03 juin 2024

La création du bourgeois comme clé de l’Histoire universelle

J’ai dit vingt fois le bien que je pense de Fukuyama, qui n’est absolument pas démenti depuis quarante ans (Reset, unification numérique, dictature verte, totalitarisme sanitaire global, et mondialisme obtus de l’ONU), et je n’y reviendrai pas. Il faut le compléter par Kojève pour dépasser l’imbécile observation géopolitique « qu’on va voir ce qu’on va voir avec les russes et les chinois » (Kojève s’en moque déjà de ces « américains du pauvre » et ça le fait doucement rigoler). Pour moi le meilleur chapitre de son étourdissant et captivant livre est le dix-septième (sic) qui décrit la fabrication du bourgeois par l’ingénierie sociale d’alors (Fukuyama cite cette expression).

On l’écoute alors :

Hobbes et Locke, les fondateurs du libéralisme moderne, cherchaient à éradiquer le thymos de la vie politique, et à le remplacer par une combinaison de désir et de raison. Ces premiers libéraux anglais modernes voyaient la mégalothymie (l’orgueil guerrier, la personnalité aristocratique) sous la forme d’une fierté passionnée et obstinée des princes, ou le fanatisme surnaturel des prêtres militants, comme la principale cause de la guerre et, ce faisant, s’est attaqué à toutes les formes de fierté.

Un qui a parfaitement compris cela en France c’est Alfred de Vigny, dernier très grand esprit aristocratique de notre littérature, auteur de Cinq-Mars (peine de mort pour les duellistes) et de la Servitude et grandeur militaire, que j’ai commentée, et qui explique nos Gamelin et nos Goya et nos tragi-comiques défaites à répétition depuis deux siècles.

Fukuyama poursuit :

Leur dénigrement de l’orgueil aristocratique s’est poursuivi par un certain nombre d’écrivains des Lumières, dont Adam Ferguson, James Stewart, David Hume et Montesquieu. Dans la société envisagée par Hobbes, Locke et d’autres premiers temps modernes penseurs libéraux, l’homme n’a besoin que de désir et de raison.

Enfin la cerise sur le catho moderniste (qui effare Drumont, Bloy, Bernanos, Bruckberger, tout le monde enfin) :

Le Bourgeois était une création entièrement délibérée de la pensée moderne, un effort d’ingénierie sociale qui cherchait à créer la paix sociale en changer la nature humaine elle-même. Au lieu d’opposer la mégalothymie du petit nombre contre celui du grand nombre, comme Machiavel l’avait suggéré, les fondateurs du libéralisme moderne espéraient vaincre complètement la mégalothymie en opposant, en fait, les intérêts de la partie désirante de la nature humaine aux passions de sa nature thymotique.

Ici il faut relire Platon qui a bien décrit (livre VIII de la République, voyez mon texte) cette émergence de l’être démocrate-républicain qui dans l’Athènes pas si antique est déjà bobo, ludique, cool technophile, zoophile, vérolé de bonnes news et plus très guerrier (voir mes textes sur Démosthène aussi).

Un autre qui a bien vu l’importance eschatologique du bourgeois est Taine :

Le bourgeois est un être de formation récente, inconnu à l’antiquité, produit des grandes monarchies bien administrées, et, parmi toutes les espèces d’hommes que la société façonne, la moins capable d’exciter quelque intérêt. Car il est exclu de toutes les idées et de toutes les passions qui sont grandes, en France du moins où il a fleuri mieux qu’ailleurs. Le gouvernement l’a déchargé des affaires politiques, et le clergé des affaires religieuses. La ville capitale a pris pour elle la pensée, et les gens de cour l’élégance. L’administration, par sa régularité, lui épargne les aiguillons du danger et du besoin. Il vivote ainsi, rapetissé et tranquille. A côté de lui un cordonnier d’Athènes qui jugeait, votait, allait à la guerre, et pour tous meubles avait un lit et deux cruches de terre, était un noble…

C’est dans ses Fables de La Fontaine. Rappelons que La Fontaine saisit l’émergence de la civilisation technoscientifique anglo-saxonne :

Vous l’aimez. Les Anglais pensent profondément ;
Leur esprit, en cela, suit leur tempérament ;
Creusant dans les sujets, et forts d’expériences,
Ils étendent partout l’empire des sciences.

C’est dans le renard anglais.

