28 juillet 2020

La vertueuse séquence d’effondrement


Cela fait douze ans que j’ai publié mon essai "Les cinq stades de l’effondrement", dans lequel j’ai proposé pour la première fois une taxonomie de l’effondrement, en la décomposant en effondrements financiers, commerciaux, politiques, sociaux et culturels, ainsi que ce que j’ai conçu comme une séquence d’effondrement canonique, où chaque étape de l’effondrement déclenche la suivante. Cela a assez bien fonctionné, avec le recul, pour l’URSS et, en tant qu’expérience de pensée, pour les États-Unis, mais maintenant, en 2020, à la lumière de l’effondrement réel qui se produit dans de nombreuses régions de l’Occident et en particulier dans les anciens États-Unis, il semble que mon évaluation initiale était fondée sur une vision trop positive de la nature humaine, du moins en ce qui concerne la nature des humains qui habitent ces régions.

Vue à travers des lunettes roses, ma séquence d’effondrement canonique a commencé par des financiers avec une visière verte, gentiment assis en rond pour délibérer tranquille et décidant sagement à l’unisson que, compte tenu de facteurs tels que l’épuisement des ressources, une catastrophe climatique, une pandémie ou une autre combinaison de circonstances de force majeure, il ne fallait pas accorder de nouveaux crédits commerciaux ou à la consommation et financer les déficits budgétaires, car la probabilité que cette nouvelle dette soit intégralement remboursée serait trop faible. En retour, les capitaines d’industrie réduiraient prudemment la production et le personnel, en se concentrant sur la production de produits de première nécessité (tels que les pièces détachées) plutôt que sur des fioritures (telles que des mises à niveau non essentielles). À son tour, le manque de recettes fiscales dû au ralentissement du commerce et au chômage des travailleurs, associé à l’incapacité de financer les déficits budgétaires, amènerait le gouvernement à réduire les dépenses et à limiter ses activités au strict nécessaire afin d’éviter, ou du moins de conjurer, la faillite nationale.

La société civile, composée d’organisations civiques et de personnes charitables qui se soucient du bien commun, tenterait alors de pallier le manque de services gouvernementaux, en redistribuant les maigres ressources afin de répondre aux besoins les plus urgents et d’éviter l’effondrement de la société, mais n’y parviendrait pas faute de moyens. Une fois que la société civile s’avérerait trop faible pour remplir cette fonction, les gens se rabattraient sur leurs familles et leurs amis qui, étant liés par une culture forte et cohésive de relations humaines, continuent d’insister sur le maintien de normes essentielles de bien-être. Si la famine, la violence et la maladie prennent une ampleur telle qu’il est impossible de maintenir la continuité générationnelle, les enfants deviennent sauvages et cessent de ressembler aux humains. Mais si l’on évite ce résultat, une éventuelle reprise partielle à un niveau inférieur d’expansion des ressources et de diminution de la population reste possible. Si l’effondrement financier, commercial et politique peut être inévitable, l’effondrement social et culturel ne l’est peut-être pas.

Si les conditions devaient s’améliorer par la suite, les familles élargies et les groupes familiaux isolés, ayant soigneusement préservé leur culture et leurs traditions, les transmettant de parents à enfants et de grands-parents à petits-enfants, pourraient alors se relever ensemble, reconstituer une société et choisir des dirigeants qui formeraient de nouvelles politiques. Le commerce ferait son retour et, si les conditions restent suffisamment stables et favorables, le concept d’émission de dette (emprunter prudemment à l’avenir pour accélérer le rythme de la reprise) pourrait éventuellement être évoqué. Et si les conditions devaient se détériorer à jamais, jusqu’à l’extinction biologique, cette civilisation laisserait derrière elle des ruines majestueuses, de splendides œuvres d’art et des bibliothèques de joyaux littéraires et savants pour inspirer et étonner les civilisations du futur.

L’effondrement est une conséquence inévitable pour toutes les économies capitalistes et toutes les économies socialistes axées sur la croissance. L’expansion économique infinie dans un environnement physique fini est un concept qui n’est valable que pour les imbéciles, les fous et les économistes lauréats du prix Nobel. Le scénario d’effondrement décrit ci-dessus est le meilleur scénario d’effondrement. Hélas, ce n’est pas le scénario que nous voyons actuellement se dérouler dans le grand pays développé qui est de loin le plus avancé sur la trajectoire de l’effondrement – les États-Unis. Il est donc temps de jeter les lunettes roses et d’envisager le pire des scénarios, en se basant sur une vision plus réaliste des êtres humains concernés, car même si nous essayons de les voir avec beaucoup de sympathie, ils ne semblent pas être le genre de parangons de vertu qui rendrait possible le meilleur des scénarios d’effondrement.

