26 août 2018

Marie, l'éternelle...


L’Assomption de Marie, célébrée le 15 août, signifie la montée au ciel de la mère du Christ, corporellement à l’instar de son fils. Ce dogme a été officialisé par le pape Pie XII en 1950, mais le principe en est déjà formulé par Grégoire de Tours au VIe siècle. La désignation de Marie comme « Reine du Ciel » (ou des Cieux) semble remonter plus loin encore. Elle est symbolisée par sa couronne et sa robe étoilées, très répandues dans l’iconographie orthodoxe aussi bien que catholique jusqu’à nos jours.

Le culte marial n’a pas de fondement scripturaire, puisque la mère de Jésus est décrite dans les évangiles comme hostile à la mission de Jésus, tout comme ses frères (Marc 3,21-35). Des quatre évangiles, seul le quatrième mentionne la présence de Marie au pied de la croix (Jean 19,25-27). Quant à Paul, le plus ancien des auteurs chrétiens connus, il ne parle jamais de Marie.

Les sources du culte marial sont plutôt à chercher dans les traditions préchrétiennes, ce qui fait dire par exemple au Marquis de la Franquerie que « les peuplades de la Gaule, […] bien avant la naissance du Christ, avaient le culte de la Vierge, qui devait enfanter le Sauveur du monde, culte que Notre-Dame de Chartres a continué en le christianisant » (La Mission divine de la France, 1955) [1].

C’est là une interprétation providentialiste ou téléologique, qui n’est évidemment pas celle de l’historien profane. Pour celui-ci, le culte marial est le résultat d’un syncrétisme élaboré à l’époque où le christianisme, protégé puis imposé par l’Empereur, se répand massivement parmi les populations païennes. Il est la culmination du « pagano-christianisme », que l’on oppose au « judéo-christianisme » des ébionites et autres nazaréens, qui bientôt se trouveront rejetés dans l’hérésie.

Le culte de Marie a notamment incorporé des éléments du culte d’Isis, qui depuis l’époque hellénistique rayonnait sur tout le bassin méditerranéen ; en Gaule même, de nombreux toponymes témoignent de son importance. Isis est la mère nourricière des hommes, car c’est elle qui enseigna la culture du blé et la fabrication du pain aux Égyptiens — qui la transmirent aux Grecs [2]. Considérée comme universelle et donc identifiée à d’autres déesses aux attributs semblables, Isis est surnommée la déesse myrionyme (« aux dix mille noms »). Elle est aussi honorée comme Reine du Ciel, et c’est ainsi qu’elle se présente au narrateur du roman initiatique L’Âne d’or d’Apulée (IIe siècle ap. J.-C.), avant de lui révéler : « Ma puissance unique est vénérée par la terre entière sous des formes multiples, par des rites variés, sous de nombreux noms [3]. » Isis est à la fois l’épouse et la sœur du dieu Osiris, mais en lui redonnant vie par ses lamentations et ses prières après le meurtre d’Osiris par son frère jaloux Seth, elle devient aussi sa mère, récapitulant ainsi l’idéal féminin dans sa totalité. Le culte d’Isis est associé à celui de son fils Horus, conçu surnaturellement et né au solstice d’hiver, période de fête universelle que l’empereur byzantin Théodose 1er christianisera en y plaçant la naissance du Christ (là encore, sans fondement scripturaire). Isis est souvent représentée dans une position majestueuse et tenant le jeune Horus sur ses genoux, parfois l’allaitant, et ces représentations ont probablement servi de modèles à celles de la Vierge allaitant l’Enfant Jésus dans le premier art chrétien [4]. Selon certains historiens, ce n’est qu’au XIIe siècle que le culte d’Isis est recouvert totalement par le culte de la Vierge Marie, qui prend soudainement une importance considérable [5]. C’est sous la plume de Bernard de Clairvaux (1090-1153) que l’expression « Notre Dame » est pour la première fois appliquée à la mère de Jésus, pour laquelle Bernard compose une fameuse prière : « Ô Notre Dame Médiatrice couronnée de douze Étoiles, revêtue du Soleil avec la lune sous Tes pas. »

