01 mai 2019

Technique du coup d’Etat (démocratique)


En introduction du téléfilm consacré à Dominic Cummings, le stratège à l’allure de nerd et à la morale malléable qui permit à la campagne en faveur du Brexit de triompher en juin 2016, récemment diffusé en France par Canal Plus, le héros déclare : «Tout le monde sait qui a gagné. Mais peu de gens savent comment».

Le dernier livre de l’essayiste Giuliano da Empoli tient de prime abord le même programme : expliquer ce que les récents succès électoraux des populistes doivent à la technique et que, comme dans les meilleurs des tours de passe-passe, les citoyens n’ont pas vu. Les «Ingénieurs du chaos», ce sont ces spins doctors, hommes de science et de communication, conseillers de l’ombre, agitateurs d’idées qui sont parvenus, avec l’aide du Big Data et autres fake news, à façonner un ordre nouveau. Ainsi, le portrait de cette demi-douzaine de Cyrano murmurant à l’oreille des Christian des tribunes est l’occasion pour l’auteur de dévoiler les coulisses de notre époque. A travers la description irrésistible de ces figures à la fois follement cyniques et totalement hautes en couleur, le lecteur apprend, mi effaré, mi fasciné, mi déprimé, la façon dont les nouvelles technologies modifient les instruments de la conquête du gouvernement. Technique du coup d’Etat avait écrit Malaparte devant l’Europe cadenassée du début du XXe siècle : Techniciens du coup d’Etat démocratique, répond, un siècle plus tard un autre Italien.

1° – Prenons le stade premier du stratège populiste, avec un héros classique : absence de scrupules, haine de soi, sarcasme facile et intelligence perverse, l’Américain Arthur Finkelstein a commencé sa carrière avec une série de triomphes inattendus, en transformant, grâce aux spots télévisés vociférants, de fades seconds couteaux du Parti Républicain de la côte est en champions assurés des primaires. Puis, devenu une légende, une sorte de Dark Vador conservateur, si discret qu’il en est invisible – le «Kayser Söze du nationalisme» dit-on, du nom du méchant dissimulé du film Usual Suspects – il parcourt le monde pour favoriser l’élection de tous les leaders populistes de la Terre. Le récit, spécialement savoureux, de l’un de ses exploits en Albanie, mérite le détour : Finkelstein fait réaliser un clip où l’on voit un sumo, un koala, et un adversaire de gauche barré de la mention : «Qu’ont-ils en commun ? Ils ne connaissent rien à l’Albanie». A travers lui, Empoli explique comment, ce sourcier de la colère a sublimé les codes des negative campagn, ces charges violentes et monomanes, souvent mensongères, contre les adversaires qui peuvent, à tout prendre, servir d’unique programme électoral. Passé par Israël, où il parvint miraculeusement, en 1996, à faire élire Netanyahu avec un message simple, voilà Finkelstein aux côtés de Viktor Orban, qu’il ressuscite en 2015, alors que le leader hongrois est en mauvaise posture pour décrocher un nouveau mandat. Le secret ? Tout miser – de manière massive – sur la peur de l’immigration.

2° – Mais Finkelstein est encore classique – un enfant de Nixon acclimaté au populisme européen : ses armes restent conventionnelles. Dans le degré supérieur de la mécanique du chaos, voilà Dominic Cummings, justement, le stratège du Brexit. Car si la campagne en faveur de la sortie de l’Union a réussi, c’est certes en s’appuyant sur le malaise identitaire britannique, mais aussi et surtout grâce au profilage massif des électeurs. Vous ne comprenez rien au Big Data ? Vous découvrirez dans ce livre comment des profanes absolus ont su miser sur cette collecte massive de données personnelles pour adapter, parfois en temps réel, des millions de messages électroniques sur les réseaux sociaux, afin de faire basculer le marais indécis qui, in fine, a fait triompher le Brexit. «Si la responsable du software employé dans la campagne avait été renversée par un autobus, le Royaume-Uni serait resté dans UE», avoue ainsi benoîtement Cummings.

3° – Au stade encore supérieur, la logistique du chaos n’est même plus mise au service de la cause : elle est le message du leader. Car «pour les nouveaux docteurs Folamour de la politique, le jeu ne consiste plus à unir les gens autour du plus petit dénominateur commun, mais au contraire, à enflammer les passions du plus grand nombre possible de groupuscules pour ensuite les additionner, même à leur insu. Pour conquérir une majorité, ils ne vont pas converger vers le centre, mais joindre les extrêmes». Cette ère de la politique «quantique» (où rien n’est prévisible) nécessite des leaders dont la propre pensée est indigente, mais dont la capacité de divertissement est infinie. Voilà donc Steve Bannon prenant en main la campagne de Donald Trump. Alors que toutes les stratégies politiques précédentes se voulaient centripètes (converger vers le centre), la victoire est centrifuge. Surtout, cette sorte d’hystérie, incohérente et pleine de rage, a ses racines sur Internet. Giuliano da Empoli montre comment le monde des «gamers», ces joueurs en ligne, a fortement impressionné Bannon, parce que, un temps entrepreneur dans ce secteur, il y a discerné l’embryon d’un mouvement social dressé contre le politiquement correct. C’est ce schéma d’une communauté très soudée, très violente, très gazeuse, et pour tout dire, très réactionnaire, que Bannon s’appliquera à reproduire, à l’aide d’un autre ingénieur du chaos, lui aussi spécialiste des gamers, Milo Yiannopoulos («le croisement entre un pitbull et Oscar Wilde») dont le portrait est, là encore, un morceau de bravoure.

