la production de pétrole a atteint son pic au début des années 1970 et a continuellement décliné depuis, tandis que la production de gaz naturel est maintenant prête à chuter d’un sommet de production. Pourtant la demande d’énergie continue de s’élever bien au dessus de ce que le continent peut fournir, rendant une telle reprise spontanée improbable. Quand je dis que la Russie a rebondi, je n’essaye pas de minimiser le coût humain de l’effondrement soviétique, ou le caractère bancal et les disparités économiques de l’économie russe renaissante. Mais je suggère que là où la Russie a rebondi parce qu’elle n’était pas complètement épuisée, les États-Unis seront plus complètement épuisés et moins capables de rebondir.
Mais de telles différences d’ensemble ne sont pas si intéressantes. Ce sont les similitudes à une micro-échelle qui offrent d’intéressantes leçons pratiques sur comment de petits groupes d’individus peuvent réussir à faire face à l’effondrement économique et social. Et c’est là que l’expérience post-soviétique offre une multitude de leçons utiles.

Retour en Russie

Je suis retourné pour la première fois à Léningrad, qui était sur le point d’être rebaptisée Saint-Pétersbourg, durant l’été 1989, environ un an après que Gorbatchev eut libéré le dernier lot de prisonniers politiques, mon oncle parmi eux, qui avaient été enfermés lors de la dernière tentative sénile du Secrétaire général Andropov15 de montrer une poigne de fer. Pour la première fois il devint possible aux réfugiés soviétiques d’y retourner et de visiter. Plus d’une décennie était passée depuis que j’étais parti, mais les lieux étaient fortement comme je m’en souvenais : des rues animées pleines de Volgas et de Ladas, des slogans communistes sur les toits des grands bâtiments éclairés au néon, de longues files d’attente dans les boutiques.
La seule chose nouvelle ou presque était une effervescence d’activité autour d’un mouvement de coopératives récemment organisé. Une classe d’entrepreneurs nouvellement éclose était occupée à se plaindre de ce que leur coopérative n’avait le droit de vendre qu’au gouvernement, aux prix du gouvernement, tout en tramant des plans ingénieux pour écrémer quelque chose par dessus à travers des arrangements de troc. La plupart tombaient en faillite. Cela ne s’est pas avéré être un modèle économique couronné de succès pour eux, ni pour le gouvernement, qui était, comme il devait s’avérer, aussi en bout de course.
Je suis revenu un an plus tard, et j’ai trouvé des lieux que je ne reconnaissais plus tout à fait. Avant tout, ça sentait différemment : le smog16 était parti. Les usines avaient largement fermé, il y avait très peu de trafic, et l’air frais sentait merveilleusement bon ! Les magasins étaient largement vides et souvent fermés. Il y avait peu de stations d’essence ouvertes, et celles qui étaient ouvertes avaient des files d’attente qui s’étiraient sur plusieurs pâtés de maison. Il y avait une limite de dix litres sur l’achat d’essence.
Une rue presque vide de circulation automobile à l'époque de l'effondrement de l'Union soviétique
L’une des choses que je remarquais était le peu de voitures qu’il y avait dans les rues. Ce que je voyais était beaucoup de véhicules militaires, ou des véhicules de surplus militaire et des camions de cinq ou dix tonnes. Les gens se déplaçaient principalement en marchant ou en prenant les transports en communs. — Albert Bates

Des automobiles attendant une livraison d'essence à l'époque de l'effondrement de l'Union soviétique
J’ai finalement trouvé toutes les voitures. Elles étaient garées à la queue leu leu sur des kilomètres aux stations d’essence, attendant de l’essence. Tous les quelques jours un camion citerne arrivait et remplissait la station, et la file avançait jusqu’à ce que la station soit à nouveau vide. — Albert Bates

Comme nous n’avions rien de mieux à faire, mes amis et moi avons décidé de prendre la route pour visiter les anciennes villes russes de Pskov et de Novgorod, en s’attardant dans la campagne alentour au cours du trajet. Pour cela, nous devions obtenir du carburant. Il était difficile d’en trouver. Il y en avait sur le marché noir, mais personne ne se sentait particulièrement enclin à se séparer de quelque chose de valeur en échange de quelque chose d’aussi inutile que l’argent. L’argent soviétique avait cessé d’avoir de la valeur, puisqu’il y avait si peu de choses qui pouvaient être achetées avec, et les gens se sentaient encore nerveux avec la monnaie étrangère.
Par chance, il y avait une réserve limitée d’une autre sorte de monnaie disponible pour nous. On était proche de la fin de l’infortunée campagne antialcoolisme de Gorbatchev, durant laquelle la vodka fut rationnée. Il y avait eu un décès dans ma famille, pour lequel nous avions reçu des coupons de vodka à la valeur des funérailles, que nous avions bien sûr échangés immédiatement. Ce qui restait de la vodka fut placé dans le coffre de la bonne vieille Lada, et nous voilà parti. Chaque bouteille de vodka d’un demi-litre fut échangée pour dix litres d’essence, donnant à la vodka une densité énergétique bien plus grande que celle du carburant pour fusée.
Il y a une leçon ici : quand on fait face à une économie en train de s’effondrer, on devrait cesser de penser à la richesse en termes d’argent. L’accès à des ressources physiques et à des actifs réels, ainsi qu’à des choses intangibles telles que les connections et les relations, prend rapidement plus de valeur que de simples espèces.
Deux ans plus tard, j’étais de retour, cette fois en plein hiver. J’étais en voyage d’affaire par Minsk, Saint-Pétersbourg et Moscou. Ma mission était de voir si l’une des anciennes industries de défense soviétiques pouvait être convertie pour un usage civil. L’aspect affaires du voyage fut un fiasco total et une complète perte de temps, comme on s’y serait attendu. Sous d’autres aspects, ce fut tout à fait éducatif.
Minsk semblait être une ville brutalement réveillée de l’hibernation. Durant les courtes heures du jour, les rues étaient pleines de gens, qui restaient juste là, comme si elles se demandaient que faire ensuite. La même impression imprégnait les bureaux, où les gens auxquels je pensais autrefois comme les représentants de l’empire du mal étaient assis sous les portraits poussiéreux de Lénine, déplorant leur destin. Personne n’avait de réponse.
Le seul rayon de soleil est venu d’un avocat sournois de New York qui traînait dans le coin en essayant d’organiser une loterie d’État. Il était presque le seul homme avec un plan. (Le directeur d’un institut de recherche qui était précédemment chargé de la soudure explosive de pièces pour les réacteurs de navire à fusion nucléaire, ou quelque chose comme ça, avait aussi un plan : il voulait construire des résidences d’été.) J’ai bouclé mes affaires tôt et attrapé un train de nuit pour Saint-Pétersbourg. Dans le train, une vieille voiture couchette confortable, je partageais un compartiment avec un jeune médecin militaire nouvellement retraité, qui me montra son gros rouleau de billets de cent dollars et me raconta tout sur le commerce local du diamant. Nous partageâmes une bouteille de cognac et nous roupillâmes. Ce fut un plaisant voyage.
Scène de troc à l'époque de l'effondrement de l'Union soviétique
À l’autre bout du spectre, un nouveau système de commerce avait lieu dans les rues. Cela impliquait de vendre quoi que ce soit que vous ayez ou que vous puissiez acquérir, y compris par le vol, et de le vendre ou de l’échanger. Comme le rouble perdait de la valeur rapidement, le troc est devenu courant. Les gens vendaient leurs biens de famille, leurs uniformes militaires, ou n’importe quoi dont ils n’avaient pas immédiatement besoin. — Albert Bates

Saint-Pétersbourg fut un choc. Il y avait un sentiment de désespoir qui flottait dans l’air hivernal. Il y avait de vieilles femmes attendant sur des marchés aux puces spontanés en plein air, essayant de vendre des jouets qui avaient probablement appartenu à leurs petits enfants, pour acheter quelque chose à manger. On pouvait voir des gens de la classe moyenne fouiller dans les ordures. Les économies de tous avaient été effacées par l’hyper-inflation. Je suis arrivé avec une grande pile de billets de un dollars. Tout était à un dollar, ou à mille roubles, ce qui était environ cinq fois le salaire mensuel moyen. J’ai donné beaucoup de ces drôles de billets de mille roubles : Tenez, je veux juste m’assurer que vous en aillez assez. Les gens reculaient sous le choc : C’est beaucoup d’argent ! Non, ce n’est pas beaucoup. Assurez-vous de le dépenser tout de suite. Pourtant, toutes les lumières étaient allumées, il y avait de la chaleur dans de nombreux foyers, et les trains étaient à l’heure.
Mon itinéraire d’affaire incluait un voyage dans la campagne pour visiter et avoir des réunions dans des installations scientifiques. Les lignes téléphoniques jusqu’à cet endroit étaient coupées, aussi je décidais de simplement sauter dans un train et d’aller là-bas. Le seul train partait à sept heures du matin. Je me suis montré à environ six heures, pensant que je pourrais trouver un petit déjeuner dans la gare. La gare était sombre et fermée. De l’autre côté de la rue, il y avait un magasin vendant du café, avec une queue qui faisait le tour du pâté de maison. Il y avait aussi une vieille dame devant le magasin, vendant des petits pains sur un plateau. Je lui donnais un billet de mille roubles. Ne sème pas ton argent !, dit-elle. Je lui proposais d’acheter le plateau entier. Qu’est-ce que les autres vont manger ?, demanda-t-elle. Je suis allé faire la queue à la caisse, j’ai présenté mon billet de mille roubles, reçu une pile de monnaie inutile et un reçu, présenté le reçu au comptoir, récupéré un verre de liquide brun et chaud ; je l’ai bu, j’ai rendu le verre, payé la vieille femme, eu mon petit pain sucré, et je l’ai beaucoup remerciée. Ce fut une leçon de civilité.
La queue devant un magasin, à l'époque de l'effondrement de l'Union soviétique
Ceci est une queue devant un magasin. Clairement, pour une fois il avait quelque chose en stock que les gens voulaient acheter, telles que des bananes ou des saucisses, ou du café instantané. À chaque fois que cela arrivait, la rumeur se répandait comme une traînée de poudre et les gens venaient et faisaient la queue jusqu’à ce que le produit soit épuisé. Pour éviter des pénuries, en 1991 le gouvernement a introduit un système de coupons qui rationnait la viande, le tabac, l’alcool et quelques autres produits. L’un des rares produits qui n’ont jamais été rationnés et manquaient très rarement était le pain, donc ce magasin n’est probablement pas une boulangerie. — Dmitry Orlov (photographie : Albert Bates)

Trois ans plus tard, j’étais de retour, et l’économie avait clairement commencé à se remettre, au moins jusqu’au point où les marchandises étaient disponibles pour ceux qui avaient de l’argent, mais les entreprises continuaient de fermer, et la plupart des gens étaient clairement encore en train de souffrir. Il y avait de nouveaux magasins privés, qui avaient une sécurité serrée, et qui vendaient des marchandises importées contre de la monnaie étrangère. Très peu de gens pouvaient se permettre d’acheter dans ces magasins. Il y avait aussi des marchés en plein air dans de nombreux squares de la ville, où la plus grande part des achats étaient effectués. De nombreuses sortes de marchandises étaient distribuées depuis des loges en métal verrouillées, dont un certain nombre appartenaient à la mafia tchétchène : on fourrait une grande pile de papier monnaie dans un trou et l’on recevait l’article en retour.
Il y avait des difficultés sporadiques avec l’approvisionnement en argent. Je me rappelle être resté à attendre que les banques ouvrent afin de changer mes chèques de voyage. Les banques étaient fermées parce qu’elles étaient à sec d’argent ; elles attendaient toutes que des espèces soient livrées. Une fois de temps en temps, un directeur d’agence sortait et faisait une annonce : l’argent est en route, inutile de s’inquiéter.
Il y avait un grand clivage entre ceux qui étaient sans emploi, sous-employé, ou qui travaillaient dans l’ancienne économie, et la nouvelle classe marchande. Pour ceux qui travaillaient dans les vieilles entreprises d’État — écoles, hôpitaux, chemins de fer, commutateurs téléphoniques, et ce qui subsistait du reste de l’économie soviétique — c’était les vaches maigres. Les salaires étaient payés sporadiquement, ou pas du tout. Même quand les gens touchaient leur argent, c’était à peine assez pour subsister.
Mais le pire était clairement passé. Une nouvelle réalité économique s’était installée. Un large segment de la population a vu son niveau de vie se réduire, quelquefois de façon permanente. Il a fallu à l’économie dix ans pour revenir à son niveau pré-effondrement, et le rétablissement a été inégal. À côté des nouveaux riches17, ils furent nombreux ceux dont les revenus ne s’en remirent jamais. Ceux qui ne purent prendre part à la nouvelle économie, particulièrement les pensionnés, mais aussi beaucoup d’autres, qui avaient bénéficié de l’État socialiste à présent défunt, purent à peine subsister.
Ce croquis miniature de mes expériences en Russie est destiné à transmettre un sentiment général de ce dont j’ai été témoin. Mais ce sont les détails de ce que j’ai observé qui, j’espère, seront précieux à ceux qui voient un effondrement économique se profiler devant nous et veulent se préparer, afin d’y survivre.