Depuis 2006, je prévois que les États-Unis suivront la même trajectoire d’effondrement que l’URSS, et j’ai fait des analogies entre les deux afin de faire des prédictions spécifiques et détaillées sur l’effondrement des États-Unis. À la lumière des événements actuels, ma méthode a été justifiée et mes prédictions étaient prémonitoires. Cependant, il y a un domaine où je dois apporter une correction : la séquence d’effondrement canonique ne s’applique pas aux États-Unis, et elle peut ne s’appliquer que partiellement ou pas du tout aux autres pays occidentaux.

J’ai eu l’intuition que ce serait le cas il y a deux ans, en mai 2018, lorsque j’ai publié l’article "L’effondrement culturel est déjà là". Dans cet essai, j’ai énuméré les nombreuses techniques utilisées pour détruire la culture en Occident, les États-Unis étant de loin en tête, et j’ai décrit «…une tentative de miner et de détruire la cohésion de la société et la culture commune avant l’effondrement financier, commercial et politique à venir » :

Cela peut sembler étrange de s’efforcer d’atteindre cet objectif, mais considérez ceci : si la société et la culture sont détruites à l’avance alors, lorsque l’effondrement se produit, il n’y a plus de communauté humaine intacte pour l’observer et comprendre ce qui se passe. Les capacités de raisonnement de chacun étant suffisamment entravées, il sera trivial de diffuser les reproches lorsque le reste de la séquence d’effondrement se produira, d’amener les gens à s’accuser eux-mêmes ou mutuellement pour faire des voisins des boucs émissaires, ou de les ignorer tout simplement parce que la plupart des gens ont des problèmes plus importants que l’effondrement, que ce soit leurs familles dysfonctionnelles, leurs diverses dépendances, leur fanatisme religieux ou leur politique extrémiste.

Cela s’est avéré suffisamment vrai : Actuellement, de nombreuses personnes aux États-Unis courent partout en blâmant pour leur effondrement ce virus terriblement non-mortel (à peu près sans effets pour ceux qui n’ont pas atteint l’âge de la retraite) ou le racisme (qui est une caractéristique de la vie américaine depuis des siècles, jusqu’à présent avec peu d’effets négatifs pour les blancs) ou Donald Trump (qui, bien sûr, n’a guère d’autres compétences que de monopoliser les feux de la rampe), ou les Russes, ou les Chinois, ou… Rien de ce blâmothon ridicule n’aurait été possible si une culture forte et cohésive était restée en place. Mais elle a disparu, et cela empêche le peuple américain de rejeter la faute là où elle est due en se blâmant… lui-même, parce que, voyez-vous, « ils » n’existent plus comme une unité reconnaissable. Ainsi, en tant que nation unifiée, les Américains ne peuvent pas accuser, ou accepter, ou expier, ou se pardonner pour ce qui s’est passé, et passer à autre chose.

Offrir comme motif de destruction culturelle l’objectif de diffuser la responsabilité de l’effondrement naissant était le mieux que je pouvais faire à l’époque, mais maintenant je peux aller plus loin et offrir une explication plus approfondie des raisons pour lesquelles l’URSS s’est effondrée financièrement, commercialement et politiquement alors que pourtant la Russie ne s’est pas (complètement) effondrée socialement et ne s’est pas effondrée culturellement, et a pu renaître de ses cendres comme le phénix, alors que les États-Unis se sont déjà effondrés socialement et culturellement, qu’ils sont politiquement un État zombie, qu’ils ont cédé pratiquement tout leur commerce aux sociétés transnationales, mais qu’ils ont miraculeusement réussi à maintenir un domaine financier fonctionnel et une bourse bouillonnante.

Cette différence, je m’en suis rendu compte, repose sur une différence de civilisation entre l’ancienne URSS et les États-Unis. Il s’agit en fait d’une question d’amour. Et, non, je n’ai pas perdu la tête. Sans entrer dans la taxinomie de l’amour de la Grèce antique, qui comprend l’agapè, l’eros, la philia et le reste, j’entends par là quelque chose qui va dans le sens d’une dévotion inconditionnelle, d’une compulsion ou d’un abandon à une force supérieure à soi-même, et l’objet de cet amour est ce que l’on chérit comme valeur ultime, source de fierté et de sentiment de soi.

