29 avril 2020

Moscou : soyez les bienvenus en Absurdie !


Soyez les bienvenus en Absurdie ! L'on devrait pouvoir objectivement ainsi devoir commencer toute analyse juridique de la situation en Russie en général, à Moscou en particulier sous le règne sans partage du coronavirus. Quelques illustrations pour comprendre l'ampleur du désastre. En absence de régime d'état d'urgence (simplement, un régime d'alerte), les populations sont confinées de "leur propre volonté" ... mais avec des amendes en cas de sortie. En absence de régime d'état d'urgence, un maire décide, comme un grand, de l'enregistrement obligatoire de tous les véhicules circulant dans la ville, avec un système d'autorisation. Les amendes sont envoyées automatiquement au passage de chaque caméra de contrôle. En violation de la législation fédérale. Plusieurs sanctions pour une même infraction, en violation flagrante du principe non bis in idem. Quand les juridictions locales aident à remplir les budgets avec des amendes, la Cour suprême appelle à plus de raison. Nous vivons une époque ubuesque sinon merveilleuse !

Les questions juridiques s'accumulent et le fait qu'elles soient systématiquement rejetées par la justice locale ne permet pas de les régler, simplement de discréditer une justice qui avait déjà des difficultés à asseoir sa réputation. S'il est vrai que dans aucun pays le système judiciaire ne peut être dans l'opposition, sauf dans les périodes pré-révolutionnaires conduisant à un changement de pouvoir, l'on peut attendre de lui qu'il soit au moins du côté du droit. De nombreux problèmes se posent lorsque le droit est renversé, que l'état de droit est suspendu et qu'une étrange hiérarchie se met en place (voir notre texte ici sur la suspension de l'état de droit en Russie).

Rappelons, pour comprendre la suite du propos (lire note texte ici sur la situation à Moscou), que le pouvoir central ayant décidé de reporter sur les pouvoirs locaux la responsabilité politique de la prise des décisions impopulaires, le maire de Moscou, Sobianine, a suspendu l'activité économique de la capitale, assigné la population à domicile, établi un système de laissez-passer électronique obligeant d'entrer ses données personnelles pour tout déplacement dans la ville en véhicule et en transports en commun, mettant ainsi en cause et la sécurité nationale (pour les organes étatiques) et les libertés constitutionnelles (pour les simples particuliers).

Un recours a été déposé contre ces décisions devant la cour fédérale de Moscou, qui sans aucune surprise a simplement rejeté le recours. Si l'on ne peut pas dire que ce soit une grande surprise, ce qui ressort littéralement de l'absurde est l'argumentation avancée par la mairie de Moscou dans cette affaire :
"A l'inverse de l'opinion erronée des requérants, les dispositions contestées ne contreviennent pas aux droits des citoyens, (...) mais font reposer sur les citoyens des obligations particulières de droit public, comprenant notamment une limitation de leur liberté de déplacement (...). Le respect par les citoyens du régime d'isolement volontaire et l'obtention des laissez-passer électroniques est la confirmation de la réalisation de bonne foi par les citoyens de leurs droits et obligations". Soit c'est du cynisme, soit c'est de la bêtise, soit c'est du foutage de gueules. Ces versions n'étant pas exclusives les unes des autres.

"Obligation de droit public" - qui ne limiterait pas des droits. Amusant, donc imposer l'obligation d'être en prison dans certains cas n'est pas une privation de liberté, ce n'est qu'une "nouvelle obligation" ? Une obligation va avec une limitation de droit, question de logique. Ici, nous avons droit à un sophisme assez primaire ... Par ailleurs, la question de la légalité se pose réellement. L'on pourrait peut-être préciser depuis quand l'imposition de nouvelles "obligations", qui entrainent une limitation d'un droit constitutionnel, en l'occurrence "la liberté de déplacement", ressort de la compétence d'un maire et non plus du législateur ? Peut-être la Constitution elle-même a-t-elle été suspendue pour cause de coronavirus ?

Depuis quand un "isolement" est-il "volontaire" si son non-respect entraîne une amende ?

Depuis quand le fait de se plier à une règle pour ne pas avoir une amende est-elle la confirmation qu'il n'y a pas de violation de la législation par l'auteur de la règle ?

Passons sur la demande faite par la Cour suprême aux juridictions inférieures de tenir compte d'un équilibre entre la sanction et la violation, de prononcer des avertissements au lieu des amendes lorsque la violation du régime d'isolement "volontaire" (où est inscrit ce nouveau concept juridique dans la législation fédérale?) ne concerne pas des cas médicaux ou des gens de retour de l'étranger. Passons, la hiérarchie juridique semble mise à terre, la hiérarchie juridictionnelle aussi.

Signalons que les requérants ont décidé de faire appel de cette décision inique, qu'ils sont prêts à remonter les instances et à aller jusqu'à la CEDH. Qui se fera un plaisir de condamner la Russie, soyons en sûr. Et ce ne sera pas le seul recours.

Pour continuer à illustrer le chaos juridique dans lequel Sobianine a plongé la ville, prenons l'exemple des amendes automatiques des véhicules, délivrées après passage devant une des caméras de la ville, qui n'a pas reconnu l'enregistrement de la plaque d'immatriculation. Sur le plan normatif, comme le rappelle le député V. Lyssakov, président du comité de la Douma pour la législation fédérale, que cette procédure, dite simplifiée, est illégale :
"Selon la législation en vigueur, le recours aux caméras de surveillance en vue de sanctionner les personnes violant le dit "système des laissez-passer" n'est valable que pour fixer la personne en violation dans le but d'ensuite établir un protocole. Envoyer automatiquement une amende sur la base de ces caméras, selon un soi-disant régime simplifié, est illégal."
Et la pratique a montré d'autres problèmes. Selon les déclarations des personnes concernées, hier soir au JT de Rossya 1, un même véhicule, pour une même journée, si son laissez-passer a été délivré, mais avec une erreur technique concernant l'immatriculation, alors le propriétaire du véhicule (indépendamment de la personne se trouvant physiquement au volant) va recevoir une amende à chaque fois que le véhicule passe devant une caméra dans la ville. Ce qui pose deux problèmes juridiques.

Tout d'abord, le laissez-passer a été délivré et les personnes se déplacent en pensant suivre les règles de Sobianine (faute de la législation fédérale) et donc ne pas risquer d'amendes. Selon le principe juridique de confiance légitime, le justiciable pensant avoir agi conformément aux règles est en droit d'attendre un comportement précis des autorités, en l'occurrence de ne pas recevoir d'amendes. Si les autorités ne vérifient pas les données avant d'octroyer le laissez-passer (ce qui constitue une décision administrative), elles ne peuvent légitimement pas ensuite sanctionner le propriétaire du véhicule, pour l'erreur technique qu'il a commise involontairement.

Ensuite, cela conduit à sanctionner plusieurs fois (à chaque passage devant une caméra) pour la même "violation", ce qui constitue une violation flagrante du principe du droit découlant du droit romain interdisant de condamner deux fois pour une même infraction - non bis in idem.

Le droit est un mécanisme délicat et complexe, l'on ne peut le plier en fonction des besoins politiques du moment, tout écart entraîne une chaîne de conséquences de plus en plus importantes. La Russie est tristement en train de l'illustrer.

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