Les similitudes entre les superpuissances

Certains trouveraient une comparaison directe entre les États-Unis et l’Union soviétique incongrue, sinon franchement insultante. Après tout, quelle base avons-nous pour comparer un empire communiste raté à la plus grande économie du monde ? D’autres pourraient trouver comique que le perdant puisse avoir des conseils à donner au gagnant dans ce qu’ils pourraient voir comme un conflit idéologique. Puisque les différences entre les deux semblent criantes pour la plupart, laissez-moi juste indiquer quelques similitudes, dont j’espère que vous ne les trouverez pas moins évidentes.
L’Union soviétique et les États-Unis sont chacun soit le gagnant, soit le second dans l’une des catégories suivantes : la course à l’espace, la course aux armements, la course à l’emprisonnement, la course au titre d’Empire-haï-du-mal, la course au gaspillage des ressources naturelles et la course à la faillite. Dans certaines de ces catégories, les États-Unis ont fait, dirons-nous, une floraison tardive, établissant de nouveaux records même après que son rival a été forcé de déclarer forfait. Tous deux croyaient, avec un zèle étourdissant, à la science, à la technologie et au progrès, jusqu’à ce que le désastre de Tchernobyl se produise. Après cela, il n’est plus resté qu’un seul vrai croyant.
Ils sont les deux empires industriels de l’après Seconde Guerre mondiale qui ont tenté d’imposer leur idéologie au reste du monde : la démocratie et le capitalisme contre le socialisme et la planification centralisée. Tous deux ont connu certains succès : tandis que les États-Unis jouissaient de la croissance et de la prospérité, l’Union soviétique parvenait à l’alphabétisation universelle, les soins médicaux universels, beaucoup moins d’inégalité sociale et un niveau de vie garanti — quoique inférieur — pour tous ses citoyens. Les médias contrôlés par l’État se donnaient beaucoup de mal pour s’assurer que la plupart des gens ne réalisent pas à quel point il était plus bas : Ces Russes heureux ne savent pas à quel point ils vivent mal, a dit Simone Signoret après une visite.
Les deux empires ont saccagé un bon nombre d’autres pays, chacun finançant et prenant part directement dans des conflits sanglants autour du monde afin d’imposer son idéologie et de contrecarrer l’autre. Tous deux ont fait un très grand carnage de leur propre pays, établissant des records mondiaux pour le pourcentage de la population retenu en prison (l’Afrique du Sud fut un rival à un moment). Dans cette dernière catégorie, les États-Unis sont maintenant un succès irrattrapable, soutenant le bourgeonnement d’un complexe carcéro-industriel semi-privatisé (une grande source de travail à salaire de quasi-esclave).
Alors que les États-Unis montraient autrefois bien plus de bonne volonté dans le monde que l’Union soviétique, l’écart entre empires du mal s’est réduit depuis que l’Union soviétique a disparu de la scène. Maintenant, dans de nombreux pays autour du monde, y compris des pays occidentaux comme la Suède, les États-Unis sont classés comme une plus grande menace pour la paix que l’Iran ou la Corée du Nord. Dans la course au titre d’Empire-haï-du-mal, les États-Unis commencent maintenant à ressembler au champion. Personne n’aime un perdant, particulièrement si le perdant est une superpuissance ratée. Personne n’a eu la moindre pitié pour la pauvre Union soviétique défunte ; et personne n’aura de pitié pour la pauvre Amérique défunte non plus.
La course à la faillite est particulièrement intéressante. Avant son effondrement, l’Union soviétique accumulait de l’endettement auprès de l’étranger à un rythme qui ne pouvait être maintenu. La combinaison de prix du pétrole mondialement bas et un pic dans la production de pétrole soviétique ont scellé son destin. Plus tard, la Fédération de Russie, qui a hérité de l’endettement extérieur soviétique, a été forcée de faire défaut à ses obligations, précipitant une crise financière. Les finances russes se sont améliorées plus tard, principalement en raison de l’augmentation des prix du pétrole, ainsi que de l’augmentation des exportations de pétrole. À ce point, la Russie est désireuse d’effacer la dette soviétique le plus vite possible, et au cours de ces dernières années le rouble russe a fait juste un peu mieux que le dollar américain.
Les États-Unis font à présent face à un déficit de la balance courante qui ne peut être maintenu, une monnaie en chute et une crise énergétique, tout à la fois. C’est maintenant le plus grand pays débiteur du monde, et la plupart des gens ne voient pas comment il pourrait éviter de faire défaut sur sa dette. D’après de nombreux analystes, il est techniquement en faillite, et il est étayé par les banques de réserve étrangères, qui détiennent beaucoup d’actifs libellés en dollars, et, pour l’instant, veulent protéger la valeur de leurs réserves. Ce jeu ne peut pas trop durer. Donc, bien que l’Union soviétique mérite une mention honorable pour avoir fait faillite la première, l’or dans cette catégorie (jeu de mot intentionnel) ira indubitablement aux États-Unis, pour la plus grande cessation de paiement jamais survenue.
Il y a beaucoup d’autres similitudes aussi. Les femmes ont reçu le droit à l’éducation et à une carrière en Russie plus tôt qu’aux États-Unis. Les familles russes et américaines sont semblablement en mauvaise forme, avec des taux de divorce élevés et beaucoup de naissance hors mariage, bien que la pénurie chronique de logement en Russie ait forcé de nombreuses familles à s’endurer, avec des résultats mitigés. Les deux pays connaissent une dépopulation chronique des régions rurales. En Russie, les fermes familiales ont été anéanties18 durant la collectivisation, ainsi que la production agricole ; aux États-Unis, une variété d’autres forces ont produit un résultat similaire en ce qui concerne la population rurale, mais sans aucune perte de production. Les deux pays ont remplacé les fermes familiales par une industrie agro-alimentaire insoutenable, écologiquement désastreuse, dépendante des carburants fossiles. L’industrie américaine fonctionne mieux, aussi longtemps que l’énergie est peu chère, et, après cela, probablement plus du tout.
Les similitudes sont trop nombreuses pour être mentionnées. J’espère que ce que j’ai souligné ci-dessus est suffisant pour signaler un fait clef : que ceci est, ou était, les antipodes de la même civilisation industrielle et technologique.

Les différences entre les superpuissances : l’ethnicité

Notre croquis miniature des deux superpuissances ne serait pas complet sans une comparaison de certaines des différences, qui ne sont pas moins criantes que les similitudes.
Les États-Unis sont traditionnellement un pays très raciste, avec de nombreuses catégories de personnes dont on ne voudrait pas qu’elles épousent sa fille ou sa sœur, qui que l’on se trouve être. Il a été fondé sur l’exploitation des esclaves africains et sur l’extermination des autochtones. Au cours de ses années de formation, il n’y a pas eu de mariage formel entre des Européens et des Africains, ou entre des Européens et des Indiens. Cela contraste violemment avec d’autres pays du continent américain tels que le Brésil. Jusqu’à ce jour, aux États-Unis, il reste une attitude dédaigneuse envers n’importe quelle tribu autre que les Anglo-Saxon. Vernis d’une couche de correction politique, au moins en courtoise compagnie, cela ressort quand on observe avec qui ces Anglo-Saxons choisissent effectivement de se marier, ou d’avoir une relation.
La Russie est un pays dont le profil ethnique glisse graduellement de principalement européen à l’ouest vers asiatique à l’est. La colonisation par la Russie de son vaste territoire s’est accompagnée de mariages avec chaque tribu que les Russes rencontraient dans leur poussée vers l’est. L’un des épisodes formateurs de l’histoire russe fut l’invasion mongole, qui a résulté en une large injection de sang asiatique dans la généalogie russe. D’un autre côté, la Russie a reçu un bon nombre d’immigrants d’Europe occidentale. En ce moment, les difficultés ethniques de la Russie sont limitées à combattre les mafias ethniques, et aux nombreux petits mais humiliants épisodes d’antisémitisme, ce qui est une caractéristique de la société russe depuis des siècles, et malgré laquelle les Juifs, ma famille incluse, se sont très bien portés là-bas. Les Juifs ont été exclus de certains des instituts et des universités les plus prestigieux, et ont été bridés d’autres manières.
Les États-Unis demeurent un baril de poudre de tension ethnique, où les citadins Noirs se sentent opprimés par les banlieusards Blancs19, qui à leur tour craignent de s’aventurer dans des portions majeures des grandes villes. En un temps de crise permanente, les citadins Noirs pourraient se soulever en émeute et piller les villes, parce qu’ils ne les possèdent pas, et les banlieusards Blancs seront probablement dépossédés de leurs petites cabanes dans les bois, comme James Kunstler20 les a joliment appelées, et décamperont vers un parc de caravanes. Ajoutez à ce mélange déjà volatil le fait que les armes à feu soient largement disponibles, et le fait que la violence imprègne la société américaine, particulièrement le sud, l’ouest et les villes industrielles mortes comme Detroit.
Bref, l’atmosphère sociale de l’Amérique post-effondrement sera peu probablement aussi placide et amicale que celle de la Russie post-effondrement. Au moins en partie, elle ressemblera plus probablement à d’autres parties de l’ex-Union soviétique, plus mélangées ethniquement, et par conséquent moins chanceuses, telles que la vallée de Ferghana21 et, bien sûr, ce phare de la liberté dans le Caucase, la Géorgie (ou du moins c’est ce que dit le président des États-Unis).
Aucune partie des États-Unis n’est un choix évident pour qui est préoccupé de survie, mais certaines sont à l’évidence plus risquées que d’autres. N’importe quel lieu avec un passé de tension raciale ou ethnique est probablement dangereux. Cela exclut le sud, le sud-ouest, et de nombreuses grandes villes ailleurs. Certaines personnes pourraient trouver un havre sûr dans une enclave ethniquement homogène de leur propre genre, tandis que le reste serait bien avisé de chercher les quelques communautés où les relations inter-ethniques ont été cimentées par un mode de vie intégré et le mariage mixte, et où l’étrange et fragile entité qu’est une société multi-ethnique pourrait avoir une chance de résister.

Les différences entre superpuissances : la propriété

Une autre différence clef : en Union soviétique, personne ne possédait son lieu de résidence. Ce que cela signifie est que l’économie pouvait s’effondrer sans engendrer des sans-abri : presque tout le monde a continué de vivre au même endroit qu’avant. Il n’y a eu ni expulsion, ni saisie. Tout le monde est resté à sa place, et cela a empêché la société de se désintégrer.
Encore une différence : le lieu où ils sont restés était généralement accessible par les transports publics, qui ont continué de fonctionner pendant les pires moments. La plupart des projets immobiliers de l’ère soviétique étaient centralement planifiés, et les planificateurs centraux n’aimaient pas l’expansion : c’est trop difficile et coûteux à entretenir. Peu de gens possédaient une voiture, et encore moins en dépendaient pour se déplacer. Même les pires pénuries d’essence n’ont résulté qu’en dérangements mineurs pour la plupart des gens : au printemps, elles rendaient difficile le transport des pousses de la ville à la datcha22, pour planter ; à l’automne, elles rendaient difficile de rapporter la récolte en ville.
Des champs à la sortie d'une ville en Union soviétique
J’étais étonné que, dès qu’on quittait le bord de la ville, avec des barres d’immeubles d’habitation, il n’y avait pas d’étalement périurbain. La campagne arrivait jusqu’au bord de la ville. Cette terre était principalement des fermes d’État, et les gens n’avaient pas le droit d’avoir des parcelles de jardin ici, mais devaient se déplacer plus loin. Dans certains cas, pour avoir une parcelle de jardin abordable, vous deviez prendre le train sur des centaines de kilomètres, mais les trains étaient économiques et fréquents. — Albert Bates
Un terrain agricole loué à des citadins en Union soviétique
Le fermier qui vivait dans la maison au fond louait sa terre pour des datchas. Cela procurait de la sécurité aux citadins qui venaient à la campagne en fin de semaine. — Albert Bates

Les différences entre les superpuissances : le profil du travail

L’Union soviétique était entièrement autosuffisante quand il s’agissait de travail. Aussi bien avant qu’après l’effondrement, le travail qualifié était l’une de ses principales exportations, avec le pétrole, l’armement et la machinerie industrielle. Il n’en est pas ainsi avec les États-Unis, où non seulement la plus grande part de la manufacture est effectuée à l’étranger, mais un grand nombre de services domestiques sont aussi fournis par les immigrants. Cela joue sur toute la gamme depuis le travail agricole, l’entretien du paysage et le nettoyage des bureaux jusqu’aux professions intellectuelles telles que l’ingénierie et la médecine, sans lesquelles la société se déliterait. La plupart de ces gens viennent aux États-Unis pour profiter du niveau de vie supérieur — pour aussi longtemps qu’il restera supérieur. Nombre d’entre eux retourneront finalement chez eux, laissant un trou béant dans le tissu social.
J’ai eu la chance d’observer un bon nombre d’entreprises aux États-Unis depuis l’intérieur, et j’ai remarqué une certaine constance dans le profil du personnel. Au sommet, il y a un groupe de supérieurs déjeuneurs hautement rémunérés. Ils tendent à passer tout leur temps à se rendre agréables les uns aux autres de diverses manières, grandes et petites. Ils détiennent souvent des diplômes élevés dans des disciplines telles que le papotage technique et le comptage de haricots relativiste. Ils sont obsédés au sujet de l’argent, et cultivent une atmosphère de propriétaires terriens huppés, même s’ils ne sont qu’à une génération de la mine de charbon. Demandez-leur de résoudre un problème technique — et ils objecteront poliment, saisissant souvent l’occasion d’étaler leur esprit par une ou deux plaisanteries d’auto-dénigrement.
Un peu plus bas dans la hiérarchie se trouve les gens qui font réellement le travail. Ils tendent à avoir moins de grâces sociales et de capacités de communication, mais ils savent comment faire le travail. Parmi eux se trouvent les innovateurs techniques, qui sont souvent la raison d’être23 de l’entreprise.
La plupart du temps, les supérieurs déjeuneurs au sommet sont des Américains de naissance, et, la plupart du temps, ceux qui sont plus bas sont soit des étrangers de passage, soit des immigrants. Ceux-ci se retrouvent dans une variété de situations, depuis les détenteurs d’un visa de travail qui sont souvent forcés de choisir entre garder leur boulot et rentrer à la maison, et ceux qui attendent une carte de séjour et doivent jouer leurs autres cartes juste comme il faut, jusqu’à ceux qui en ont une, jusqu’aux citoyens.
Les autochtones au sommet essayent toujours de standardiser les descriptions de poste et de baisser l’échelle salariale des immigrants en bas, les jouant les uns contre les autres, tout en se dépeignant comme des anticonformistes entrepreneuriaux super-efficaces qu’on ne peut cerner dans un simple ensemble d’aptitudes monnayables. Le cas est souvent à l’opposé : les autochtones sont les produits de base, et assureraient des fonctions similaires que leur commerce soit de la biotechnologie ou du poisson salé, tandis que ceux qui travaillent pour eux peuvent être des spécialistes uniques, accomplissant ce qui n’a jamais été accompli avant.
Il n’est pas surprenant que cette situation ait dû se produire. Au cours des quelques dernières générations, les Américains autochtones ont préféré des disciplines telles que le droit, la communication et l’administration commerciale, tandis que les immigrants et les étrangers avaient tendance à choisir les sciences et l’ingénierie. Toute leur vie on a dit aux natifs de s’attendre à une prospérité sans fin, et donc ils se sentent en sûreté en rejoignant des professions qui ne sont que de la broderie sur le tissu d’une société riche.
Ce processus a été appelé la fuite des cerveaux — l’extraction par l’Amérique des talents des contrées étrangères, à son avantage, à leur détriment. Ce flux de matière grise changera probablement de direction, laissant les États-Unis encore moins capables de trouver des manières de faire face à son embarras économique. Cela peut signifier que, même dans les régions où il y aura d’amples possibilités d’innovation et de développement, telles que la restauration du chemin de fer, ou l’énergie renouvelable, l’Amérique pourra se retrouver sans les talents nécessaires pour les faire advenir.