Les Russes et les Américains sont tous deux dotés d’un tel amour, mais ils aiment des choses différentes. Les Russes aiment ce qu’ils appellent Ródina (toujours avec une majuscule). Bien qu’on puisse la traduire par « mère patrie », « patrie », « terre natale », etc., ce sont toutes des traductions erronées car la Russie est trop grande pour être appelée « terre ».

La Bavière est un Land (aux côtés d’autres Länder allemands, qui entreraient physiquement tous dans une seule région russe de taille moyenne). L’objet de cet amour comprend environ un sixième de la surface émergée de la Terre et il serait plus correct de l’identifier comme la partie russe entière de la planète et tout ce qui s’y trouve.

Je suppose qu’une bonne façon d’expliquer cet amour est un poème qui figurait dans le film Brother-2, qui est devenu un classique culte des années 1990.

Voici ma traduction libre de ce poème. (Je ne suis pas poète, je vous l’assure !)

 

Vous mes Proches
J’ai découvert que j’ai
Une famille gigantesque :
Le sentier, la forêt,
Chaque tête de blé dans le champ,
Animaux, oiseaux et coléoptères,
Fourmis et papillons de nuit…
Tout ce qui est proche de moi
C’est toute ma Ródina !
Alors comment puis-je, là où je me tiens,
Ne pas m’en soucier ?


Ce poème est de Nikolaï Kourilov, un yakout de la région de Kolyma qui l’a écrit en yukagir, une langue sibérienne qui compte quelques centaines de locuteurs. Sa traduction russe publiée est de Mikhail Yasnov, et je l’ai à mon tour traduit du russe. Je ne suis pas entièrement satisfait de ma traduction car elle utilise des mots tels que « avoir » et « posséder » qui ne sont pas présents dans l’original. Mais il n’y a pas moyen de contourner ce problème : la langue anglaise est criblée de possessivité gratuite au niveau de la grammaire. (Il n’est pas possible de souffrir du rhume sans l’avoir ; il n’est pas non plus possible de se laver les dents sans indiquer que ce sont les vôtres et non celles de votre voisin, par exemple). Cette nuance est importante, car il est ridicule de revendiquer la propriété ou la possession de Ródina. Ródina n’appartient à personne, on lui appartient, ou plutôt, elle appartient à son cœur.

Ce poème illustre deux aspects importants du phénomène Ródina. Premièrement, bien qu’il soit spécifiquement russe, ce n’est pas une désignation ethnique, mais une désignation superethnique. La Russie est composée de centaines de groupes ethniques, mais tous sont russes et tous sont liés par la langue et la culture russes et partagent le droit d’habiter tout le territoire russe. Les amendements récemment adoptés à la constitution russe définissent la langue russe comme « la langue du peuple formant l’État » sans nommer explicitement ce peuple formant l’État car il inclut tout le monde, de l’Abaza à l’Azeri (et cela ne concerne que la lettre A), à condition qu’ils parlent russe et soient donc culturellement russes. Selon la loi russe, le fait d’être reconnu comme « porteur de la langue russe » donne le droit de demander la citoyenneté russe.

Deuxièmement, cette entité superethnique au sein de son vaste domaine géographique, qui est l’objet de l’amour des Russes, ne peut pas être analysée en termes de politique, d’économie, de sociologie ou de religion. Il est tout aussi significatif, ou insignifiant, de l’analyser en termes de sentiers, de forêts, d’épis de blé, de fourmis et de papillons de nuit. Ródina est simplement, comme le soleil et la lune, et son amour ne peut être sapé par des bouleversements politiques, un dysfonctionnement sociétal, un effondrement économique ou toute autre calamité. Cet amour n’est pas non plus considéré comme facultatif : inculquer « l’amour de Ródina » est une fonction explicite et déclarée de l’éducation publique russe.

Le phénomène Ródina explique pourquoi, après l’effondrement financier, commercial et politique de l’URSS, la Russie a pu arrêter et inverser le processus à l’effondrement social, n’a jamais couru de grand danger d’effondrement culturel et a pu tout récupérer et même un peu plus. C’est parce que Ródina n’a rien à voir avec la finance, le commerce ou la politique. Sa place est dans le cœur, et aucune vicissitude de la fortune ne peut la déloger.

