10 juillet 2016

L’Énarchie apatride


Je suis un rescapé. J’ai failli sombrer. J’ai fait l’ENA. Ce n’est pas une école, c’est un moule, un laminoir sémantique qui vous broie : vous y entrez avec trois mille mots, vous en sortez avec trente seulement, le cerveau formaté, hors de vos neurones et le cœur vide.

Heureusement, j’avais la tête ailleurs – c’était en 1977 –, j’écrivais mon scénario du Puy du Fou. Par manque d’assiduité, j’ai échappé au moule. J’ai fait l’ENA buissonnière. Quand on m’a démoulé, j’avais gardé mes formes anciennes, les empreintes de mes provinces d’esprit qui tissaient mes pensées et mes songes.

La haute fonction publique avait peu d’attrait pour moi, je n’étais pas prêt à devenir un fonctionnaire qui fonctionne. Dans les couloirs de l’école où s’affichaient les classements intermédiaires, on me regardait comme un excentrique, une valise à la main, toujours sur le départ vers mes rêves artistiques vendéens. Pour mes camarades, qui avaient refusé Soljenitsyne comme nom de promotion, ce retour vers la Vendée avait quelque chose d’insolite et de grotesque, aux antipodes de la « modernité ».

Le huis clos du laboratoire de la rue des Saints-Pères abritait une folle ambition, celle de substituer l’administration des choses au gouvernement des hommes. Pour qu’un jour les choses décident à la place des hommes. Un rêve saint-simonien.

Ainsi devait-on apprendre à planifier, à entrer corps et âme dans un monde qui fabriquerait ainsi une cité sans frontières ni racines. Il fallait seulement apprivoiser l’idée de devenir des ingénieurs sociaux. Les énarques ne sont pas des gens qui veulent faire le mal, mais simplement des gens qui pensent savoir mieux que le peuple ce qui est bon pour lui. Et, en 1977, ce qui était jugé bon pour le peuple, c’était déjà la fin des nations, la fin de l’histoire, la fin des religions, la fin des idées, la fin de la politique.

Cette école – de pensée ? – s’est trompée sur toute la ligne, depuis l’après-guerre. Les inspecteurs des finances qui venaient nous administrer leurs billevesées nous enseignaient l’utopie technocratique : « C’est l’État qui est le moteur de la société. Les communistes de l’Est ont seulement choisi une voie trop radicale. »

Pendant toute notre scolarité, nous vivions sur le mythe de la convergence de l’Est et de l’Ouest. De conférence en conférence, en nous rappelant la barbarie nazie, on instruisait le procès général des nations, coupables, forcément coupables. On voulait nous faire croire qu’en procédant à leur effacement, à leur fusion dans de plus grands ensembles sans passé, en apesanteur, en tournant les peuples vers la seule quête des prospérités matérielles, on mettrait pour toujours un terme aux guerres et aux conflits.

Le Mur de Berlin tomba sur ces bavardages hors du temps. Un peu plus tard, l’effondrement de l’Union soviétique, en 1991, accompagna un nouveau diagnostic, celui de la fin de l’Histoire.

Ce ne sont plus, nous dit-on, comme dans le monde ancien, les idées qui mènent le monde nouveau, ce sont les lois du marché. Le bien-être cosmique se substituera aux passions nationales mortifères.

C’est à ce moment-là que l’énarque Minc commit le concept de « mondialisation heureuse ». Nouvelle utopie emportée par le choc du terrorisme islamique. Les religions n’étaient pas mortes. Ni les idées, ni la politique. Elles ne mourront pas tant qu’il y aura, transmises par l’épaisseur du temps et l’expérience des peuples, des civilisations.

À l’ENA, on m’a appris l’informatique, la comptabilité publique, la fiscalité, les statistiques, la psychosociologie. Il n’y avait rien, dans l’enseignement, qui touchât à l’Histoire, aux cultures, au Temps long. Et, depuis l’arrivée de Richard Descoings, la même déculturation a gagné Sciences Po. Ce qui constitue un désastre pour cette école qui était le creuset des futures élites politiques mais aussi économiques et médiatiques. Un désastre purement français. On n’enseigne plus les humanités en France.