Les différences entre les superpuissances : la religion

La dernière dimension valant d’être mentionnée dans laquelle l’Union soviétique et les États-Unis sont en contraste violent est la religion.
L’aigle à deux têtes de la Russie pré-révolutionnaire symbolisait la monarchie et l’église, avec une couronne sur une tête et une mitre sur l’autre. En plus de ses manifestations quelque peu plus sacrées, telles que son iconographie et sa tradition monastique, l’église russe était bouffie de richesse et d’ostentation, et aussi oppressive que la monarchie dont elle aidait à légitimer le pouvoir. Mais au cours du XXe siècle la Russie a réussi à évoluer d’une manière distinctement séculaire, en opprimant les gens religieux avec l’athéisme obligatoire.
Les États-Unis, atypiquement pour un pays occidental, demeurent un endroit plutôt religieux, où la plupart des gens cherchent et trouvent Dieu dans une église, ou une synagogue, ou une mosquée. Le mouvement précoce des colonies pour quitter le bercail de l’empire britannique a fait des États-Unis quelque chose comme un fossile vivant en termes d’évolution culturelle. Cela se manifeste de certaines façons triviales, telles que l’incapacité de saisir le système métrique (un problème considéré comme presque résolu en Angleterre même) ou la tendance distinctement XVIIIe siècle à faire un fétiche de son drapeau national, aussi bien que sous des aspects majeurs, tels que son adoption plutôt à contrecœur du sécularisme.
Ce que cette différence signifie dans le contexte de l’effondrement économique est, de façon surprenante, presque rien. Peut-être que l’Américain est davantage susceptible de se mettre à citer la Bible et de déblatérer sur l’Apocalypse, la fin des temps et le Ravissement24. Ces pensées, ai-je besoin de le dire, ne sont pas propices à la survie. Mais le Russe censément athée s’est avéré aussi susceptible de déblatérer sur la fin du monde, et a afflué dans les églises nouvellement ouvertes à la recherche de certitude et de consolation.
Peut-être que la différence significative n’est pas entre la prévalence et le manque de religion, mais dans les différences entre les religions dominantes. En dépit de l’ostentation de l’église russe orthodoxe, de la pompe et de l’apparat de ses rituels, son message a toujours été celui de l’ascétisme comme voie de salut. Le salut est pour les pauvres et les humbles, parce que notre récompense est soit dans ce monde soit dans l’autre, pas les deux. C’est plutôt différent du protestantisme, la religion dominante en Amérique, qui a effectué le revirement spectaculaire de considérer la richesse comme un bienfait de Dieu, ignorant quelques remarques gênantes faites plutôt emphatiquement par Jésus et stipulant que les gens riches ont extrêmement peu de chances d’être sauvés. Inversement, la pauvreté s’est trouvée associée à la paresse et au vice, privant les gens pauvres de leur dignité.
Par conséquent, un Russe est moins susceptible de considérer une plongée soudaine dans la pauvreté comme une perte de la grâce divine, et l’effondrement économique comme la punition de Dieu s’abattant sur les gens, tandis que les religions qui dominent l’Amérique — le protestantisme, le judaïsme et l’islam — présentent toutes le succès temporel de leurs fidèles comme une preuve clef de ce que Dieu est bien disposé à leur égard. Qu’arrivera-t-il une fois que la bonne volonté de Dieu à leur égard ne sera plus manifeste ? Il y a des chances qu’ils se fâchent et essayent de trouver quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes à blâmer, ceci étant l’un des mécanismes centraux de la psychologie humaine. Nous devrions nous attendre à voir des congrégations étonnamment furieuses, désireuses de faire le travail d’un Dieu étonnamment furieux.
Les États-Unis ne sont en aucune façon homogènes quand il s’agit de sentiment religieux. Quand on cherche un lieu où s’installer pour survivre, c’est probablement une bonne idée de chercher un lieu où la ferveur religieuse ne va pas jusqu’aux extrêmes.

La perte des conforts technologiques

Avertissement : ce que je suis sur le point de dire est peut-être déplaisant, mais j’aimerais me débarrasser de la question. La plupart des progrès technologiques du XXe siècle ont résulté en un plus haut niveau de confort physique. Oui, c’est pour cela que nous avons causé le réchauffement global, un trou dans la couche d’ozone et une extinction massive des plantes, poissons, oiseaux et mammifères : pour être quelque peu plus confortables pendant un petit moment.
Nous comptons tous sur le chauffage et l’air-conditionné, l’eau chaude et froide, l’électricité fiable, le transport personnel, les routes bitumées, les rues et les parcs de stationnement illuminés, peut-être même l’internet à haut débit. Et si vous deviez laisser tomber tout cela ? Ou, plutôt, que ferez-vous quand vous devrez abandonner tout cela ?
La plupart de nos ancêtres s’accommodaient d’un niveau d’inconfort que nous trouverions scandaleux : pas d’eau chaude courante, une cabane au lieu de toilettes à chasse d’eau, pas de chauffage central, et ses propres pieds, ou un cheval, comme principal moyen de se déplacer. Et pourtant ils ont réussi à produire une civilisation et une culture que nous parvenons à peine à imiter et à préserver.
Il n’y a pas besoin d’une crise pour faire vaciller les services publics, mais une crise aide certainement. N’importe quelle crise fera l’affaire : économique, financière, ou même politique. Considérons le gouverneur de Primorie25, une région à l’extrémité de la Sibérie, qui a simplement volé tout l’argent qui était censé payer le charbon pour l’hiver. Le Primorie a gelé. Avec des températures hivernales autour de quarante degrés sous zéro, c’est un émerveillement qu’il y ait encore quelqu’un de vivant là-bas. C’est un témoignage de la persévérance humaine. Tandis que la situation économique dégénère, les événements semblent se dérouler en une certaine séquence, indépendamment du lieu. Ils semblent toujours mener au même résultat : des conditions insalubres. Mais une crise énergétique semble pour moi de loin la manière la plus efficace de priver quelqu’un de ses chers services publics.
En premier, l’électricité commence à clignoter. Finalement, cela prend un rythme. Des pays tels que la Géorgie, la Bulgarie et la Roumanie, ainsi que certaines régions périphériques de la Russie, ont dû s’accommoder de quelques heures d’électricité par jour, quelquefois pendant plusieurs années. La Corée du Nord est peut-être le meilleur élève soviétique que nous ayons, survivant sans beaucoup d’électricité depuis des années. La lumière s’allume en tremblotant quand le soleil se couche. Les générateurs luttent pendant quelques heures, alimentant les ampoules, les postes de télévision et les radios. Quand il est l’heure d’aller au lit, les lumières s’éteignent à nouveau.
À la seconde place, le chauffage. Chaque année, il s’allume plus tard et s’éteint plus tôt. Les gens regardent la télévision ou écoutent la radio, quand il y a de l’électricité, ou s’assoient simplement sous des piles de couvertures. Partager la chaleur corporelle est l’une des techniques de survie favorites des êtres humains depuis les ères glaciaires. Les gens s’habituent à avoir moins de chaleur, et finalement cessent de se plaindre. Même en ces temps relativement prospères, il y a des blocs d’appartements à Saint-Pétersbourg qui sont chauffés un jour sur deux, même durant les périodes les plus froides de l’hiver. Des pulls épais et de grands édredons sont utilisés à la place des seaux de charbon manquants.
À la troisième place, l’eau chaude : la douche coule froide. À moins que vous ayez été privé d’une douche froide, vous ne pourrez pas l’apprécier pour le luxe qu’elle offre. Au cas où vous seriez curieux, c’est une douche rapide. Mouillez-vous, savonnez, rincez, essuyez, habillez-vous et grelottez, sous plusieurs couches de couvertures, et n’oublions pas la chaleur corporelle partagée. Une approche moins radicale est de se laver debout dans un baquet d’eau chaude — chauffée sur le poêle. Mouillez-vous, savonnez, rincez. Et n’oubliez pas de grelotter.
Ensuite, la pression d’eau chute complètement. Les gens apprennent à se laver avec encore moins d’eau. On court beaucoup avec des seaux et des cruches en plastique. Le pire de cela n’est pas le manque d’eau courante ; c’est que les chasses d’eau des toilettes ne fonctionnent plus. Si la population est éclairée et disciplinée, elle réalisera ce qu’elle doit faire : collecter ses excréments dans des seaux et les porter manuellement jusqu’à une bouche d’égout. Les gens super-éclairés ont construit des cabanes et fabriqué des toilettes à compostage, et en utilisent le produit pour fertiliser leur jardin.
Sous cet ensemble combiné de circonstances, il y a trois causes de mortalité à éviter. La première est simplement d’éviter de mourir de froid. Il faut une certaine préparation pour être capable d’aller camper en hiver. Mais c’est de loin le problème le plus facile. La suivante est d’éviter les pires compagnons des humains au cours des âges : les punaises, les puces et les poux. Ceux-là ne manquent jamais de faire leur apparition partout où des gens sales se pressent les uns contre les autres, et répandent des maladies telles que la typhoïde, qui a pris des millions de vies. Un bain chaud et un changement complet de vêtements peuvent sauver la vie. Le style sans-cheveux devient à la mode. Passer au four les vêtements tue les poux et leurs œufs. La dernière est d’éviter le choléra et d’autres maladies répandues par les fèces en faisant bouillir toute l’eau potable.
Il semble peu risqué de postuler que le confort matériel auquel nous sommes accoutumés sera rare et sporadique. Mais si nous voulons bien supporter les petites indignités de la lecture à la chandelle, s’emmitoufler durant les mois froids, s’activer avec des seaux d’eau, grelotter debout dans un baquet d’eau tiède, et transporter notre caca dans un seau, alors rien de tout cela ne suffira à nous empêcher de maintenir un niveau de civilisation digne de nos ancêtres, qui ont probablement vécu pire que nous ne vivrons jamais. Ils en étaient déprimés ou joyeux, conformément à leur disposition personnelle et au caractère national, mais apparemment ils ont survécu, ou vous ne seriez pas en train de lire ceci.

