30 janvier 2019

Un ex détenu de la prison de Carlos Ghosn raconte son cauchemar


Le 14 mai 2002, le diplomate, intellectuel et écrivain Masaru Sato était arrêté et placé en garde à vue. Il était accusé d'avoir fourni des informations confidentielles à une maison de négoce japonaise et d'avoir abusé des frais de son ministère. Incarcéré 512 jours avant son procès, il avait le même statut que Carlos Ghosn aujourd'hui. Il a finalement été reconnu coupable par la justice. Écrivain prolixe aux positions iconoclastes, il est devenu, après sa détention, une des figures les plus importantes du débat public au Japon. Pris dans un système judiciaire où l'aveu joue une place centrale (au Japon, 99 % des personnes renvoyées devant le tribunal sont jugées coupables), il proteste aujourd'hui encore de son innocence avec fermeté. Il raconte son passage en détention.

Challenges. Pouvez-vous nous décrire les conditions d'une détention au Japon ?

Masaru Sato. Il y a trois sortes de lieu de détention au Japon : la prison, pour les condamnés, où ils purgent leur peine avec travaux forcés; les salles de détention dans les commissariats; et des endroits comme Kosuge le lieu dans lequel se trouve Carlos Ghosn. Dans ce lieu on enferme certains criminels (assassins, pyromanes, violeurs, voleurs qui ont blessé leur victime et auteurs de crimes graves), les hommes politiques et les délinquants en col blanc comme moi-même ou M. Ghosn, enfin les condamnés à mort. On reconnaît les cellules des condamnés à mort à ce qu’ils ont le droit de regarder la télévision. C’est déjà une grande souffrance que d’être placé aux côtés de telles personnes.

Comment s'est pasée votre arrivée ?

J'ai été soumis à un examen physique. On a vérifié si j'étais tatoué, si j'avais le doigt coupé, et si je portais un piercing sur le sexe, qui sont des marques d'appartenance aux yakuzas. C’est humiliant. J'étais nu, à quatre pattes. Et un gardien me dessinait, soulignant les marques particulières sur mon corps. Ce qui a pris beaucoup de temps. Beaucoup.

On ne vous a pas pris en photo ?

Si, quand je portais des vêtements. Quand j'étais nu, non. On a inspecté mon corps, jusqu'aux fesses. Les hommes d'affaires japonais soumis à un tel traitement sont si traumatisés que d'ordinaire ils avouent vite, car ils veulent sortir le plus vite possible. Ils ne veulent plus subir d'humiliations. Même s'ils sont innocents.

Que se passe-t-il si, comme vous ou Carlos Ghosn, on refuse d'avouer ?

La plupart des gens envoyés à Kosuge ont déjà avoué. Mais certains, comme moi, ou M. Ghosn, non. En tout je suis resté en détention 512 jours. Jusqu'au bout je n'ai pas avoué, pas même jusqu'au bout du procès. J'ai été déclaré coupable. Le procès a duré sept ans. J'ai été condamné à deux ans et six mois, mais avec quatre ans de mise à l'épreuve. Et je n'ai pas eu le droit de sortir du Japon pendant onze ans. Carlos Ghosn va encore rester quelques mois en prison. Il est possible qu'il ne puisse pas quitter le Japon pendant quatre ou cinq ans. S'il n'avoue pas, cela va durer longtemps.

Comment se passent les discussions avec le procureur ?

Les entretiens pouvaient durer 14 heures au maximum, 3 heures au minimum. Les interrogateurs criaient. Parfois ils éteignaient dans la pièce, et je ne voyais plus que leur visage éclairé par l'écran de l'ordinateur. Il n'y a jamais de violence physique. La violence est toujours mentale. Pour les moments importants, le procureur reste seul.

L'avocat de M. Ghosn, M. Otsuru, est un ancien procureur. Peut-on imaginer qu'un ancien procureur puisse défendre correctement M. Ghosn?

Oui, je le pense. Mon avocat aussi était un ancien procureur. Les avocats ordinaires ne comprennent pas comment les procureurs réagissent. Je pense que M. Otsuru est très compétent.

Le gouvernement japonais ne peut-il pas intervenir ? Garder Carlos Ghosn ainsi va se transformer en honte internationale, non ?

Le gouvernement ne peut pas intervenir. La justice est indépendante au Japon. L'administration ne peut pas l'influencer. Seule exception : une grâce. Mais elle s'applique à celui qui avoue...

Carlos Ghosn serait désormais fréquemment à l'infirmerie après son séjour dans une cellule spéciale. A quoi ressemble la cellule "spéciale" d'un détenu ?

Dans une cellule spéciale, le plancher est en tatami dont les lanières ont été enlevées, par crainte que les prévenus se pendent avec. La cellule a une caméra et un microphone enregistreur. Le gardien peut vous regarder et vous écouter 24h/24. Chaque soir, quand le bâtiment devient sombre, la cellule du détenu "spécial" reste allumée, mais la lumière est tamisée, pour que continue l'enregistrement. Donc on ne peut pas bien dormir. Il est interdit de se couvrir la tête avec le drap. La tête doit être face caméra, de 21h à 7h du matin. Il faut être dans le futon, pendant dix heures, sans bouger. C'est très difficile. Il fait très froid l'hiver. Si on bouge un peu trop, un gardien viendra vous réprimander. Le garde passe toutes les quinze minutes, et vous regarde. Dans mon cas il était interdit de rencontrer des gens, hormis les avocats. La famille ne pouvait pas envoyer de lettre, ni en recevoir. Je ne pouvais pas lire de journal. Je ne pouvais lire que les livres transmis par l'avocat.

