22 février 2024

Ukraine : deux ans d’illusions

Deux ans de guerre en Ukraine pour deux ans d’illusions. Si l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a permis de sortir de l’illusion de la paix perpétuelle et de l’idée que l’Europe pourrait se passer de production énergétique en se fournissant ailleurs, la guerre a apporté avec elle d’autres lots d’illusions dont il va falloir sortir pour mettre un terme à la guerre et construire un ordre de paix en Europe qui soit durable.

Illusion des regards

La première illusion est de continuer à croire que les Russes et le monde voient la guerre de la même façon que nous. Si en Europe la lecture qui s’est imposée est celle de la barbarie contre la démocratie, ce n’est pas de cette façon que le conflit est perçu en Russie. L’entretien accordé par Vladimir Poutine à Tucker Carlson a ceci d’intéressant qu’il a permis au président russe d’exposer sa vision de la guerre et donc la façon dont il perçoit le conflit. Or en géopolitique l’étude des représentations est chose fondamentale. Toutefois, Carlson n’a pas posé les bonnes questions : rien sur la Sibérie et l’Asie centrale, rien non plus sur les pertes démographiques russes.

La lecture des journaux asiatiques permet de comprendre que le sujet de la guerre en Ukraine n’intéresse pas. À peine évoqué, il ne figure jamais en Une. Contrairement à ce qui est dit chez nous, il ne s’agit pas d’une guerre mondiale, mais d’un conflit régional.

Illusions politiques

Depuis la mort de Navalny, seul ce sujet est évoqué. C’est s’illusionner grandement sur l’aura réelle de cet homme en Russie. Peu connu des Russes, peu appréciés, il était certes l’opposant idéal pour l’Occident, mais nullement pour les Russes : beaucoup le considèrent comme un traitre et estiment légitime sa condamnation.

Vouloir faire de Navalny un grand démocrate et un défenseur des droits de l’homme est visiblement mal connaitre les propos qu’il a pu tenir sur les populations du Caucase et d’Asie centrale, franchement racistes et qui ne pourraient être repris sur aucun plateau de télévision ni sa position sur la guerre en Ukraine et notamment la prise de la Crimée en 2014. Raison pour laquelle les Ukrainiens ne l’ont salué que du bout des lèvres.

La seule certitude que nous ayons est que Navalny est mort, mais on ne sait rien ni des causes ni des circonstances de celle-ci. Au lieu de rester dans l’hypothèse, seule méthode sûre face au brouillard informationnel, nombreux sont ceux à avoir asséné des évidences sans aucune preuve pour les étayer. On a ainsi attribué sa mort à Vladimir Poutine. C’est possible, mais rien ne permet de le prouver. La mort causée par des conditions de vie difficile ou une maladie mal soignée est une hypothèse tout à fait crédible également. Encore une fois, la mesure et la prudence ont cruellement fait défaut dans les commentaires.

Mais la mort de Navalny a occulté l’essentiel. Très commentée chez nous, elle n’est pas un sujet en Russie. Le vrai sujet, tant à Moscou qu’à Kiev, c’est la prise de la ville d’Avdiivka (32 000 habitants avant-guerre). La Russie a repris l’initiative : avec la prise de cette ville elle a sécurisé le Donbass et elle a provoqué de nombreuses pertes côté ukrainien. Sur le front sud, les Russes sont aussi à l’initiative et grignotent du terrain. C’est cela la vraie information : après plus d’un an de stabilité, le mouvement est reparti sur le front. Or, on le sait, l’Ukraine a peu de stocks d’hommes et de munitions. Tenir, pour Kiev, va devenir de plus en plus difficile, ce qu’a reconnu Zelensky.

Illusions économiques

Il fallait faire preuve d’une sacrée dose d’illusion volontaire pour croire que les sanctions économiques pourraient être efficaces et qu’il serait possible de mettre l’économie russe « à genoux ». Nulle surprise donc au fait que ces sanctions soient contournées. Gaz et pétrole russes alimentent la Chine, l’Inde et toujours l’Europe, via des montages financiers et des transbordements de bateaux en pleine mer. L’économie russe ne se porte pas trop mal, l’industrie de l’armement tourne à plein. Les Russes font ce qu’ils savent faire : de l’énergie et des armes. Comment pouvait-on croire que l’on pourrait se passer de l’un des principaux exportateurs mondiaux d’hydrocarbures ? Les Européens en payent aujourd’hui les conséquences.

Illusions russes

Si Vladimir Poutine tient le terrain en Ukraine, et s’il est peu probable que l’on parvienne à le déloger du Donbass et de la Crimée, cette guerre n’est pour autant pas gagnée pour lui et pour la Russie. En attaquant l’Ukraine, il voulait desserrer l’étau de l’OTAN qui se rapprochait de la Russie. C’est perdu. La Finlande est entrée dans l’OTAN, rompant avec sa neutralité diplomatique. Les troupes de l’OTAN sont désormais à quelques kilomètres de Saint-Pétersbourg. L’Ukraine s’est définitivement détachée de la Russie alors qu’elle demeurait un État tampon entre Ouest et Est. L’Asie centrale, notamment le Kazakhstan, a pris le large, se rapprochant de la Chine et de l’Europe, qui sont désormais ses principaux partenaires commerciaux. Après deux ans de guerre, la Russie se retrouve dans un cadre plus étroit et plus étriqué. Les ponts avec l’Europe sont coupés alors que les relations, bien que froides, existaient : Joe Biden et Vladimir Poutine s’étaient rencontrés à Genève en juin 2021 et en août 2021 Angela Merkel s’était rendue à Moscou pour sa tournée d’adieu. Les relations étaient tendues, mais elles existaient. Tout cela a été brisé.

L’alliance avec la Chine n’est pas en faveur de la Russie. Sous-peuplée, la Sibérie est à la merci des mouvements migratoires chinois. Le port de Vladivostok est sous-employé et dépassé par les ports japonais et chinois. En déclarant la guerre à l’Ukraine, la Russie s’est enferrée en Europe et a délaissé l’Asie centrale et orientale alors que c’est là que se jouent désormais les grands enjeux mondiaux.

Pour trouver une issue à cette guerre dramatique et pour construire une paix européenne qui soit durable, il faudra davantage que des illusions. Mais le brouillard de la guerre n’a pas encore dissipé le brouillard des illusions.

Jean-Baptiste Noé

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