Comparaison économique

On peut dire que l’économie américaine est dirigée soit très bien, soit très mal. Du côté positif, les entreprises sont minces, et dégraissées autant qu’il est besoin pour rester rentable, ou au moins pour subsister. Il y a des lois sur les faillites qui éliminent les inadaptées et de la compétition pour continuer d’accroître la productivité. Les entreprises utilisent les livraisons juste à temps26 pour réduire l’inventaire et font un usage massif des technologies de l’information pour élaborer la logistique du fonctionnement dans une économie globale.
Du côté négatif, l’économie américaine engendre des déficits structuraux toujours plus grands. Elle échoue à procurer à la majorité de la population la sorte de sécurité économique que les gens dans les autres pays développés considèrent comme acquise. Elle dépense plus dans la médecine et l’éducation que de nombreux autres pays, et obtient moins en retour. Au lieu d’une seule compagnie aérienne possédée par le gouvernement, elle a plusieurs compagnies en faillite permanente, soutenues par le gouvernement. Elle dépense massivement dans le maintien de l’ordre, et elle a un taux de criminalité élevé. Elle continue d’exporter des emplois industriels à haut salaire et de les remplacer par des emplois de service à bas salaire. Comme je l’ai mentionné précédemment, elle est techniquement en faillite.
En ex-Union soviétique comme en Amérique du Nord, le paysage a été victime d’un programme massif et centralisé d’enlaidissement Les planificateurs centraux de Moscou ont érigé des immeubles identiquement ternes et sans âme à travers le territoire, méprisant les traditions architecturales régionales et effaçant la culture locale. Les promoteurs fonciers américains ont joué un rôle largement similaire, avec un résultat similairement hideux : les États-Unis de Générique, où de nombreux endroits ne peuvent être différenciés qu’en lisant leurs panneaux autoroutiers.
En Amérique du Nord, il y a aussi une idiotie puérile omniprésente qui a semé la désolation à travers tout le continent : l’idiotie de l’ingénieur routier. Comme Jane Jacobs27 l’illustre habilement, ce ne sont pas des ingénieurs de la sorte qui résout des problèmes et tire des conclusions en se basant sur des faits, mais des petits garçons avec des voitures jouets murmurant gaiement : Vroum, vroouum, vrooouuum !28 Le paysage qui les rends heureux est conçu pour gaspiller autant de carburant que possible en piégeant les gens dans leur voiture et en les faisant tourner en rond.
On peut aussi dire que l’économie soviétique était dirigée très bien ou très mal. Du côté positif, ce système, avec toutes ses nombreuses défaillances, a réussi à éradiquer les formes les plus extrêmes de pauvreté, la malnutrition, de nombreuses maladies et l’illettrisme. Il a fourni une sécurité économique d’un genre extrême : chacun savait exactement combien il gagnerait, et les prix des objets courants demeuraient fixes. Le logement, les soins médicaux, l’éducation et les pensions étaient garantis. La qualité variait ; l’éducation était généralement excellente, le logement beaucoup moins, et la médecine soviétique était souvent appelée : la médecine la plus gratuite du monde — avec un service raisonnable qui ne pouvait être obtenu qu’à travers des arrangements privés.
Du côté négatif, le monstre de planification centralisé était extrêmement inefficace, avec de hauts niveaux de pertes et un gaspillage manifeste à tous les niveaux. Le système de distribution était si inflexible que les entreprises amassaient de l’inventaire. Il excellait à produire des biens d’équipement, mais quand il s’agissait de produire des biens de consommation, ce qui demande bien plus de flexibilité que ne peut en fournir un système à planification centralisée, il échouait. Il échouait aussi misérablement a produire de la nourriture, et était forcé de recourir à l’importation de nombreuses denrées alimentaires de base. Il exploitait un énorme empire militaire et politique, mais, paradoxalement, échouait à en tirer le moindre bénéfice économique, faisant fonctionner l’entreprise entière à perte nette.
Aussi paradoxalement, ces défaillances et cette inefficacité mêmes ont permis un atterrissage en douceur. Parce qu’il n’y avait pas de mécanisme par lequel les entreprises d’État pouvaient faire faillite, elles ont souvent continué de fonctionner pendant un moment à un niveau bas, retenant les salaires ou réduisant la production. Cela a amoindri le nombre de licenciements massifs instantanés ou de fermetures immédiates, mais là où cela s’est produit, cela s’est accompagné d’un très haut taux de mortalité parmi les hommes entre les âges de quarante-cinq et cinquante-cinq ans, qui se sont avérés être les plus vulnérables psychologiquement à la perte soudaine d’une carrière, et qui soit se saoulaient à mort, soit se suicidaient.
Les gens ont pu parfois utiliser leur ancien lieu de travail semi-défunt comme une sorte de base d’opération, depuis laquelle conduire le genre d’activité de marché noir qui a permis à beaucoup d’entre eux de faire une transition graduelle vers l’entreprise privée. Le système de distribution inefficace, et l’accumulation qu’il avait suscitée, ont résulté en de très hauts niveaux d’inventaire, lequel pouvait être troqué. Certaines entreprises ont continué de fonctionner de cette manière, troquant leur inventaire restant avec d’autres entreprises, de façon à fournir à leurs employés quelque chose qu’ils puissent utiliser ou vendre.
Quels parallèles pouvons-nous tirer de cela pour l’emploi aux États-Unis ? L’emploi dans le secteur public peut offrir des chances quelque peu meilleures de garder son travail. Par exemple, il est improbable que toutes les écoles, lycées et universités congédient tous leurs enseignants et leur personnel en même temps. Il est un peu plus probable que leurs salaires ne seront pas suffisant pour vivre, mais ils pourront, pendant un moment, être en mesure de maintenir leur niche sociale. La gestion des propriétés et des installations est probablement un pari sûr : tant qu’il y aura des propriétés considérées comme précieuses, il faudra s’en occuper. Quand le temps viendra de les démanteler et d’en troquer les morceaux, cela aidera qu’elles soient toujours intactes et que quelqu’un en ait les clefs.

L’effondrement économique aux États-Unis

Un atterrissage en douceur spontané est improbable aux États-Unis, où une grande société peut décider de fermer ses portes sur une décision de la direction, en licenciant le personnel et en vendant aux enchères l’équipement et l’inventaire. Puisque dans de nombreux cas l’équipement est loué et l’inventaire est juste à temps et donc très mince, une société peut faire en sorte de s’évaporer virtuellement du jour au lendemain. Puisque de nombreux dirigeants peuvent décider d’arrêter leurs pertes tous en même temps, voyant les mêmes projections économiques et les interprétant similairement, l’effet sur les communautés peut être absolument dévastateur.
La plupart des gens aux États-Unis ne peuvent survivre longtemps sans un revenu. Cela peut sembler curieux à certains — comment quiconque, n’importe où, survivrait sans un revenu ? Et bien, dans la Russie post-effondrement, si vous ne payiez pas le loyer ou les services — parce que personne d’autre ne les payait non plus — et si vous faisiez pousser ou ramassiez un peu de votre propre nourriture, et que vous aviez quelques amis et parents pour vous dépanner, alors avoir un revenu n’était pas un préalable à la survie. La plupart de gens s’en sortaient, d’une façon ou d’une autre.
Mais la plupart des gens aux États-Unis, une fois que leurs économies seront épuisées, seront forcés en temps et en heure de vivre dans leur voiture, ou dans un coin isolé des bois, dans une tente, ou sous une bâche. Il n’y a actuellement aucun mécanisme par lequel les propriétaires pourraient être empêchés d’expulser leurs locataires insolvables, ou pour persuader les banques de ne pas saisir sur les prêts improductifs. Une réintroduction en bloc du contrôle des loyers semble politiquement improbable. Une fois que sont vacants suffisamment de biens immobiliers résidentiels ou commerciaux, et que le maintien de l’ordre devient laxiste ou inexistant, squatter devient une réelle possibilité. Les squatteurs trouvent habituellement difficile d’obtenir le courrier et d’autres services, mais c’est une difficulté très mineure. Le plus important, c’est qu’ils peuvent être délogés encore et encore.

Être sans-domicile

Le terme loitering ne se traduit pas en russe29. Le plus proche équivalent que l’on puisse trouver est quelque chose dans le style de traîner ou perdre son temps en public. C’est important, parce qu’une fois que plus personne n’a un travail auquel se rendre, les deux choix qui se présentent sont de rester à la maison et, comme ce fût le cas, flâner. Si flâner est illégal, alors rester à la maison devient le seul choix.
Les États-Unis et l’Union soviétique étaient aux deux extrémités d’un spectre continu allant du public au privé. En Union soviétique, la plupart des terrains étaient ouverts au public. Même les appartements étaient souvent collectifs, ce qui signifiait que les chambres étaient privées, mais que les cuisines, salles de bain et les couloirs étaient des parties communes. Aux États-Unis, la plupart des terrains sont des propriétés privées, certaines possédées par des gens qui érigent des panneaux menaçants de tirer sur les intrus. La plupart des lieux publics sont en fait privés, affichant clients seulement et pas de flânerie. Où il y a des parcs publics, ceux-ci sont souvent fermés la nuit, et quiconque essaye d’y passer la nuit se verra probablement dire de circuler par la police.
Après l’effondrement, la Russie a connu un gonflement des rangs des gens décrits par l’acronyme BOMZh, qui est en fait une abréviation de BOMZhiZ, et signifie personnes sans un lieu défini de résidence ou d’emploi. Les bomjes, comme on les a appelés, habitaient souvent des portions inutilisées du paysage urbain ou rural, où, sans personne pour leur dire de circuler, on les laissait largement en paix. Un tel lieu indéfini de résidence était souvent appelé bomjatnik. L’anglais a terriblement besoin d’un terme pour cela. Peut-être que nous pourrions appeler cela un jardin à clochards — c’est autant un jardin qu’unparc de bureaux est un parc.
Quand l’économie américaine s’effondrera, on peut s’attendre à ce que les chiffres de l’emploi, et avec lui, les chiffres du logement, dégringolent. Il est difficile d’estimer quel pourcentage de la population américaine deviendra, en conséquence, sans-domicile, mais il pourrait être très élevé, cela devenant peut-être assez commun pour en faire disparaître le stigmate. Un pays dans lequel la plupart des quartiers sont structurés afin d’exclure les gens aux moyens inadéquats, de façon à préserver la valeur des propriétés, n’est pas un endroit plaisant pour être clochard. Mais encore une fois, quand la valeur des propriétés commence à tomber à zéro, nous verrons peut-être certaines propriétés se re-zoner spontanément enjardins à clochards, sans aucune volonté ou pouvoir politique nulle part pour y faire quelque chose.
Je ne veux pas suggérer que les clochards russes ont pris du bon temps. Mais, parce que la plupart de la population russe a pu garder son lieu de résidence malgré une économie en cours d’effondrement, le pourcentage de bomzhies dans la population générale n’a jamais atteint les deux chiffres. Ces cas les plus infortunés ont mené des vies courtes, brutales, souvent dans un brouillard alcoolique, et ont représenté une très grande part du pic de mortalité post-effondrement en Russie. Certains d’entre eux étaient des réfugiés — des Russes ethniquement nettoyés des républiques nouvellement indépendantes, soudainement nationalistes — qui ne pouvaient être aisément réabsorbés par la population russe en raison de la pénurie chronique de logements en Russie.

La survie collective

La pénurie chronique de logements en Russie était en partie causée par le déclin spectaculaire de l’agriculture russe, qui a amené les gens à émigrer vers les villes, et en partie en raison simplement de l’incapacité du gouvernement de construire des immeubles assez vite. Ce que le gouvernement voulait ériger était invariablement un immeuble d’appartement : des tours de quatre étages, huit étages, et même treize étages. Les immeubles s’élevaient sur des terrains vacants, ou rendus vacants, et étaient habituellement entourés d’une généreuse portion de terrain vague, qui, dans les petites villes et les bourgs, et dans les endroit où le sol n’est pas gelé toute l’année, ou couvert de souffre ou de suie d’une usine voisine, était rapidement convertie en jardins potagers.
Un immeuble d'habitation typique en Union soviétique
Ceci est juste un immeuble d’habitation typique de la variété qui a continué d’être construite même après l’ère soviétique. Seulement, dans les années 1990, le béton a continué d’empirer. Bien que ce soit en mars et que les températures oscillent autour de zéro, notez que presque chaque appartement a une fenêtre entrouverte. Ils n’avaient aucun contrôle sur le chauffage central, ne payaient pas de charges et le chauffage restait réglé à fond d’octobre à avril. Les pièces centrales ont des balcons, vraisemblablement rattachés aux appartements de chaque côté. Mais les locataires se sont appropriés les balcons pour des tâches plus importantes que s’asseoir tranquillement et prendre le soleil. Au dernier étage les deux côtés sont devenus des serres — la nourriture. Sur trois des étages inférieurs se trouvent des jardinières — la nourriture — et l’étage restant a été fermé en deux pièces d’habitation supplémentaires — peut-être en sous-location pour un revenu. — Albert Bates

La qualité de construction avait toujours l’air un peu miteuse, mais elle s’est avérée étonnamment saine structurellement et tout à fait pratique. C’était principalement de la construction en plaques de béton armé, avec du carrelage de céramique à l’extérieur et du plâtre dur pour l’isolation à l’intérieur. C’était économique à chauffer, et il y avait habituellement du chauffage, du moins assez pour que les tuyaux ne gèlent pas, la vapeur étant fournie par une gigantesque chaudière centrale qui alimentait un quartier entier.
On entend souvent dire que les plus miteux de ces blocs d’appartements de l’ère soviétique, appelés khrouchtchoby — un mélange de Khrouchtchev30 qui en avait ordonné la construction, et de trouchtchoby (taudis, en russe) — sont sur le point de s’effondrer, mais cela n’est pas encore arrivé. Oui, ils sont humides et ternes, et les appartements sont exigus, et les murs sont craquelés, et les toits fuient souvent, et les couloirs et les cages d’escalier sont sombres et sentent l’urine, mais c’est du logement.
Parce que les appartements étaient si durs à trouver, avec des listes d’attente qui s’étiraient sur des décennies, plusieurs générations vivaient ensemble. C’était souvent une façon de vivre déplaisante, stressante, et même traumatisante, mais aussi très économique. Les grands-parents faisaient souvent une grande part du travail d’élevage des enfants, tandis que les parents travaillaient. Quand l’économie s’est effondrée, c’était souvent les grands-parents qui se mettaient à jardiner sérieusement et récoltaient la nourriture durant les mois d’été. Les gens en âge de travailler se sont mis à expérimenter sur le marché noir, avec des résultats mitigés : certains ont eu de la chance et décroché le gros lot, tandis que pour d’autres ce furent les vaches maigres. Avec suffisamment de gens vivant ensemble, ces disparités accidentelles tendaient à s’aplanir au moins à un certain point.
Une inversion curieuse a eu lieu. Tandis qu’avant l’effondrement, les parents étaient souvent en position de procurer une aide financière à leurs enfants adultes, maintenant c’est l’opposé. Les gens âgés qui n’ont pas d’enfants sont bien plus susceptibles de vivre dans la pauvreté que ceux qui ont des enfants pour les soutenir. Une fois que le capital financier est éliminé, le capital humain devient essentiel.
Une différence clef entre la Russie et les États-Unis est que les Russes, comme la plupart des gens dans le monde, passaient généralement leur vie entière dans un seul endroit, tandis que les Américains se déplacent constamment. Les Russes connaissent généralement, ou au moins reconnaissent, la plupart des gens qui les entourent. Quand l’économie s’effondre, tout le monde doit se confronter à une situation inconnue. Les Russes, au moins, n’avaient pas à s’y confronter en compagnie de complets étrangers. D’un autre côté, les Américains sont bien plus susceptibles que les Russes d’aider des étrangers, au moins quand ils ont quelque chose à donner.
Un autre élément qui fut utile aux Russes était une caractéristique particulière de la culture russe : puisque l’argent n’était pas particulièrement utile dans l’économie de l’ère soviétique et ne représentait pas le statut ou le succès, il n’était pas particulièrement précieux non plus, et on le partageait plutôt librement. Les amis s’aidaient les uns les autres sans y réfléchir dans les moments de besoin. Il était important que tout le monde en ait, non que quelqu’un en ait plus que les autres. Avec l’arrivée de l’économie de marché, ce trait culturel a disparu, mais il a persisté assez longtemps pour aider les gens à survivre à la transition.