À l’ENA, on apprend à extrapoler plutôt qu’à innover.

Cette école est un décalque mimétique et formel. On ne cherche pas à penser, à réfléchir, mais à reproduire. Cela donne des Attali, des Fabius ou des Juppé.

Comme on ne croit pas à la profondeur historique, la vie est un divertissement et la pédagogie une posture. L’immaturité préside à toutes les épreuves qui ont un caractère ludique superficiel largement fondé sur l’esprit du temps, l’esprit sartrien de dérision.

On met le monde en fiches et on récite ses fiches. La culture en quarante mille fiches. C’est un jeu. Les énarques savent tout et rien d’autre. Au concours d’entrée, il y avait la fameuse épreuve du grand oral. Il ne s’agit pas d’observer les qualités de discernement mais l’esprit de repartie. Alors le jury s’amuse à poser des questions cocasses auxquelles l’impétrant doit répondre par des saillies loufoques.

– Monsieur Dupont, vous avez parlé de la ville de Vienne tout à l’heure. Quelle est donc la profondeur du Danube à Vienne ?

– Sous quel pont, monsieur le conseiller d’État ?

Voilà la bonne réponse. Elle circule dans tous les couloirs. L’élève a eu 15/20.

– Mademoiselle, accepteriez-vous d’épouser un Noir ?

– Oui, si c’était un mariage blanc.

La jeune fille a eu 17/20. Celle qui la suit est une blonde incandescente :

– Mademoiselle, pouvez-vous nous parler de l’amour ?

– L’Amour est un fleuve russe qui prend sa source en Mongolie dans les monts Kentaï et se jette dans le détroit de Tartarie vers l’océan Pacifique. Il est très infidèle car il quitte souvent son lit. Mais, à la fin, il y revient.

La jeune fille, Sophie, a été major de la promo.

Et puis, il y avait cette fameuse épreuve de psychothérapie collective que nous appelions le « pédalage en groupe ». C’était la grande époque de la « dynamique de groupe ». Nous étions filmés, cinq élèves dans une pièce. En face, nous observaient trois psychologues et un psychothérapeute. On nous donnait à discuter un sujet dénué de sens mais polémique, destiné à faire éclater les conflits, à détecter le cheminement personnel de « ceux qui allaient structurer le groupe » – expression consacrée – et de « ceux qui allaient s’y fondre » ou, au contraire, « s’en exclure d’eux-mêmes ». Ainsi, par une fulgurante anticipation qui permettait de voir à travers les gens, grâce à la maestria des psychothérapeutes, il devenait possible de savoir à l’avance ceux qui auraient davantage un tempérament d’« animateur » ou de « suiveur ». Lors de cette épreuve, je fus enfermé avec François Roussely et Pierre Blayau. Le verdict fut sans appel. Je fus déclaré « suiveur », avec une très mauvaise note, et les deux autres furent notés 20/20. Plus tard, la vie a quelque peu modifié le verdict du classement : Roussely a mis en difficulté EDF et Blayau en capilotade Moulinex.

Cette anecdote me rappelle le mot que Michel Audiard met dans la bouche du paysan Augustin dans le film Le Président : « On est gouverné par des lascars qui fixent le prix de la betterave et qui ne sauraient pas faire pousser des radis. »

Pour réussir à l’ENA, il suffit de reprendre ce qui est dans l’air du temps. Le fin du fin est d’anticiper ce qui, demain, relèvera des nouvelles tournures et nouveaux jargons. Chaban inventera « la nouvelle société », Chirac « le travaillisme à la française » et Giscard « le libéralisme avancé ». Typiquement des formules d’énarque de haut vol.