Le syncrétisme permet de régler des conflits religieux par compromis. Les Actes des Apôtres (19,23-28) évoquent « un tumulte assez grave », lorsqu’à Éphèse des personnages dont l’influence était liée au culte d’Artémis se plaignent que, « non seulement à Éphèse, mais dans presque toute l’Asie », Paul détourne les gens du culte de la déesse, « celle que révèrent toute l’Asie et le monde entier », faisant peser un grand danger que « le temple de la grande déesse Artémis » soit dépouillé de son prestige. Les Éphésiens s’émurent de cette nouvelle : « À ces mots, remplis de colère, ils se mirent à crier : Grande est l’Artémis des Ephésiens ! » Artémis était assimilée à Isis et parfois dénommée « la Mère des dieux » (que les pères chrétiens changeront en « mère des démons »). Les troubles perdurèrent plusieurs siècles. En 401, le gigantesque temple d’Artémis, considéré comme l’une des Sept Merveilles du monde, est brûlé par les chrétiens. Mais en 431, l’empereur romain de Constantinople Théodose II convoque à Éphèse un concile qui décerne à Marie le titre de Mère de Dieu (Theotokos). L’empereur dépose à cette occasion le patriarche de Constantinople Nestorius, qui s’opposait à cette innovation d’inspiration païenne. Les chrétiens qui lui restent fidèles, qu’on désignera comme nestoriens, subissent des persécutions qui les poussent à s’exiler, notamment en Perse. En revanche, la quasi-divinisation de Marie favorisa la conversion des masses païennes attachées au culte de la Grande Déesse. Les Éphésiens et tous les pèlerins qui naguère se rendaient à Éphèse rendre hommage à Artémis pourraient désormais célébrer en l’honneur de Marie la procession aux flambeaux qu’ils avaient l’habitude d’offrir à Artémis [6].

Au sud de l’Asie Mineure, en Syrie, la Grande Déesse était honorée sous le nom d’Ashéra. Elle est mentionnée dans des textes découverts à Ougarit (aujourd’hui en Syrie) comme la parèdre du grand dieu El et la mère des dieux mineurs du panthéon [7]. Son nom apparaît une quarantaine de fois dans l’Ancien Testament, soit pour désigner et maudire la déesse, soit pour appeler à la destruction de ses nombreux symboles sacrés nommés asherim (mot généralement traduit par « pieux sacrés »). Jusqu’à la fin du VIIe siècle, une statue ou un pieu sacré d’Ashéra se trouvait même dans le Temple de Jérusalem, et les femmes tissaient des voiles pour elle. C’est le roi Josias (639–609), lit-on dans le chapitre 23 du second Livre des Rois, qui retira du Temple ce symbole d’Ashéra, « le réduisit en cendres et jeta ses cendres à la fosse commune ». Il est glorifié par les scribes bibliques pour cela, et pour avoir supprimé « les faux prêtres que les rois de Juda avaient installés et qui sacrifiaient dans les hauts lieux, dans les villes de Juda et les environs de Jérusalem, et ceux qui sacrifiaient à Baal, au soleil, à la lune, aux constellations et à toute l’armée du ciel ». La rage destructrice de Josias s’étendait jusqu’aux sanctuaires non autorisés de Yahvé : en Samarie dont il avait repris partiellement le contrôle, il fit raser le sanctuaire de Béthel, à vingt kilomètres de Jérusalem, et « tous les prêtres des hauts lieux qui étaient là furent immolés par lui sur les autels ».