Humer les roses

Une autre note sur la culture : une fois que l’économie s’effondre, il y a généralement moins à faire, ce qui en fait une bonne époque pour les gens naturellement oisifs et une mauvaise pour ceux prédisposés à s’affairer. La culture de l’ère soviétique laissait de la place à deux types d’activité : normale, ce qui signifiait généralement éviter de se faire suer, et héroïque. L’activité normale était attendue, et il n’y avait jamais la moindre raison d’en faire plus. En fait, ce genre de choses avait tendance à être désapprouvé par la collectivité, ou la piétaille. L’activité héroïque était célébrée, mais pas nécessairement récompensée financièrement.
Les Russes ont tendance a considérer avec une confusion perplexe la compulsion américaine à travailler dur et s’amuser dur31. Le terme carrière était à l’époque soviétique un terme péjoratif — l’attribut d’un carriériste — quelqu’un d’avide, sans scrupule et excessivement ambitieux (aussi un terme péjoratif). Des termes comme le succès etla réussite étaient très rarement appliqués à un niveau personnel, parce qu’ils sonnaient prétentieux et pompeux. Ils étaient réservés à des déclarations publiques emphatiques sur les grands succès du peuple soviétique. Non que des caractéristiques personnelles positives n’aient pas existé : à un niveau personnel, on accordait du respect au talent, au professionnalisme, à la décence, parfois même à la créativité. Mais bosseur, pour un Russe, sonnait beaucoup comme idiot.
Une économie en train de s’effondrer est particulièrement dure pour ceux qui sont habitués à un service prompt et courtois. En Union soviétique, la plupart des services officiels étaient malpolis et lents, et impliquaient d’attendre dans de longues files. Nombre des produits peu disponibles ne pouvaient être obtenus même de cette manière, et nécessitaient quelque chose appelée blat : une faveur ou un accès spécial, officieux. L’échange de faveurs personnelles était bien plus important pour le fonctionnement réel de l’économie que l’échange d’argent. Pour les Russes, blat est presque une chose sacrée : une part vitale de la culture qui cimente la société. C’est aussi la seule partie de l’économie qui est à l’épreuve de l’effondrement, et, en tant que telle, une précieuse adaptation culturelle. La plupart des Américains ont entendu parlé du communisme, et croient automatiquement que c’est une description appropriée du système soviétique, même s’il n’y avait rien de particulièrement collectif dans un État-providence et un vaste empire industriel dirigé par une bureaucratie élitiste de planification centralisée. Mais très peu d’entre eux ont entendu parler du -ismeréellement opératoire qui dominait la vie soviétique : le dofenisme, ce qui peut se traduire librement par en avoir rien à foutre. Beaucoup de gens, et de plus en plus durant la période de stagnation des années 1980, ne ressentaient que du mépris pour le système, faisaient le peu qu’ils avaient à faire pour s’en sortir (veilleur de nuit et chauffeur de chaudière étaient deux boulots prisés parmi les gens hautement éduqués) et tiraient tout leur plaisir de leurs amis, de leurs lectures, ou de la nature.
Cette sorte de disposition peut sembler être une façon de se défiler, mais quand il y a un effondrement à l’horizon, cela fonctionne comme une assurance psychologique : au lieu de passer par le processus déchirant de la perte et de la redécouverte de son identité dans un environnement post-effondrement, on peut simplement se détendre et regarder les évènements se dérouler. Si vous avez actuellement le bras long32, sur les choses, les gens ou quoi que ce soit, alors l’effondrement surviendra sûrement comme un choc pour vous, et il vous faudra longtemps, peut-être toujours, pour trouver davantage de choses sur lesquelles allonger le bras à votre satisfaction. Cependant, si votre occupation actuelle est d’être un observateur assidu de l’herbe et des arbres, alors, après l’effondrement, vous pourriez entreprendre quelque autre chose qui soit utile, telle que le démantèlement des choses inutiles.
La capacité de s’arrêter et de humer les roses — de laisser aller, de refuser d’entretenir des regrets ou de nourrir du ressentiment, de cantonner son attention sérieuse seulement à ce qui est immédiatement nécessaire, et de ne pas trop s’inquiéter du reste — est peut-être la plus critique pour la survie après l’effondrement. Les gens les plus dévastés psychologiquement sont habituellement ceux qui faisaient bouillir la marmite, et qui, une fois qu’ils ne sont plus lucrativement employés, se sentent complètement perdus. Le détachement et l’indifférence peuvent être très salutaires, pourvu qu’ils ne deviennent pas morbides. Il est bon de prendre sa nostalgie sentimentale pour ce qui fut, est, et ne sera bientôt plus, de face, et d’en finir avec elle.

Le dépeçage des actifs33

L’économie de la Russie post-effondrement fut pendant un temps dominée par un type de commerce de gros : le dépeçage des actifs. Pour placer cela dans un cadre américain : supposons que vous ayez un titre de propriété, ou un autre accès sans restriction, à un sous-ensemble périurbain entier, qui n’est plus accessible par le transport, public ou privé, trop loin pour être accessible à bicyclette, et qui n’est généralement plus adéquat à sa destination initiale de logement et d’accumulation de capital pour des migrants journaliers pleinement employés qui faisaient leurs courses au centre commercial voisin à présent défunt. Après que les hypothèques ont été saisies et les propriétés reprises, qu’y a-t-il de plus à faire, sauf tout barricader et laisser pourrir ? Et bien, ce qui a été construit peut être tout aussi facilement déconstruit.
Ce que vous faites est d’en dépecer tout ce qui est valable ou réutilisable, et de vendre ou de stocker les matériaux. Retirez le cuivre des rues et des murs. Emportez les bordures de trottoir et les poteaux. Démontez les panneaux en vinyle. Arrachez l’isolation en laine de verre. Les éviers et les fenêtres peuvent sûrement trouver un nouvel emploi ailleurs, particulièrement si l’on n’en fabrique plus de nouveaux.
Voir des bouts du paysage disparaître peut être une rude surprise. Un été, je suis arrivé à Saint-Pétersbourg et j’ai découvert qu’un nouveau fléau était descendu sur terre pendant que j’étais parti : bon nombre des couvercles des bouches d’égout avaient mystérieusement disparu. Personne ne savait où ils étaient partis ou qui avait profité de leur enlèvement. Une hypothèse était que les employés municipaux, qui n’avaient pas été payés depuis des mois, les avaient emportés chez eux, pour les rendre une fois qu’ils seraient payés. Ils ont fini par réapparaître, alors cette théorie a peut-être des mérites. Avec des bouches béantes positionnées à travers la ville comme autant de pièges à fourmi pour les voitures, vous aviez le choix de conduire soit très lentement et prudemment, soit très vite, en pariant votre vie sur le fonctionnement correct des amortisseurs.
Le parc de logements de la Russie post-effondrement est resté largement intact, mais une orgie de dépeçage d’actifs d’un genre différent a eu lieu : pas seulement l’inventaire restant, mais des usines entières ont été dépecées et exportées. Ce qui s’est passé en Russie sous couvert de privatisation, est un sujet pour un autre article, mais qu’on l’appelleprivatisation ou liquidation ou vol n’importe pas : ceux qui ont un titre de propriété sur quelque chose d’inutile trouveront une manière d’en extraire de la valeur, la rendant encore plus inutile. Un sous-ensemble périurbain abandonné pourrait être inutile en tant que logement, mais valable comme décharge de déchets toxiques.
Ce n’est pas parce que l’économie va s’effondrer dans le pays le plus dépendant du pétrole au monde que cela signifie nécessairement que les choses seront aussi mauvaises partout ailleurs. Comme le montre l’exemple soviétique, si le pays entier est à vendre, des acheteurs se matérialiseront de nulle part, l’emballeront et partiront avec. Ils exporteront tout : le mobilier, l’équipement, les œuvres d’art, les antiquités. Le dernier vestige de l’activité industrielle est habituellement le commerce de la ferraille. Il semble qu’il n’y ait aucune limite à la quantité de métal que l’on peut extraire d’un site postindustriel mûr.

La nourriture

L’état lamentable de l’agriculture soviétique s’est avéré paradoxalement bénéfique pour encourager une économie potagère, laquelle a aidé les Russes à survivre à l’effondrement. À un certain point il s’est su informellement que dix pour cent de la terre agricole — la part allouée aux parcelles privées — était utilisée pour produire quatre-vingt-dix pour cent de la nourriture. En plus de souligner l’inadéquation grossière du commandement et du contrôle de l’agriculture industrielle dans le style soviétique, cela indique un fait général : l’agriculture est bien plus efficace quand elle est réalisée sur une petite échelle34, en utilisant du travail manuel.
Les Russes ont toujours fait pousser une partie de leur propre nourriture, et la rareté des produits de bonne qualité dans les magasins du gouvernement a entretenu la tradition des jardins potagers même durant les périodes plus prospères des années 1960 et 1970. Après l’effondrement, ces jardins potagers se sont avérés être des planches de salut. Ce que de nombreux Russes pratiquaient, soit par tradition, soit par essai et erreur, soit par pure paresse, était de certaines façons semblables aux nouvelles techniques d’agriculture biologique et d’agriculture permanente. De nombreuses parcelles productives en Russie ressemblaient à une bataille d’herbes, de légumes et de fleurs poussant dans une profusion sauvage.
Les forêts en Russie ont toujours été utilisées comme une source importante de nourriture additionnelle. Les Russes reconnaissent et mangent, presque toutes les variétés de champignons comestibles, et toutes les baies comestibles. Durant la saison des champignons, qui est généralement à l’automne, les forêts sont envahies de ramasseurs. Les champignons sont soit marinés, soit séchés et mis en réserve, et durent souvent tout l’hiver.
Des denrées alimentaires vendues au cul du camion, à l'époque de l'effondrement de l'Union soviétique
La nourriture arrivait des fermes à l’extérieur de la ville, mais elle était rarement transportée jusqu’aux magasins du centre-ville. Les chauffeurs s’arrêtaient aux premières rangées d’immeubles et vendaient les produits de détail au cul du camion. Ils avaient habituellement tout vendu très rapidement, et en tiraient un meilleur prix qu’ils n’en auraient obtenu des grands magasins d’alimentation — Albert Bates

L’utilisation des drogues récréatives

Une similitude plutôt frappante entre les Russes et les Américains est leur propension à l’automédication. Tandis que le Russe se consacre traditionnellement sans réserve au passe-temps de la vodka, l’Américain a le plus souvent essayé aussi le cannabis. La cocaïne aussi a eu un grand effet sur la culture américaine, tout comme les opiacés. Il y a des différences aussi : le Russe est quelque peu moins susceptible de boire seul, ou d’être appréhendé pour avoir bu, ou être saoul, en public. Pour un Russe, être saoul est presque un droit sacré ; pour un Américain, c’est un plaisir coupable. Nombre des Américains les moins heureux sont forcés par les circonstances de boire et de conduire ; cela ne les rends pas, ni les autres conducteurs, ni les piétons (s’il en existait encore) plus heureux.
Le Russe peut devenir furieusement ivre en public, tituber en chantant des chansons patriotiques, tomber dans un tas de neige, et geler à mort ou être porté jusqu’à une cellule de dégrisement. Tout cela produit peu ou pas de remords chez lui. D’après mes lectures de H. L. Mencken35, l’Amérique aussi fut autrefois une terre d’ivrognes heureux, où une bouteille de whisky faisait le tour du tribunal au début des délibérations, et où un jury ivre rendait plus tard un verdict ivre, mais la prohibition a ruiné tout cela. La prohibition russe n’a duré que quelques courtes années, quand Gorbatchev a essayé de sauver la nation d’elle-même, et a échoué misérablement.
Quand l’économie s’effondre, les ivrognes de partout trouvent encore plus de raisons de se saouler, mais beaucoup moins de moyens pour se procurer de la boisson. En Russie, des solutions de marché innovantes ont été rapidement improvisées, que j’ai eu le privilège d’observer. C’était l’été, et j’étais dans un train électrique se dirigeant vers Saint-Pétersbourg. Il était bondé, alors je me tenais dans le vestibule de la voiture36, et j’observais les arcs-en-ciel (il venait de pleuvoir) par la vitre manquante. Bientôt, l’activité dans le vestibule attira mon attention : à chaque arrêt, des mémés avec des pichets de gnôle approchaient des portes de la voiture et offraient un reniflement aux passagers avides attendant à l’intérieur. Le prix et la qualité étaient rapidement discutés, et la quantité convenue était dispensée en échange d’une poignée de billets, du pichet au gobelet, et le train repartait. C’était une atmosphère tendue, parce qu’avec les clients payants en venaient beaucoup d’autres, qui n’étaient là que pour le trajet, mais espéraient quand même leur juste part. Je fus forcé de sortir précipitamment et de m’entasser dans le compartiment, parce que les resquilleurs pensaient que je prenais une précieuse place de resquillage.
Il reste peut-être quelques bouilleurs de cru dans les coins ruraux des États-Unis, mais la plus grande partie du pays semble accrochée aux boites et aux canettes de bières, ou à des pichets d’alcool, en plastique ou en verre. Quand cette source s’asséchera en raison des difficultés de camionnage entre États, les brasseries locales continueront sans aucun doute de fonctionner, et même d’accroître leur production, pour répondre à la fois à la demande ancienne et nouvelle, mais il y aura encore beaucoup d’espace pour l’improvisation. Je m’attendrais aussi à ce que le cannabis deviennent encore plus répandu ; il rend les gens moins enclins à la violence que l’alcool, ce qui est bien, mais il stimule aussi leur appétit, ce qui est mauvais s’il n’y a pas beaucoup de nourriture. Néanmoins, il est bien moins cher à produire que l’alcool, qui nécessite du grain ou du gaz naturel et une chimie compliquée.
Au total, je m’attends à ce que les drogues et l’alcool deviennent l’une des plus grandes opportunités entrepreneuriales post-effondrement à court terme aux États-Unis, avec le dépeçage des actifs et la sécurité.