Pour en venir aux États-Unis, quel est l’intérêt amoureux quintessentiel de l’Américain ? Les États-Unis sont une nation d’immigrants (un cliché certes, mais décrivant une vraie réalité) qui ne sont pas venus là pour former un superethnos harmonieux avec les Amérindiens et les rejoindre dans leur amour de leur terre natale. La plupart des gens sont venus dans l’espoir de revendiquer un morceau de cette terre et y faire fortune, ou du moins d’avoir une chance de monter son propre business. Ils sont venus pour coloniser, pour exploiter et pour faire du profit. Une paraphrase américaine de Marc-Aurèle se lirait : « De chaque chose en particulier, demandez : est-ce rentable ? » À la place des princes, des ducs, des comtes et des barons – les rangs aristocratiques de l’Ancien Monde -, le Nouveau Monde compte des millionnaires, des multimillionnaires, des milliardaires et des multimilliardaires et le reste des malchanceux qui, selon les mots de Ronald Wright, « se voient non pas comme un prolétariat exploité mais comme des millionnaires temporairement gênés ». En Amérique, la possession et la propriété sont tout. Le premier et l’ultime amour d’un Américain est… l’argent.

La culture et la société américaines sont en option et ont été largement laissées pour compte. La culture a surtout été remplacée par diverses offres commerciales, tandis que l’histoire – bien que très courte et souvent honteuse, elle reste une composante essentielle de la culture – est activement effacée par la mise à bas des statues publiques. La société américaine est tellement en conflit interne que les gens insistent pour être armés jusqu’aux dents et sont connus pour se tirer dessus à la moindre provocation. La politique est un ragoût toxique de récriminations mutuelles à travers un clivage partisan si vaste qu’il ressemble souvent à une guerre civile de faible intensité. Le commerce a été relégué aux mains de multinationales qui n’ont aucun intérêt spécifique aux États-Unis, si ce n’est comme source de consommateurs et d’argent gratuit, et il est actuellement en train de s’effondrer, la demande des consommateurs chutant et les chaînes de magasins fermant à un rythme effréné. Une fois qu’il n’y aura plus de profits à faire, les multinationales partiront tout simplement.

Mais il y a aussi un domaine magique où tout va comme par magie : la finance. Bien que tout le reste soit en difficulté, la bourse se porte bien et les banques restent solvables grâce à l’imprimerie miraculeuse de la Réserve fédérale. Une part de plus en plus importante de l’économie est engloutie par un domaine financier déjà sur-gonflé, spécialisé dans la génération, puis la dissimulation, de créances douteuses. Une grande partie des entreprises sont des zombies accros à l’argent gratuit avec lequel ils peuvent faire grimper le prix de leurs actions en rachetant leurs titres. Pendant ce temps, une grande partie de la population est confrontée au dénuement.

L’amour de l’argent par-dessus tout explique clairement pourquoi les États-Unis s’effondrent dans l’ordre inverse de l’ordre canonique, la finance – qui devrait être le premier pilier à s’effondrer – étant pour ainsi dire le seul à rester intact (pour l’instant). C’est Aristote qui, le premier, a défini l’économie comme l’échange de biens et de services contre de l’argent, le commerce comme un parasite de l’économie (où ceux qui ne créent rien en extraient une part par le commerce) et la finance comme un parasite du commerce (qui extrait une part quand la monnaie passe d’une main à l’autre). Ainsi, la finance est un parasite sur un parasite et ne peut exister sans un hôte qui est lui-même un parasite. Et cet hôte est en train de mourir.

En attendant, la richesse personnelle et privée reste la condition sine qua non de ce que signifie être un Américain – synonyme de dignité et de liberté. Nassim Nicholas Taleb a donné à la condition d’avoir une fortune personnelle suffisante le nom évocateur de « fuck-you-money ». Ce que Taleb a omis d’indiquer, c’est qui, en fin de compte, finira par être baisé. Mais il ne faut pas beaucoup d’imagination pour savoir qui ce sera. D’une certaine manière, je doute qu’une fois que ce sera le cas, il y aura beaucoup d’amour à faire circuler.

Dmitry Orlov

Traduit par Hervé, relu par Wayan pour le Saker Francophone

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