On admet que c’est Ashéra qui est désignée sous le titre de « Reine du Ciel » dans les chapitres 7 et 44 du Livre de Jérémie. Peu après l’expédition punitive des Babyloniens contre Jérusalem en 587, Jérémie prêchait aux Israélites qui s’étaient exilés volontairement en Égypte. Il était horrifié de voir des familles entières, avec les femmes en tête, faisant des libations à la Reine du Ciel et cuisant pour elle (7,18). Il s’adresse à eux en ces termes : « Ainsi parle Yahvé Sabaot, le Dieu d’Israël : Vous avez vu tout le malheur que j’ai amené sur Jérusalem et sur toutes les villes de Juda : les voilà en ruines aujourd’hui, et sans habitants. C’est à cause des méfaits qu’ils ont commis pour m’irriter, en allant encenser et servir des dieux étrangers que n’avaient connus ni eux, ni vous, ni vos pères » (44,2-3). Yahvé menace les Judéens réfugiés en Égypte d’extermination s’ils persistent à irriter ses narines en brûlant de l’encens à la Reine du Ciel (pour Yahvé, en effet, la seule « odeur agréable » est celle de la chair consumée des holocaustes, Genèse 8,21).

Mais les réfugiés ne se laissent pas impressionner et lui répondent :

« En ce qui concerne la parole que tu nous as adressée au nom de Yahvé, nous ne voulons pas t’écouter ; mais nous continuerons à faire tout ce que nous avons promis : offrir de l’encens à la Reine du Ciel et lui verser des libations, comme nous le faisions, nous et nos pères, nos rois et nos princes, dans les villes de Juda et les rues de Jérusalem : alors nous avions du pain et nous ne voyions point de malheur. Mais depuis que nous avons cessé d’offrir de l’encens à la Reine du Ciel et de lui version des libations, nous avons manqué de tout et avons péri par l’épée et la famille » (44,16-18).

Selon eux, c’est l’exclusivisme des prêtres de Yahvé qui a causé leur malheur en interdisant le culte de la Reine du Ciel.

Pour quelle raison devrions-nous adopter le point de vue de Jérémie et des scribes bibliques dans cette controverse ? Pourquoi ne pas prêter une oreille amicale à l’interprétation alternative de ces Judéens exilés en Égypte, qui ont préféré placer leur confiance dans la Reine du Ciel adorée de tous les peuples plutôt qu’en Yahvé, le dieu jaloux connu seulement des Juifs ? Ne peut-on d’ailleurs supposer, selon la logique du marquis de la Franquerie, que les descendants de ces Juifs, traités d’abominables apostats dans la Bible, furent mieux préparés au baptême que les héritiers de Jérémie ?

En fait, l’histoire donne raison à ces juifs réputés « à la nuque raide », et tort à l’interprétation des fanatiques yahvistes. Le grand-père de Josias, Manassé, est blâmé dans la Bible pour avoir « fait ce qui déplaît à Yahvé, imitant les abominations des nations que Yahvé avait chassées devant les Israélites. Il rebâtit les hauts lieux qu’avait détruits Ézéchias, son père, il éleva des autels à Baal et fabriqua une Ashéra [pieu sacré], comme avait fait Achab, roi d’Israël, il se prosterna devant toute l’armée du ciel et lui rendit un culte. […] Il construisit des autels à toute l’armée du ciel dans les deux cours du temple de Yahvé » (2Rois 21,2-5). Mais les historiens nous apprennent que le règne de Ménassé, qui dura 55 ans, fut une longue période de paix et de prospérité. Au contraire, la politique de confrontation avec l’Assyrie menée par son père Ézéchias, loué pour son exclusivisme intransigeant, avait conduit à une réduction drastique du territoire national. Et la même politique appliquée par Josias cinq générations plus tard, sous les acclamations des scribes bibliques, mena directement à la destruction complète du royaume par Babylone.

Mais la caractéristique principale des porte-paroles de Yahvé est de ne jamais apprendre les leçons de l’histoire, ou plutôt de les apprendre toujours à l’envers. Une fois exilés à Babylone, les Lévites, la seule caste sacerdotale à avoir survécu aux purges de Josias, remodelèrent la mémoire collective de leur peuple selon une perspective exclusivement yahviste, en attendant que leur descendant Esdras, muni de la Torah dans sa rédaction finale, les conduisît à nouveau vers la Terre promise, d’où ils seront bientôt chassés pour, essentiellement, les mêmes raisons.