Les vitres sont très opaques. On ne sait pas s'il pleut, neige ou s'il fait beau. On comprend que c'est le soir ou la journée, car on perçoit la lumière du jour. Et on n'entend rien... Comme si on était dans un sous-marin.

Que fait le procureur pendant ce temps-là ?

Je n'avais pas conscience, avant mon arrestation, que le procureur était si déloyal. Il lui est en principe interdit de parler aux journalistes. Mais il leur parle en secret pour noircir l'image des suspects, de manière indirecte. Avant que le procès commence. Pour l'opinion publique nous sommes coupables avant d'avoir été jugés. C'était mon cas. C'est aussi celui de M. Ghosn.

Est-il vrai que vous êtes réduit à un numéro ?

Oui. On vous appelle deux fois par jour par votre numéro, et si vous avez un visiteur. Moi, j'étais le numéro 1095. Si votre numéro finit par 5 ou 0, cela signifie que vous êtes un criminel important.

Est-il vrai que vous n'avez pas le droit de parler, d'être debout, de vous allonger ?

Vous devez rester assis dans une certaine position sur votre coussin, dans un coin de la cellule, toute la journée.

C'est très douloureux. Il n'y a pas de chaise. Pour quelqu'un comme M. Ghosn, qui a l'habitude de s'asseoir sur une chaise, c'est une torture. Que vous soyez jeune ou vieux, c'est très difficile. Au bout de deux ou trois heures, vous êtes trop engourdi pour marcher. Si vous enfoncez un stylo dans votre jambe, vous ne le sentirez pas. Le corps s'habitue.

Vous n'avez pas le droit de parler. Si vous parlez, vous n'aurez plus le droit de lire de livres. Vous pouvez vous allonger sur le tatami, pas sur le futon, entre 13h30 et 15h, sous une couverture de laine. Après 17h vous pouvez déplier le futon et vous allonger dessus.

Par ailleurs M. Ghosn n'a pas le droit de porter des chaussures ordinaires, la prison estimant que cela faciliterait une fuite. Il porte des sandales. C'est une manière de créer un climat désagréable pour l'accusé.

Où a lieu la promenade ?

Dans mon cas la promenade se déroulait aussi à l'intérieur. Je ne voyais jamais le ciel. De la cellule je suivais une ligne blanche qui menait à une pièce de 15 m2 surplombée d'une grille sur laquelle les gardes marchaient. J'y marchais trente minutes. Cette pièce était elle-même surplombée d'un toit.

Et on croise des détenus en chemin ?

Parfois, mais on ne peut pas leur parler.

Comment est la nourriture ?

Pas mauvaise. On nous sert 30% d'orge, 70% de riz. Mais c'est de la cuisine japonaise : pour les étrangers, on peut leur donner en lieu de riz du pain de mie japonais. Bref ça n'est pas de la baguette !

Est-on attaché pendant les interrogatoires ?

Non. On n'est pas attaché dans le centre, mais on l'est, en laisse comme un chien, et menotté, quand on sort à l'extérieur, pour le tribunal par exemple.

Pas de montres ?

Pas de montre. Pas de miroir. On entend le bruit de l'horloge au moment des informations par la radio. Les nouvelles de 7h du matin sont enregistrées et diffusées à midi. Mais il y a une censure : lorsque les nouvelles sont diffusées, celles liées aux détenus sont retirées.

Quelle musique vous réveille ?

Une sonnerie. Puis une valse de Vienne. Toujours la même d'ailleurs. On se lave les dents, en écoutant la valse...

Il y a deux moments quotidiens pour la gymnastique : 10h et 15h.

On peut faire des courses, je crois...

Il y a un menu de choses qu'on peut commander. Les produits arrivent une semaine après. Mais je ne pouvais pas acheter le journal, ni des livres.

Pour vous, quel aspect de la détention a été le plus difficile ?

(Silence) Ne pas recevoir d'informations. Ni de la famille, ni des amis, ni sur mon cas personnel.

Comment sont les gardes ?

Très courtois. Très sympathiques. Ils l'ont été pour moi, ils le sont probablement pour M. Ghosn. Ils voient passer beaucoup de monde. Ils pressentent lorsqu'une détention est justifiée ou non.

La presse japonaise ne connait pas ces conditions ?

Je ne crois pas, non. Je pense que le bon côté de cette affaire est que les étrangers découvrent les conditions des droits de l'homme au Japon. Les journalistes japonais en général sont du côté du procureur; ils ne le critiquent pas. Une minorité pense comme moi. Mais je pense que la presse est en train de changer un peu d'avis. J'ai raconté ça dans un livre, mais je ne l'ai pas raconté dans la presse. Parce qu'on ne m'avait pas interrogé dessus.

Je crois savoir que vous êtes russophone, que vous êtes un grand lecteur de Dostoievski, et que vous l’avez beaucoup relu pendant votre détention. Avez-vous pensé à son livre Souvenirs de la maison des morts ?
Oui, je dois dire que j’ai été mieux traité que les personnages de ce livre. Mais moins bien que le personnage de L’étranger de Camus. 

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