La matrice sémantique apprend aux futurs hauts fonctionnaires à maîtriser les éléments de langage qui leur seront utiles tout au long de leur carrière. Les énarques forment un réseau, ils obéissent aux énarques. Il leur faut faire acte d’allégeance, moins à l’État qu’à ceux qui sont entrés dans la carrière avant eux. Cette école ne disparaîtra jamais pour cette raison. L’ENA procure à ses élèves un viatique, elle leur fournit une intelligence des normes établies, la règle du jeu qui leur servira toute leur vie. Le concours de sortie fonctionne comme une liste d’aptitude, l’aptitude à couler le pays et à se couler dans le moule de la haute fonction publique, à en adopter les codes, la phraséologie et le mode de raisonnement. Derrière les néologismes, les sigles et le sabir mêlé de mots anglo-saxons, la socialisation par imprégnation de l’ENA a pour but de produire des individus conformes, dociles et policés, et de parvenir à l’unité de langage, de méthode et d’esprit.

Cette École Nationale de l’Arrogance se nourrit de la croyance qu’on va pouvoir changer la société par décret. C’est l’esprit Macron : on peut modifier les traditions, les éradiquer. Peu importent l’ancienneté notariale ou les dimanches et jours fériés ; d’un seul coup de plume on va changer le mode de vie des Français. Par la technique, on va dissoudre la politique.

Je me souviens d’un examen emblématique qui portait cette utopie, « l’épreuve sur dossier » : je crois qu’elle durait six bonnes heures. Nous avions, sous les yeux, un dossier à sangle, rempli de documents d’information. La note introductive décrivait un problème de la société française et il s’agissait, pour y répondre, de proposer un texte, un décret qui ferait disparaître le problème. Vous vous imaginez ? Un type tout seul, dans son coin, qui va faire disparaître un problème d’un seul jet d’encre en barbouillant un arrêté. Il y a là quelque chose de faustien : en six heures, on va réformer la société. Macron a revécu cette épreuve. Pour des gens comme lui, il suffit d’une nuit où on dort mal. Le lendemain matin, on se réveille avec une nouvelle résolution en ouvrant les volets : « Aujourd’hui, il pleut, je vais faire un décret. »

Cette noble institution de la République obéit à une logique froide. C’est une machine à classer : un concours passé à vingt-cinq ans oriente toute une vie professionnelle. Ce n’est jamais que le retour à la société de cour de la fin de l’Ancien Régime : les fils de la grande noblesse se retrouvaient colonels à vingt ans quand ceux de la noblesse seconde, blanchis sous le harnais, finissaient péniblement lieutenants-colonels, comme d’Assas. Rien de nouveau sous le soleil. Ceux qui sortent dans la botte choisissent non pas l’action, la création, mais les corps de contrôle, l’inspection des Finances, le Conseil d’État et la Cour des comptes : malgré leur inexpérience, ils vont entamer leur vie professionnelle en jugeant ceux qui ont vingt-cinq ans d’expérience dans la vie active. Comme me le disait, avec sa truculence, Jean Puybasset, mon directeur des stages : « Ces petits messieurs apprennent le fumet du pouvoir dans les palais de la République et acquièrent ainsi le droit de mettre les grandes entreprises publiques en déconfiture. » Ils sont les membres respectés de cette technocratie d’État : en se partageant le pouvoir, ils ont inventé le fameux modèle français avec six cents milliards d’euros de transferts sociaux et 45 % de prélèvements obligatoires.

L’ENA ne s’arrête pas aux portes de l’École, c’est une petite société qui perdure. On retrouve les anciens élèves dans certains cercles comme le Club Jean Moulin, qui fournira à la Commission trilatérale ses cadres intellectuels les plus éminents, ou Le Siècle, le cénacle le plus puissant de France, où cent quatorze inspecteurs généraux des Finances se font encore aujourd’hui les vecteurs de diffusion de la « bien-pensance » et veillent à l’endogamie du milieu politico-médiatique. Endogamie philosophique, intellectuelle, sémantique et même physique. C’est cet « entre-soi » qui a mis la France en faillite.

En 1981, j’ai démissionné du corps préfectoral. Je n’avais pas honoré les dix années de fonction publique que je devais à l’État. Il m’a fallu – c’est la loi – rembourser ma scolarité. Je n’ai pas voulu de parachute – le détachement, la mise hors cadres –, ni ventral ni dorsal, non plus qu’une place préparée par les socialistes. Je suis redevenu un simple citoyen. J’ai cherché du travail.
 

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