La perte de la normalité

Une victime précoce de l’effondrement est le sentiment de normalité. Les gens sont initialement choqués de découvrir qu’il a disparu, mais oublient rapidement qu’une telle chose a jamais existé, sauf la touche étrange et vague de nostalgie. La normalité n’est pas exactement normale : dans une économie industrielle, le sentiment de normalité est un article manufacturé, artificiel.
Nous sommes peut-être en train de foncer vers une catastrophe environnementale, et heureusement nous n’y arriverons peut-être jamais à cause de l’épuisement des ressources, mais pendant ce temps, les lumières sont allumées, il y a de la circulation dans les rues, et, même si les lumières s’éteignent pendant un moment en raison d’une panne d’électricité, elle reviendront plus tard, et les boutiques rouvriront. Les affaires reprendront comme d’habitude. Le somptueux buffet du petit-déjeuner sera servi à temps, afin que les éminences assemblées puissent reprendre la discussion sur les avancées mesurées que nous devons tous faire pour éviter un désastre certain. Le petit-déjeuner n’est pas servi ; puis les lumières s’éteignent. À un certain point, quelqu’un appelle tout cela une farce, et les éminences ajournent, pour toujours.
En Russie, la normalité s’est écroulée en une série d’étapes. D’abord, les gens ont cessé d’avoir peur de parler franchement. Ensuite, ils ont cessé de prendre les autorités au sérieux. Enfin, les autorités ont cessé de se prendre au sérieux les unes les autres. Dans l’acte final, Eltsine37 est monté sur un char et a prononcé les mots : l’ex-Union soviétique.
En Union soviétique, pendant que cette chose appelée normalité s’élimait en raison de l’échec en Afghanistan, du désastre de Tchernobyl et de la stagnation économique générale, elle continuait d’être imposée par une gestion minutieuse des médias de masse jusque dans la période appelée glasnost38. Aux États-Unis, tandis que l’économie échoue à créer suffisamment d’emplois pendant plusieurs années de suite, et que l’économie entière penche vers la banqueroute, les affaires vont comme d’habitude39 demeure l’un des produits les plus vendu, ou c’est ce que l’on nous conduit à croire. La normalité américaine aux alentours de 2005 semble aussi inexpugnable que la normalité soviétique semblait l’être aux alentours de 1985.
S’il y a une différence entre l’approche soviétique et l’approche américaine pour maintenir un sentiment de normalité, c’est celle-ci : les Soviétiques ont essayé de le maintenir par la force, tandis que l’approche supérieure des Américains est de le maintenir par la peur. On a tendance à se sentir plus normal si l’on craint de tomber de sa position, et qu’on s’y cramponne de toutes ses forces, plutôt que si quelqu’un vous y cloue les pieds.
Plus précisément : dans une société de consommation, quoi que ce soit qui détourne les gens de leurs achats est dangereusement perturbateur, et tous les consommateurs le sentent. N’importe quelle expression de la vérité sur notre manque de perspectives pour une existence continue de société hautement développée et industriellement prospère perturbe l’inconscient consumériste collectif. Il y a un instinct grégaire de rejet de cela, et par conséquent, cela échoue, non par un acte manifeste, mais en échouant à générer un profit parce que c’est impopulaire.
En dépit de cette petite différence dans la manière dont la normalité est ou était imposée, elle est en train d’être abattue, en ex-Union soviétique comme dans les États-Unis contemporains, par des moyens presque identiques, bien que par des technologies différentes. En Union soviétique, il y avait quelque chose appelé samizdat40, ou auto-publication : avec l’aide de machines à écrire manuelles et de papier carbone, les dissidents russes parvenaient à faire circuler assez de matériel pour neutraliser les effets de la normalité imposée. Dans les États-Unis contemporains, nous avons des sites internet et des blogueurs : différentes technologies, même différence. Ce sont des écrits pour lesquels la normalité imposée n’est plus la norme ; la norme est la vérité — ou du moins son approximation la plus sincère pour quelqu’un.
Alors qu’est il advenu de ces anticonformistes soviétiques, dont certains ont prédit l’effondrement à venir avec une certaine précision ? Pour être bref, ils ont disparu du décor. À la fois tragiquement et ironiquement, ceux qui deviennent des experts en explication des défauts du système et en prédiction de sa trajectoire d’anéantissement font beaucoup partie du système. Quand le système disparaît, leur domaine d’expertise en fait autant, et leur public. Les gens cessent d’intellectualiser leurs difficultés et commencent à essayer d’y échapper — par la boisson, ou les drogues, ou la créativité, ou la ruse — mais ils n’ont pas le temps de méditer sur le plus large contexte.

La sécurité

La sécurité dans l’Union soviétique après l’effondrement était, dirons-nous, laxiste. Je m’en suis sorti indemne, mais je connais un certain nombre de gens qui n’ont pas pu. L’une de mes amies d’enfance et son fils ont été tués dans leur appartement pour la misérable somme de cent dollars. Une vieille dame que je connaissais a été assommée et a eu la mâchoire cassée par un cambrioleur qui attendait à sa porte qu’elle revienne, l’a attaquée, a pris ses clefs et a pillé chez elle. Il y a une réserve infinie d’histoires de ce type. Les empires se maintiennent par la violence ou par la menace de la violence. Les États-Unis et la Russie étaient et sont tous deux entretenus par une légion de serviteurs dont l’expertise est dans l’usage de la violence : soldats, policiers, gardiens de prisons et consultants en sécurité privés. Les deux pays ont un surplus d’hommes endurcis à la guerre qui ont tué, qui sont psychologiquement abîmés par cette expérience, et n’ont pas de scrupule à prendre une vie humaine. Dans les deux pays, il y a beaucoup, beaucoup de gens dont le fond de commerce est leur usage de la violence, en attaque ou en défense. Quoi qu’il puisse arriver d’autre, ils seront employés, ou auto-employés ; préférablement le premier cas.
Dans une situation post-effondrement, tous ces hommes violents tombent automatiquement dans la catégorie générale des consultants en sécurité privés. Ils ont une façon de créer assez de travail pour que leur tribu entière reste occupée : si vous ne les embauchez pas, ils feront quand même le travail, mais contre vous plutôt que pour vous. Les extorsions de différentes tailles et formes prolifèrent, et, si vous avez de la propriété à protéger, ou si vous souhaitez que quelque chose soit fait, une grande partie de votre temps et de votre énergie se trouve absorbée par le maintient du bien-être et de l’efficacité de votre organisation de sécurité privée. Pour compléter la part violente de la population, il y a aussi plein de criminels. À mesure que leur peine expire, ou que le surpeuplement des prisons et le manque de ressources force les autorités à accorder des amnisties, ils sont relâchés dans la nature. Mais maintenant il n’y a plus personne pour les mettre à nouveau sous les verrous parce que la machinerie du maintien de l’ordre s’est cassée en raison du manque de fonds. Cela exacerbe davantage le besoin de sécurité privée, et fait courir à ceux qui ne peuvent se l’offrir un risque additionnel.
Il y a une sorte de continuité entre ceux qui peuvent fournir la sécurité et de simples voyous. Ceux qui peuvent fournir la sécurité tendent aussi à savoir comment employer les simples voyous ou s’en débarrasser autrement. Par conséquent, du point de vue d’un consommateur de sécurité inéduqué, il est très important de travailler avec une organisation plutôt qu’avec des individus. Le besoin de sécurité est immense : avec un grand nombre de gens désespérés dans les parages, tout ce qui n’est pas surveillé sera volé. L’étendue des compétences dans les activités de sécurité est aussi immense : depuis la mémé insomniaque qui veille sur le carré de concombre jusqu’au surveillants des parcs de bicyclettes et aux gardiens de maisons, et jusqu’au convois armés et aux tireurs d’élite sur les toits.
Tandis que le gouvernement s’atrophie, avec ses fonctions de police et de maintien de l’ordre, des mesures de sécurité privées, improvisées, comblent le déficit de sécurité qu’il laisse derrière lui. En Russie, il y a eu une période de plusieurs années durant laquelle la police ne fonctionnait essentiellement pas : ils n’avaient pas d’équipement, pas de budget, et leurs salaires n’étaient pas suffisants pour survivre. Les meurtres demeuraient irrésolus, on n’enquêtait même pas sur les agressions et les cambriolages. La police ne pouvait survivre que par la corruption. Il y avait un mélange substantiel entre la police et le crime organisé. À mesure que l’économie est revenue, tout s’est arrangé, jusqu’à un certain degré. Là où il n’y a pas de raison de s’attendre à ce que l’économie revienne, on doit apprendre à se faire de nouveaux amis étranges, et à les garder, pour la vie.

L’apathie politique

Avant, durant, et immédiatement après l’effondrement soviétique, il y a eu énormément d’activité politique de groupes que nous considérerions comme progressistes : libéraux41, écologistes, réformateurs pro-démocratie. Ceux-ci s’étaient développés à partir des mouvements dissidents de l’ère soviétique, et ont eu un impact tout à fait significatif pendant un moment. Une décennie plus tard, démocratie et libéralisme sont généralement considérés comme des gros mots en Russie, communément associés avec l’exploitation de la Russie par les étrangers et autre pourriture. L’État russe est centriste, avec des tendances autoritaires. La plupart des Russes détestent leur gouvernement et s’en méfient, mais ils ont peur de la faiblesse et veulent une main forte sur le gouvernail.
Il est facile de voir pourquoi l’idéalisme politique échoue à prospérer dans l’environnement politique trouble de l’après-effondrement. Il y a une forte traction à droite par les nationalistes qui veulent trouver des boucs émissaires (inévitablement, les étrangers et les minorités ethniques), une forte traction au centre par les membres de l’ancien régime tâchant de s’accrocher aux vestiges de leur pouvoir, et une vague d’indécision, de confusion, et de débats non-concluants à gauche, par ceux qui essayent de bien faire, et échouent à faire quoi que ce soit. Parfois les libéraux ont la chance de pouvoir essayer une expérience ou deux. Iegor Gaïdar42 a pu essayer quelques réformes économiques libérales sous Eltsine. Il est une figure tragi-comique, et nombre de Russes frémissent en se souvenant de ses efforts (et pour être juste, nous ne savons même pas à quel point ses réformes auraient pu être utiles ou dommageables, puisque la plupart d’entre elles n’ont jamais été mises en œuvre).
Les libéraux, réformistes et progressistes aux États-Unis, autoproclamés ou ainsi étiquetés, ont eu du mal a réaliser leur programme. Même leur peu de victoires durement acquises, telles que la Sécurité Sociale43, pourraient être démantelées. Même quand ils ont réussi à élire un président plus à leur goût, les effets ont été, selon les standards occidentaux, réactionnaires. Il y a eu la doctrine Carter, d’après laquelle les États-Unis protégeraient leur accès au pétrole par l’agression militaire si nécessaire. Il y a eu la réforme de l’aide sociale par Clinton, qui a forcé les mères célibataires à travailler dans des emplois subalternes pendant qu’elles plaçaient leurs enfants dans des crèches de qualité inférieure.
Les gens aux États-Unis ont une attitude envers la politique largement similaire à celle des gens en Union soviétique. Aux États-Unis, ont appelle souvent cela l’apathie des votants, mais cela pourrait être décrit plus précisément comme l’indifférence des non-votants. L’Union soviétique avait un parti politique unique, enraciné et systématiquement corrompu, qui détenait le monopole du pouvoir. Les États-Unis ont deux partis, enracinés et systématiquement corrompu, dont les positions sont souvent indistinguables, et qui détiennent ensemble le monopole du pouvoir. Dans l’un et l’autre cas, il y a, ou il y avait, une unique élite gouvernante, mais aux États-Unis elle s’est organisée en deux équipes opposées pour que sa mainmise sur le pouvoir paraisse plus sportive.
Aux États-Unis, il y a une industrie de commentateurs politiques et d’experts qui se consacre à enflammer les passions politiques le plus possible, particulièrement avant les élections. C’est similaire à ce que font les journalistes et les commentateurs sportifs pour attirer l’attention sur leur jeu. Il semble que la principale force derrière le discours politique aux États-Unis soit l’ennui : on peut parler du temps qu’il fait, de son boulot, de son crédit hypothécaire et de sa relation avec les cours de l’immobilier actuels et projetés, des voitures et de la situation de la circulation, du sport, et, loin derrière le sport, de la politique. Dans un effort pour faire en sorte que les gens y prêtent attention, la plupart des questions débitées devant l’électorat concernent la reproduction : l’avortement, le contrôle des naissances, la recherche sur les cellules souches, et des petits bouts de politique sociale similaires sont balancés plutôt que réglés, simplement parce qu’ils font un bon taux d’audience. Des questions stratégiques ennuyeuses mais vitalement importantes telles que le développement durable, la protection de l’environnement et la politique énergétique sont soigneusement évitées.
Bien que les gens se plaignent souvent de l’apathie politique comme si c’était une grave maladie sociale, il me semble que c’est juste comme cela doit être. Pourquoi des gens essentiellement impuissants voudraient-ils participer à une farce humiliante conçue pour démontrer la légitimité de ceux qui exercent le pouvoir ? Dans la Russie de l’ère soviétique, les gens intelligents faisaient de leur mieux pour ignorer les communistes : leur prêter attention, que ce soit par la critique ou par la louange, ne servirait qu’à les conforter et les encourager, leur donnant le sentiment d’importer. Pourquoi les Américains devraient-ils vouloir agir le moins du monde différemment en ce qui concerne les républicains et les démocrates ? Par amour des ânes et des éléphants44 ?