4° – Et puis, la forme la plus raffinée de l’interaction entre technologie et populisme, c’est le Mouvement 5 Etoiles. Que le stade ultime de la sophistication du génie d’une époque soit italien n’est en soi pas nouveau. Que l’Italie ait inventé la démagogie 2.0, là encore pas de surprise : pour Empoli, le pays est «la Silicon Valley» du populisme, un laboratoire qui, du fascisme au parti-entreprise de Berlusconi, est chaque fois à la pointe des innovations politiques. Mais l’histoire des 5 étoiles est proprement hallucinante. Car derrière les leaders falots, les vice- Président du conseil empotés, se cache un ingénieur, Gianroberto Casaleggio. On arrive ici à l’inversion de la relation entre technique et politique : avec Finkelstein, Cummings ou Bannon, c’est l’infrastructure qui est au service de la super-structure, la machinerie au profit de l’idéologie. Ici, c’est quasiment l’inverse. Car Casaleggio va chercher un clown, Beppe Grillo, des salles de province où il avait échoué, pour en faire le paravant, la vitrine, la marionnette, le Pinocchio dont il sera le démiurge. Il faut lire les pages consacrées au fonctionnement du parti au pouvoir à Rome. Le mouvement est en fait adossé à une entreprise, une société anonyme dans les mains d’un seul homme : Casaleggio, puis, après son décès, son fils. A l’intérieur de cette boîte noire, à l’aide d’algorithmes mystérieux, c’est cet ingénieur qui contrôle les votes internes, nombreux, et déchiffre la vie du mouvement. Les députés n’ont aucune liberté de suffrage. Les récalcitrants sont exclus. Rien n’est secret, puisque tout remonte jusqu’aux écrans des docteur Frankenstein politiques. Casaleggio fils, dans un texte sidérant et prophétique, confesse avec candeur les ressorts du système : les militants sont des «fourmis», et «une fourmi ne doit pas savoir comment fonctionne la fourmilière, sinon toutes les fourmis souhaiteraient occuper les meilleurs postes et les moins fatigants, créant ainsi un problème de coordination». Et ainsi l’aspiration agoraphile, cette envie de démocratie directe – la plateforme interne du parti s’appelle Rousseau – débouche sur la dictature numérique où d’obscurs ingénieurs mettent en coupe réglée, par un mélange d’appât du gain et de volonté de puissance, d’abord un parti, puis la neuvième puissance du monde.

Le livre de Giuliano da Empoli se lit ainsi – avec un pessimisme croissant, si d’aventure, le futur se trouve bien en Italie. L’auteur décrit notre monde et ses héros noirs avec une précision ironique, un oeil qui balance de l’appréciation esthétique à la conceptualisation hardie. C’est écrit comme les Français rêvent d’entendre parler les Italiens : avec humour, élégance, sans effort visible, sprezzatura, et des références qui vont de Goethe à Netflix. Mais loin d’être seulement un brillant panorama de personnages truculents, il se lit comme un essai, spécialement novateur, qui définit le nouvel âge de la politique. Empoli, qui fut conseiller politique de Matteo Renzi, aborde la montée du populisme sans se leurrer sur ses causes profondes : la colère des classes moyennes. Il ne verse jamais dans le complotisme, ou l’explication technique de l’échec, moral, de son camp politique. Eric Zemmour – qui, sans doute instruit par sa propre psychologie, explique n’importe quoi, l’Histoire ou Chateaubriand, par l’aigreur et la bassesse – persiflait, dans sa chronique du Figaro, contre cet ouvrage, au motif qu’il serait justement une manoeuvre habile : une «revanche» pour diaboliser à bon compte les populistes. Au contraire : Empoli les prend au sérieux, avec érudition et enquête. Surtout, il cantonne les Ingénieurs du chaos à une place sans doute moins grande que celle à laquelle ils aspirent. Ils sont Carnot, et pas Bonaparte. La logistique n’est rien sans l’idéologique. Mais, dopées par les machines, leurs idées sont presque devenues invincibles.

L’auteur souligne d’ailleurs que le ciblage des électeurs a été initié par la campagne d’Obama en 2008 – sauf qu’il y a une différence de degré (le profilage sournois est devenu massif) et de nature : l’affinité élective est forte entre la machine populiste et son discours, entre le Big Data et le Big Brother, le narcissisme en ligne et le souverainisme, la démocratie du ressentiment et le nationalisme de la peur, les sarcasmes des haters et cette aspiration au carnaval politique type 5 Etoiles. A quel point le «progressisme» peut-il devenir insolent, virulent, frondeur et retourner à son profit les armes par lesquelles il a partout péri ? Le travail intellectuel reste à faire. En attendant, mieux vaut se rappeler, comme le dit Woody Allen en exergue que «les méchants ont sans doute compris quelque chose que les bons ignorent». 

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