Le bourgeois français est moins spectaculaire que l’anglais. Il va inspirer Molière qui le dépeint sous toutes ses formes, autoritaire, rapiat, féminisé, pédant, cacochyme, bigot, hypocondriaque, servile, médiocre.

C’est ce bourgeois qui après la Réforme, les guerres et la contre-réforme, va intégrer la religion moderne, mise en place dès le dix-septième siècle, celle dont parlent Guénon et les « marxistes » dont Feuerbach qu’on relit ici :

Depuis longtemps la religion a disparu et sa place est occupée par son apparence, son masque, c’est-à-dire par l’Eglise, même chez les protestants, pour faire croire au moins à la foule ignorante et incapable de juger que la foi chrétienne existe encore, parce qu’aujourd’hui comme il y a mille ans les temples sont encore debout, parce qu’aujourd’hui comme autrefois les signes extérieurs de la croyance sont encore en honneur et en vogue.

Et ici d’une manière extraordinaire, Fukuyama s’accorde avec Dostoïevski qui découvre l’importance cardinale du roi Louis XIV (l’Etat c’est moi, le métier de roi…) qui met fin à l’Histoire avant le Napoléon et le Robespierre du duo Kojève-Hegel :

D’ailleurs, il ne sait que très peu de l’univers en dehors de Paris. De plus, il ne tient pas à savoir. C’est un trait commun à toute la nation et très caractéristique. Mais la particularité la plus caractéristique, – c’est l’éloquence. L’amour de l’éloquence vit toujours et augmente de plus en plus. J’aurais bien voulu savoir à quelle époque a commencé cet amour de l’éloquence en France. Certainement, le début principal date de Louis XIV. Il est remarquable qu’en France tout date de Louis XIV. Comment a-t-il fait pour prévaloir ainsi – je ne saurais le comprendre! Car il n’est pas de beaucoup supérieur aux rois précédents. Peut-être, parce qu’il a été le premier à dire: l’Etat, c’est moi. Cela a énormément plu, cela a fait tout le tour de l’Europe. Je pense que c’est par ce mot seul qu’il s’est rendu célèbre.

Louis XIV comme date-charnière de la Fin de l’Histoire ? Baudrillard (anti-jésuite) et Debord (anti-baroque) ne sont pas loin de le penser (on y reviendra). Une dernière remarque : sur ce milieu si extra-lucide du dix-neuvième siècle, on redécouvrira deux auteurs chrétiens et français essentiels, Gougenot des Mousseaux et Mgr Gaume, qui avaient surnaturellement tout compris.

En tout cas personne mieux que Dostoïevski, sauf Marx et Guénon peut-être, n’aura dénoncé le monstrueux et si périlleux mirage occidental. De Guénon j’aime toujours à citer cette remarque, que le français de Louis XIV, déjà bien abruti (vive le romantisme ultérieur tout de même) ne pige plus rien à son moyen âge :

Ce qui est tout à fait extraordinaire, c’est la rapidité avec laquelle la civilisation du moyen âge tomba dans le plus complet oubli ; les hommes du XVIIe siècle n’en avaient plus la moindre notion, et les monuments qui en subsistaient ne représentaient plus rien à leurs yeux, ni dans l’ordre intellectuel, ni même dans l’ordre esthétique ; on peut juger par-là combien la mentalité avait été changée dans l’intervalle.

Cette mentalité avait changé, comment et pourquoi ? J’en reviens toujours à cette remarque de Thomas Frank dans la conquête du cool : sur les panneaux publicitaires on voit que la nation américaine a muté en cinq ans. Le peuple nouveau de l’autre… Rôle de la typographie (Macluhan, qui a bien expliqué comment la typographie nous aura altérés en occident, et définitivement, et continuellement) et des nouvelles formes de communication.

Toujours est-il que la bourgeoisie s’est mise en place sous les Rois (autorité spirituelle et pouvoir temporel…) et pas en 1789 – et qu’elle a la vie dure. N’est-elle pas la seule classe révolutionnaire (Marx), celle dont l’ultime mission révolutionnaire (Schwab-Harari-Malleret) est maintenant l’extermination physique de l’humanité-pas-argentée pour sauver le climat ? Avec des bourgeois-puritains comme ça, on n’a vraiment pas besoin de bolchéviques ou de maoïstes.

Nicolas Bonnal



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