Le dysfonctionnement politique

Comme je l’ai mentionné auparavant, les plans d’atténuation de crise à mettre en œuvre parnous, qu’ils impliquent des guerres pour l’accès aux ressources, la construction de centrales nucléaires, des fermes d’éoliennes ou des rêves d’hydrogène, sont peu susceptibles d’être réalisés, parce que cette entité nous ne sera plus fonctionnelle. Si nous ne sommes pas susceptibles de réaliser notre plan avant l’effondrement, alors quoi qu’il reste de noussera encore moins susceptible de le faire après. Par conséquent, il y a peu de raisons de s’organiser politiquement dans le but d’essayer de bien faire. Mais si vous voulez vous préparer à tirer parti d’une mauvaise situation — et bien, c’est une autre histoire !
La politique a un grand potentiel pour faire empirer une mauvaise situation. Elle peut causer guerres, nettoyages ethniques et génocides. À chaque fois que les gens se rassemblent en organisations politiques, que ce soit volontairement ou de force, cela annonce des ennuis. J’étais à la réunion annuelle de mon jardin communautaire récemment, et parmi le groupe de jardiniers généralement placides et timides il y avait une paire de militantsautoproclamés. Avant longtemps, l’un de ceux-ci soulevait la question de l’expulsion de gens. Les gens qui ne se montrent pas à la réunion annuelle et ne s’inscrivent pas pour faire le nettoyage et le compostage et ainsi de suite — pourquoi leur permet-on de garder leur parcelle ? Et bien, certains des éléments voyous mentionnés par le militant se trouvaient être de vieux Russes, qui, en raison de leur vaste expérience de telles choses durant l’époque soviétique, sont excessivement peu susceptibles d’être astreints à prendre part au travail en commun ou d’assister aux réunions avec la collectivité. Franchement, ils préféreraient la mort. Mais ils adorent aussi le jardin.
La raison pour laquelle on permet à l’élément d’exister dans ce jardin communautaire particulier est que la femme qui dirige l’endroit leur permet de garder leur parcelle. C’est sa décision : elle exerce l’autorité et elle ne participe pas à la politique. Elle fait fonctionner le jardin et permet aux militants de faire leur bruit, une fois par an, sans effet pernicieux. Mais si la situation devait changer et que le jardin potager devienne soudainement une source de nourriture plutôt qu’un loisir, combien de temps faudrait-il pour que l’élément militant commence à demander plus de pouvoir et à affirmer son autorité ?
L’autorité est certainement une qualité utile dans une crise, qui est une époque particulièrement mauvaise pour les délibérations et les débats longuets. Dans n’importe quelle situation, certaines personnes sont mieux équipées pour y faire face que d’autres et peuvent les aider en leur donnant des directives. Ils accumulent naturellement une certaine quantité de pouvoir pour eux-mêmes, et c’est bien aussi longtemps que suffisamment de gens en bénéficient, et aussi longtemps que personne n’est blessé ou opprimé. De telles personnes émergent souvent spontanément dans une crise.
Une qualité également utile dans une crise est l’apathie. Les Russes sont exceptionnellement patients : même dans les pires moments de l’après-effondrement, ils n’ont pas commis d’émeute, et il n’y a pas eu de manifestations significatives. Ils ont fait face du mieux qu’ils pouvaient. Le groupe de gens avec qui l’on est le plus en sécurité dans une crise est celui qui ne partage pas de fortes convictions idéologiques, n’est pas facilement persuadé par l’argumentation, et ne possède pas un sentiment surdéveloppé et exclusif de l’identité.
Les candides enquiquineurs qui pensent que nous devons faire quelque chose et qui peuvent être embobinés par n’importe quelle andouille démagogue sont assez nuisibles, mais le groupe le plus dangereux, et qu’on doit surveiller et fuir, est un groupe de militants politiques résolus à organiser et promouvoir un programme ou un autre. Même si le programme est bénin, et même s’il est bénéfique, l’approche politisée pour le résoudre pourrait ne pas l’être. Comme dit le proverbe, les révolutions mangent leurs enfants. Puis elles se tournent vers tous les autres. La vie de réfugié est une forme de survie ; rester et se battre contre une foule organisée n’en est généralement pas une.
Les Balkans sont le cauchemar post-effondrement avec lequel tout le monde est familiarisé. Au sein de l’ex-Union soviétique, la Géorgie est le meilleur exemple d’une politique nationaliste poursuivie jusqu’à la désintégration nationale. Après avoir gagné son indépendance, la Géorgie est passée par un paroxysme de ferveur nationaliste, résultant en un État quelque peu plus petit, légèrement moins peuplé, perpétuellement défunt, avec une pauvreté généralisée, une grande population de réfugiés, et deux anciennes provinces coincées dans des limbes politiques permanentes, parce que, apparemment, le monde a perdu sa capacité à redessiner les frontières politiques. Dans sa forme actuelle, c’est un client politique et militaire de Washington, précieux uniquement comme couloir de pipeline pour le pétrole de la mer Caspienne. Son principal partenaire commercial et fournisseur d’énergie est la Fédération de Russie.
Les États-Unis sont bien plus comme les Balkans que comme la Russie, qui est habitée par une population eurasienne assez homogène. Les États-Unis sont très compartimentés, habituellement par race, souvent par ethnicité, et toujours par niveau de revenu. Durant les périodes prospères, ils restent relativement calmes en maintenant un pourcentage de gens en prison qui a établi un record mondial absolu. Durant les périodes moins prospères, ils sont en grand risque d’explosion politique. Les sociétés multi-ehtniques sont fragiles et instables ; lorsqu’elles se désagrègent, ou explosent, tout le monde perd.

L’effondrement aux États-Unis

Aux États-Unis, il semble y avoir peu de manières de faire fonctionner en douceur le scénario de l’effondrement pour soi et sa famille. La totalité du lieu semble partie trop loin dans une direction insoutenable. C’est un vrai défi créatif, et nous devrions lui accorder beaucoup de réflexion sérieuse. Supposons que vous viviez dans une grande ville, dans un appartement ou une copropriété. Vous dépendez des services municipaux pour survivre. Une semaine sans électricité, ou sans chauffage, gaz, ou enlèvement des ordures entraîne un inconfort extrême. Deux à la fois est une calamité. Trois est un désastre. La nourriture vient du supermarché, avec l’aide du distributeur de billet ou de la fente pour carte bleue à la caisse. Les vêtements propres viennent de la laverie, qui nécessite de l’électricité, de l’eau et du gaz naturel. Une fois que tous les commerces ont fermé et que votre appartement est froid, sombre et sent les ordures (parce qu’elles n’ont pas été ramassées) et l’excrément (parce que les toilettes ne fonctionnent plus), il est peut-être temps d’aller camper et d’explorer la nature.
Alors considérons la campagne. Supposons que vous possédiez une maison et que vous ayez un crédit minuscule qui se ratatine jusqu’à presque rien après une bonne poussée d’inflation, ou que vous la possédiez pour de bon. Si elle est dans une subdivision périurbaine développée, il y aura encore des difficultés avec les taxes, le respect du code, des étrangersvenus de l’espace vivant à côté, et d’autres scoubidous, ce qui pourrait empirer à mesure que les conditions se détériorent. Les municipalités en détresse pourraient d’abord tenter de renchérir les impôts locaux pour couvrir leurs coûts au lieu de simplement fermer boutique. Dans un effort malavisé pour sauver la valeur immobilière, elles peuvent aussi tenter de faire appliquer des codes contre des nécessités telles que les tas de compost, les toilettes extérieures, les poulaillers et les cultures plantées sur votre pelouse de façade. Gardez à l’esprit, aussi, que les pesticides et les herbicides prodigués aux pelouses et aux terrains de golf laissent des résidus toxiques. Peut-être que la meilleure chose à faire avec la banlieue et de l’abandonner tout entière.
Une petite ferme offre des possibilités quelque peu meilleures pour cultiver, mais la plupart des fermes aux États-Unis sont hypothéquées jusqu’à la garde, et la plus grande partie de la terre, qui a subi une culture intensive, a été bombardée sans pitié de fertilisants chimiques, d’herbicides et d’insecticides, ce qui en a fait un endroit malsain, habité par des hommes à tout petit décompte de spermatozoïdes. Les petites fermes ont tendance a être des lieux solitaires, et nombre d’entre elles, sans accès au gasoil ou à l’essence, deviendraient dangereusement isolées. Vous aurez besoin de voisins pour faire du troc, pour vous aider, et pour vous tenir compagnie. Même une petite ferme est probablement excessive en terme de quantité de terre agricole disponible, parce que sans la capacité d’apporter sa récolte sur un marché, ou sans une économie monétaire en fonctionnement pour la vendre, il n’y a pas de raison de cultiver un grand surplus de nourriture. Avoir des dizaines d’hectares est un gaspillage quand tout ce dont on a besoin est quelques milliers de mètres carrés. De nombreuses familles russes ont réussi à survivre avec l’aide d’une parcelle de jardin standard de un sotka, ce qui fait cent mètres carrés, ou, si vous préférez, 0,01 hectare, ou 1076,391 pieds carrés.
Ce dont on a besoin, bien sûr, c’est d’une petite ville ou d’un village : une localité relativement petite, relativement dense, avec environ quatre mille mètres carrés pour chaque trentaine de personnes, et avec une réglementation des zones conçues pour un usage juste et durable, non pour les opportunités d’investissement en capital, la croissance, la valeur immobilière, ou d’autres sortes de développement. De plus, cela devrait être un endroit où les gens se connaissent et sont prêt à s’aider les uns les autres — une vraie communauté. Il y a peut-être encore quelques centaines de communautés comme cela, dissimulées ici et là dans les cantons les plus pauvres des États-Unis, mais il n’y en a pas assez, et la plupart d’entre elles sont trop pauvres pour absorber une population significative de migrants économiques.

Des conseils d’investissement

Souvent, lorsque les gens entendent parler de la possibilité d’un effondrement économique, ils se demandent : Supposons que l’économie américaine s’effondre bientôt. Pourquoi cela vaudrait-il seulement la peine d’y penser, si je ne peux rien y faire ? Et bien, je ne suis pas un professionnel du conseil en investissement, alors je ne risque rien en faisant quelques suggestions sur la manière de protéger son portefeuille d’investissement contre l’effondrement.
La peur du nucléaire a engendré l’archétype du survivaliste45 américain, terré dans les collines, avec un abri anti-bombardement, un nombre fantastique de boites de conserve de charcutaille, un assortiment d’armes à feu et abondance de munitions avec lesquelles repousser les voisins en contrebas, ou peut-être juste pour tirer sur des canettes de bière quand les voisins passent pour de la bière et des sandwichs à la charcutaille. Et bien sûr, un drapeau américain. Cette sorte de survie est à peu près aussi bonne que de s’enterrer vivant soi-même, je suppose.
L’idée de stocker n’est pas totalement mauvaise, cependant. Stocker de la nourriture est, bien sûr, une idée pourrie, littéralement. Mais certains articles manufacturés valent certainement d’être considérés. Supposons que vous ayez un compte d’épargne retraite, ou des fonds mutuels. Et supposons que vous vous sentiez raisonnablement certain que d’ici au moment prévu pour partir à la retraite ce ne sera pas suffisant pour acheter une tasse de café. Et supposons que vous réalisiez que vous pouvez actuellement acheter plein de bons trucs qui aient une longue durée de vie en réserve et qui seront nécessaires et précieux, loin dans le futur. Et supposons, en plus, que vous ayez un petit peu d’espace de stockage : quelques dizaines de mètres carrés. Maintenant, qu’allez-vous faire ? Attendre et regarder vos économies s’évaporer ? Ou payer le supplément d’imposition et investir dans des choses qui ne soient pas composées de vapeur ?
Une fois que les distributeurs d’argent n’auront plus d’argent, que les téléscripteurs boursiers cesseront de téléscripter, et que la chaîne de distribution se sera brisée, les gens auront toujours des besoins de base. Il y aura des marchés aux puces et des arrangements privés de troc pour alimenter ces besoins, utilisant n’importe quelle monnaie d’échange locale qui sera disponible : des rouleaux de billets de cent dollars, des bouts de chaînes en or, des paquets de cigarettes, ou n’importe quoi de ce genre. Ce n’est pas une mauvaise idée de posséder un peu de tout ce que vous aurez besoin, mais vous devriez investir dans des choses que vous pourrez échanger contre des choses dont vous aurez besoin. Pensez à des biens de consommation nécessaires qui requièrent une haute technologie et ont une longue durée de vie en réserve. Voici quelques suggestions pour commencer : des médicaments (sans et sur prescription), des lames de rasoir, des préservatifs. Les batteries rechargeables (et les chargeurs solaires) deviendront assurément des articles précieux (les NiMH sont les moins toxiques). Les articles de toilette, tels que du bon savon, seront des articles de luxe. Remplissez quelques cantines, emballez sous azote pour que rien ne rouille ou ne pourrisse, et entreposez quelque part.
Après l’effondrement soviétique, il est rapidement apparu une catégorie de marchands itinérants qui fournissaient aux gens l’accès à des produits importés. Pour se procurer leurs marchandises, ces gens devaient voyager à l’étranger, en Pologne, en Chine, en Turquie, par le train, en portant leurs produits à l’aller et au retour dans leurs bagages. Ils échangeaient une valise de montres de fabrication russe contre une valise d’autres produits de consommation plus utiles, tels que le shampooing ou les lames de rasoir. Ils devaient graisser la patte des officiels le long de leur route, et étaient souvent détroussés. Il y a eu une période ou ces gens, appelé tchelnoki, ce qui veut dire navette en russe, étaient la seule source de biens de consommation. Les produits étaient souvent des rebuts d’usine, endommagés, ou au-delà de leur date de péremption, mais cela ne les rendait pas moins précieux. En se basant sur leur exemple, il est possible de prédire quels articles seront hautement demandés et de les stocker en avance, comme une couverture contre le risque d’effondrement économique. Notez que les chelnoki avaient des économies intactes avec lesquelles commercer, accessibles en train — alors qu’il n’est pas garanti que ce soit le cas aux États-Unis.
Une réserve de cette sorte, dans un endroit accessible à pied et socialement stable, où vous connaissez tout le monde, où vous avez quelques amis proches et de la famille, où vous possédez votre toit et de la terre pour de bon, et où vous pouvez cultiver la plus grande partie de votre propre nourriture, et troquer pour obtenir le reste, devrait vous permettre de survivre à l’effondrement économique sans trop d’ennuis. Et, qui sait, peut-être trouverez-vous même le bonheur ici.