Peut-être qu’au fond le drame originel du judaïsme fut l’éradication du culte d’Ashéra sous Josias. On a retrouvé dans les ruines de Kuntillet Ajrud (péninsule du Sinaï) des inscriptions datées du 8e siècle av. J.-C., demandant la bénédiction de « Yahvé et son Ashéra », ce qui confirme que les Hébreux de cette époque n’avaient pas encore exclu la Grande Déesse de leur religion [8]. Nous sommes aujourd’hui tellement habitués à l’idée d’un Créateur masculin et célibataire que nous avons peine à imaginer le vide spirituel qu’implique l’exclusion de la féminité du règne divin. Comment Yahvé Sabaot, le Dieu des Armées, pourrait-il, à lui-seul, aider les hommes à appréhender le mystère de la féminité et de la maternité ? L’anthropologie est le miroir de la théologie, ou inversement.

Fort heureusement, le christianisme nous a rendu la Reine du Ciel. On a dressé en son honneur, non plus des pieux sacrés, mais des cathédrales. Sous le nouveau nom de Marie, Notre Dame a été le principal réceptacle de la piété populaire. Comme les Juifs maudits par Jérémie, les peuples chrétiens, dans leur sagesse instinctive, ne priaient pas Dieu, mais la Vierge Marie, dont ils recevaient réconfort. La Reine du Ciel est immortelle car nécessaire aux hommes. Elle était présente au berceau de la civilisation. Pour les Sumériens, Inanna, « Reine du Ciel », était le surnom d’Ishtar. Dans un hymne à sa gloire datant du 17e siècle av. J.-C., elle est nommée « la plus grande des divinités », « la souveraine des femmes », « joyeuse et revêtue d’amour » :

À Son aspect, la joie éclate !
Elle est majestueuse, tête couverte de joyaux :
Splendides sont Ses formes ; Ses yeux, perçants et vigilants !
C’est la déesse à qui l’on peut demander conseil.
Le sort de toutes choses, Elle le tient en mains !
De Sa contemplation naît l’allégresse,
La joie de vivre, la gloire, la chance, le succès !
Elle aime la bonne entente, l’amour mutuel, le bonheur,
Elle détient la bienveillance !
La jeune fille qu’Elle appelle a trouvé en Elle une mère :
Elle la désigne dans la foule, Elle articule son nom !
Qui ? Qui donc peut égaler Sa grandeur [9] ?


Notes

[1] Marquis de la Franquerie, La Mission divine de la France (1955), KontreKulture, 2018, p. 30.

[2] George Foucart, Les mystères d’Éleusis, Picard, 1914 (sur archive.org)

[3] Françoise Dunand, Isis, mère des dieux, Actes Sud, « Babel », 2008, p. 232.

[4] Françoise Dunand, Isis, mère des dieux, op. cit., p. 280-286 ; Bojana Mojsov, Osiris, Flammarion, 2005, p. 217.

[5] M. F. Pommerol, « Origines du culte des Vierges noires », Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1901, vol. 2, n° 1, p. 83-88, sur www.persee.fr

[6] J’emprunte cette analyse à Gérard de Sède, Fatima. Enquête sur une imposture, Moreau, 1977.

[7] Thomas Römer, L’Invention de Dieu, Seuil, 2017, p. 214.

[8] Raphael Patai, The Hebrew Goddess, 3rd enlarged ed., Wayne State University Press, 1990, p. 34.

[9] Hymne d’Ammi-ditana de Babylone à Ishtar, traduction de Jean Bottéro, La plus vieille religion : en Mésopotamie, Folio/Histoires, 1998, p. 282-285 (lu sur l’article Wikipedia « Ishtar »).

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