Conclusion

Bien que la conclusion essentielle et évidente soit que les États-Unis sont plus mal préparés à l’effondrement économique que la Russie l’était, et qu’ils vont vivre une période plus difficile que ce que la Russie a vécu, il y a quelques facettes culturelles des États-Unis qui ne sont pas entièrement inutiles. Pour finir sur une note optimiste, j’en mentionnerai trois.
Premièrement, et c’est peut-être le plus surprenant, les Américains sont de meilleurs communistes que les Russes ne l’ont jamais été, ou ont bien voulu essayer d’être. Ils excellent dans la vie communautaire, avec beaucoup de bonnes situations de cohabitation stables, ce qui compense leur famille fragile, aliénée ou inexistante. Ces situations de cohabitation peuvent servir de modèle, et être élargies à des communautés auto-organisées de la taille d’un village. Les grands ménages qui mettent en commun leurs ressources sont bien plus sensés dans un environnement instable, aux ressources raréfiées, que l’approche individualiste. Sans une économie en fonctionnement, un ménage consistant d’un seul individu ou d’une famille nucléaire cesse d’être viable, et les gens sont forcés de vivre dans des ménages toujours plus grands, depuis des situations de cohabitation, prendre des pensionnaires, partager une pièce, jusqu’à former des villages. Là où n’importe quel Russe frémirait à une telle idée, parce qu’elle remue les souvenirs frais de l’expérience soviétique ratée de collectivisation et de vie communautaire forcée, de nombreux Américains sont habiles à se faire des amis rapidement et à bien s’entendre, et semblent généralement posséder une réserve inexploitée de grégarisme, d’esprit de communauté, et d’idéalisme civique.
Deuxièmement, il y a une couche fondamentale de décence et de gentillesse au moins dans certaines parties de la société américaine, qui a été presque totalement détruite en Russie au cours de l’histoire soviétique. Il y a une impulsion altruiste à aider les étrangers, et une fierté d’être utile à d’autres. De nombreuses façons, les Américains sont culturellement homogènes, et la plus grande barrière interpersonnelle entre eux est la peur et l’aliénation nourrie par leurs conditions de vie racialement et économiquement ségréguées.
Enfin, caché sous le vernis voyant des autocollants patriotiques et des drapeaux, il y a un courant sous-jacent de fierté nationale tranquille, qui, s’il est enclenché, peut produire un bon moral et de grands résultats. Les Américains ne sont pas encore disposés à succomber simplement aux circonstances. Parce que nombre d’entre eux n’ont pas une bonne compréhension de leur difficile situation, leurs efforts pour l’atténuer pourront s’avérer vains, mais il est virtuellement garanti qu’ils produiront un effort vaillant, car ceci, après tout, est l’Amérique

Source : Orbite.info
  1. La symétrie est entre les sigles SU (Soviet Union) et US (United States). []
  2. Dans le texte : peak oil et economic collapse. À titre de curiosité, une recherche large sur chacun de ces couples de termes rend, ce mois de septembre 2009, 17 400 000 et 20 400 000 pages respectivement — ce qui ne veut pas dire grand chose, sinon que ce lexique est dans l’air du temps. []
  3. Dans le texte : the great American Can-Do Spirit. []
  4. Dans le texte : under the hood of every SUV and in the basement of every McMansion. []
  5. Les grandes banlieues pavillonnaires, peuplées par la classe moyenne et très éloignées des centres urbains. []
  6. Paul Roberts est un journaliste spécialisé dans les questions d’énergie, d’économie et d’écologie, et l’auteur d’un livre intitulé The End of Oil (La fin du pétrole). []
  7. La citation est tirée de l’article Over a Barrel publié en novembre 2004 sur le siteMother Jones. []
  8. En référence à ultimate recoverable resource, la quantité totale d’une certaine ressource (ici, le pétrole) pouvant effectivement être extraite — nettement moins que la quantité physiquement existante. []
  9. Robert McNamara fut le ministre de la défense américain (Secretary of Defense) de 1961 à 1968. []
  10. The History of the Decline and Fall of the Roman Empire, une œuvre considérable écrite vers la fin du XVIIIe siècle par Edward Gibbon, célèbre pour son style littéraire et sa méthode d’investigation historique moderne, à rebours de la doctrine religieuse de son temps. []
  11. Dans le texte : die-off, une période au cours de laquelle meurt une grande partie de la population. []
  12. Les États-Unis projettent depuis la fin des années 1950 de construire un système antimissile qui les mettraient à l’abri des ogives nucléaires russes. Les admirateurs de Ronald Reagan attribuent l’effondrement de l’Union soviétique au retard technologique pris par celle-ci en regard du programme américain Strategic Defense Initiative, bien que le bouclier attendu n’ait jamais été produit (un peu comme certains catholiques attribuent ce même effondrement aux prières tenaces du pape Jean-Paul II). []
  13. L’épouse de Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev, Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique de 1985 à 1991. []
  14. Fondé en 1834 à Londres, Harrods est l’un des plus grands magasins au monde. []
  15. Iouri Vladimirovitch Andropov dirigea le KGB de 1967 à 1982, avant d’être le Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique de 1982 à 1984. []
  16. Le smog est une brume d’émissions industrielles et automobiles stagnant dans l’air de certaines villes polluées. []
  17. En français dans le texte. []
  18. Le texte employait decimate. L’auteur a cependant souhaité que décimer — c’est à dire, strictement parlant, détruire la dixième partie d’une totalité — soit remplacé par un verbe évoquant une destruction plus complète, songeant qu’elle fut d’abord mise en œuvre par la violence durant la période stalinienne, puis continuellement, par diverses moyens de pression plus subtils, en particulier d’ordre économique. []
  19. Les Américains ont une perception du centre-ville et de la banlieue à l’inverse de celle des Français : la banlieue (suburb) est l’habitat des classes moyennes, tandis que le centre-ville (inner city), hormis les quartiers d’affaire, est celui des pauvres. []
  20. James Howard Kunstler est un auteur préoccupé par le pic pétrolier et l’expansion démesurée des banlieues américaines, dont il a traité dans un livre intitulé : La géographie de nulle part : l’ascension et le déclin du paysage manufacturé de l’Amérique (The Geography of Nowhere: The Rise and Decline of America’s Man-Made Landscape). []
  21. Une région de l’Ouzbékistan. []
  22. Une maison de campagne (rarement luxueuse). []
  23. En français dans le texte. []
  24. Le Ravissement (Rapture) est la montée au ciel des bons chrétiens avant la fin du monde. On peut lire à ce sujet, sur ce même site : Une putain assise sur plusieurs eaux par Joe Bageant. []
  25. Le Primorie est une région administrative à la frontière de la Chine et de la Corée du nord. []
  26. Le just-in-time est une stratégie d’organisation industrielle visant à réduire l’inventaire au minimum nécessaire à la satisfaction de la demande immédiate. Le résultat est une rentabilité accrue (peu d’entrepôts, peu d’invendus, peu d’engagement de trésorerie) et un risque de paralysie totale en cas de rupture d’un flux. []
  27. Jane Jacobs était une urbaniste militante, opposée à l’urbanisme planifié, aux zones spécialisées et aux autoroutes urbaines. []
  28. Cette citation est extraite de Dark Age Ahead (Âge sombre droit devant), le dernier livre de Jane jacobs, consacré au déclin de la société nord-américaine. []
  29. En français non plus. Comme la flânerie française, cela décrit une attente sans but ou une circulation indolente, mais avec des connotations tout à fait opposées, mi-menaçantes, mi-honteuses, à deux doigts du délit de vagabondage. []
  30. Nikita Sergeïevitch Khrouchtchev, Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique de 1953 à 1964. []
  31. Dans le texte : work hard and play hard. []
  32. Dans le texte : if you are currently a mover and a shaker. []
  33. Dans le texte : asset stripping. []
  34. Une observation faite pour la première fois en Inde au début des années 1960 par l’économiste Amartya Sen, et maintes fois vérifiée dans divers pays. []
  35. Henry Louis Mencken fut un journaliste, un écrivain et un satiriste de la première moitié du XXe siècle. Au cours de la période de prohibition de l’alcool aux États-Unis, de 1920 à 1933, Mencken écrivait : Cinq années de prohibition ont eu, au moins, ce seul effet bénin : elles ont complètement anéanti tous les arguments favoris des prohibitionnistes. Aucun des grands bienfaits et usufruits qui devaient suivre le vote du dix-huitième amendement ne s’est produit. Il n’y a pas moins d’ivresse dans la république, mais plus. Il n’y a pas moins de crime, mais plus. Il n’y a pas moins de démence, mais plus. Le coût du gouvernement n’est pas plus faible, mais beaucoup plus lourd. Le respect pour la loi ne s’est pas accru, mais a diminué. []
  36. À ne pas confondre avec le wagon, que l’on réserve aux marchandises, aux bestiaux et aux minorités vouées au génocide. []
  37. Boris Nikolaïevitch Eltsine fut le président de la Russie de 1991 à 1999. []
  38. La glasnost désignait une politique de transparence et de relative liberté d’expression entreprise par Mikhaïl Gorbatchev en 1985. []
  39. Dans le texte : business as usual. []
  40. Littéralement : de l’auto-édition ; pratiquement : des écrits édités avec les moyens du bord et distribués sous le manteau. []
  41. Il est indispensable lorsqu’on lit des textes politiques américains de garder à l’esprit que le mot liberals y désigne, à l’inverse de l’usage français actuel, des gens de gauche. En revanche, les gens que nous appelons libéraux ou ultra-libérauxsont en Amérique des neo-conservatives(parfois abrégé en neo-cons). L’usage américain a été transposé ici car il rend une meilleure justice à l’étymologie. De plus, l’appellation neo-cons a aux oreilles françaises des résonances si flatteuses que nous pourrions bien finir par l’adopter. []
  42. Iegor Timourovitch Gaïdar fut le Premier ministre de la Russie durant quelques mois de 1992. []
  43. Si en France l’expression Sécurité sociale se confond avec la Sécurité sociale au point d’être circonscrite aux questions d’assurance santé, elle a conservé dans le monde anglophone son sens général, c’est à dire qu’en plus de l’assurance santé elle englobe les questions d’assurance vieillesse et d’assurance emploi. En ce qui concerne la Social Security Administration américaine, c’est un organisme fédéral dont l’objet est le versement des pensions de retraite, de veuvage et de handicap. Elle participe aux programmes d’assurance santé en tant qu’interface avec les assurés, bien que ces programmes ne ressortent pas de sa responsabilité. []
  44. L’âne est la mascotte du Parti démocrate, l’éléphant est celle du Parti républicain. []
  45. Le survivalisme est un mouvement de gens préoccupés par leurs moyens de survie personnels, et dont les craintes sont extrêmement variées : désastres naturels, catastrophes industrielles, terrorisme, surpopulation, épidémie, effondrement économique, ou survenue de l’apocalypse biblique et bien d’autres encore. []

1 commentaire:

  1. Eh bien, c'est un texte long, mais je ne regrette pas d'avoir pris un peu de temps pour le lire jusqu'à la fin. C'est riche d'enseignement !

    Personne ne pourra dire que nous ne sommes pas prévenus. Mais peu d'entre nous prennent des dispositions prévisionnelles, hélas ! Nous sommes tellement habitués à ce confort que nous avons depuis notre naissance, pour la plupart d'entre nous.
    Les personnes âgées de mon entourage se font parfois un peu huer par la jeune génération qui d'une façon un peu hautaine et narquoise, leur reproche leur façon d'accumuler des choses soi-disant désuettes (économies de bouts de chandelles.) Mais ces gens-là ont connu la seconde guerre mondiale et les privations de toutes sortes. Et nous pouvons constater que si les trente glorieuses l'ont vraiment été, cela ne durera pas. Ces personnes-là ont un trésor entre leurs mains : un savoir agricole qui se perd de plus en plus, des outils et des façons de vivre qui dépendent peu des réseaux électriques et un esprit pragmatique qui défie toute concurrence avec les cerveaux de nos bureaucrates dont la vie se résume à "beaucoup de discussion politique : ce que nous devrions faire" (et que nous ne faisons pas) autour de bons repas copieux, comme il est dit dans ce texte.

    Je ne suis pas américaine, mais je me sens très concernée par cette comparaison faite entre les USA et la Russie.
    ... Nos soi-disant journalistes français parlent peu par exemple, (évitent, d'ailleurs de parler) de ce qui se passe en Grèce actuellement. Pourtant c'est un pays européen... (on pourrait se demander parfois d'ailleurs, si c'en est vraiment un, vu le silence qui l'entoure...)
    Merci à internet d'être un outil de communication. (et bien entendu aux gens qui comme vous, Paul, la véhiculent.)

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