30 avril 2016

Vous n'aimez pas les journalistes ? Sachez qu'ils vous détestent aussi !


Dans un billet sur Medium, deux entrepreneurs qui ont rencontré des centaines de reporters et responsables de médias racontent les remarques qu’ils ont entendues, souvent méprisantes, à l’encontre de leur audience.

«Les lecteurs sont bêtes. Il faut leur acheter un cerveau.»

«Les commentaires? On les met pas en valeur. Ils sont en général pas intéressants. Bah oui je veux dire, tu vois ce que c’est, les commentaires, en général.»

«Les gens sont stupides. Ils ne lisent pas les articles et après ils t’envoient un e-mail pour te dire un truc totalement faux.»

Si vous n’êtes pas journaliste, vous n’avez pas dû entendre souvent ce genre de remarques. Elles sont pourtant courantes dans les rédactions[1]. Les journalistes ou rédactrices/rédacteurs en chef qui les lâchent ne pensent pas toujours ce qu’ils disent: ils le disent parfois par énervement, après avoir reçu un e-mail désagréable ou lu un commentaire à côté de la plaque. Et, de fait, certains commentaires le sont vraiment, en vertu de ce qu’on appelle l’effet Dunning-Kruger, un biais cognitif selon lequel les moins qualifiés dans un domaine surestiment leurs compétences.

Il n’empêche. Une forme de méfiance, quand ce n’est pas carrément du dédain ou de la haine, s’est installée chez nombre de journalistes. 
 
Bonnes intentions

Ce dédain est même enseigné. Un journaliste d’un magazine, professeur dans une école de journalisme, a par exemple expliqué à ses élèves, pour leur faire comprendre qu’il fallait être didactique, que les lecteurs font partie des «95% de Français profondément idiots» que le pays compterait. Un autre n’oubliait jamais de répéter que le lecteur moyen était proche de la caissière de chez Monoprix.

Pour être parfaitement honnête, il est vrai qu’il est parfois tentant, pour les apprentis journalistes, de composer des articles qui ressemblent à leurs dissertations de khâgneux, lorsqu’on leur demande un papier «à la manière du Parisien». Et les propos des tuteurs de ces jeunes pousses sont souvent pleins de bonnes intentions: rendre accessible à tous l’information et ne pas la réserver à une élite savante.

Mais les métaphores et les chiffres brandis par les enseignants-journalistes transpirent, pour certains, autre chose qu’une simple aspiration à freiner les ardeurs philosophicolittéraires de leurs ouailles. «Il ne faut pas prendre les gens pour des cons, mais il ne faut pas oublier qu’ils le sont», une des phrases «cultes» des Inconnus (du sketch sur les publicitaires), représente bien l’état d’esprit de certains d’entre eux.

«Trous du cul»

C’est contre cet état d’esprit que partent en guerre Jennifer Brandel et Andrew Haeg, auteurs d’un post sur Medium intitulé «Il y a un problème d’ampleur dont aucun média ne parle» («A serious problem the news industry does not talk about»). La première est journaliste et directrice de Hearken, une start-up qui offre des modules de «curiosité et de vote», permettant aux lecteurs de proposer les sujets qu’ils espèrent voir traiter et de voter ensuite pour ceux qu’ils veulent vraiment lire. Le deuxième est fondateur de GroundSource, qui permet d’échanger au sein d’une communauté d’intérêt.

Dans les deux tiers des réunions que j’ai eues avec des rédactions, il y avait quelqu’un pour dire que, ‘si nous donnions à notre audience ce qu’elle désire, elle nous demanderait de la merde’

Jennifer Brandel, journaliste et directrice de Hearken, dans Medium

Jennifer Brandel et Andrew Haeg racontent avoir posé des centaines de fois la même question («Que pensez-vous de vos lecteurs, auditeurs, téléspectateurs?») et selon eux la réponse généralement entendue est «assez troublante». «Une certaine culture journalistique alimente le dédain à l’égard des personnes que nous sommes censées servir, c’est-à-dire notre audience. [...] Ce dédain va de l’expression d’une gêne légère à leur encontre à la haine pure et simple», écrivent-ils.

«Dans les deux tiers des réunions que j’ai eues avec des rédactions, il y avait quelqu’un pour dire (et la plupart du temps quelqu’un avec des responsabilités) que, “si nous donnions à notre audience ce qu’elle désire, elle nous demanderait de la merde” ou que “notre lectorat n’est pas très intelligent”», raconte Jennifer Brandel. L’un d’eux, responsable d’un média «très primé» selon elle, aurait même affirmé qu’il ne s’agissait que d’une bande «d’idiots et de trous du cul». 
 
Mécanismes névrotiques

Andrew Haeg a fini par se rendre compte que cette opinion était «très largement partagée, peut-être même majoritaire». Mais, pour les auteurs, ce n’est pas étonnant: si le seul moment pendant lequel les journalistes sont en contact avec leurs lecteurs est le moment où ils reçoivent une critique, ils développent des mécanismes psychologiques à leur encontre pour protéger leur ego. L’inventeur de la psychanalyse appellerait cela des «défenses névrotiques».

Pour Jennifer Brandel, cette aigreur des journalistes ne serait au fond que tristesse. Tristesse d’être mal compris et peu respectés, quand ils font face à des conditions de travail souvent très difficiles et doivent respecter des délais stressants. Tristesse que ceux et celles qu’ils ont envie d’aider (et pour lesquels ils ont parfois sacrifié leurs soirées, week-ends et vie privée) ne les soutiennent pas plus. Au fond, tout ce que nous voulons, c’est votre amour:

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Audience sous-estimée

Pour résoudre cette équation, faite d’incompréhension d’un côté et de tristesse de l’autre, les auteurs pensent qu’il faut inventer des outils pour permettre aux lecteurs de faire remonter les meilleurs remarques et idées, et que celles-ci soient vraiment prises en compte:

«Nous avons des exemples de lecteurs qui ont envoyé des astuces vraiment utiles, qui ont partagé leurs histoires personnelles et ont permis de rendre plus humains des articles; d’autres ont proposé des idées de sujets qui sont ensuite devenus des enquêtes primées, pour n’en citer que quelques-uns. Notre audience est formidable, elle est sous-estimée, et elle pourrait apporter beaucoup aux rédactions si on leur donne les moyens d’exceller.»


Notre audience est formidable, elle est sous-estimée, et elle pourrait apporter beaucoup aux rédactions si on leur donne les moyens d’exceller

Jennifer Brandel et Andrew Haeg, dans Medium

Comme le dit un personnage dans Men In Black, «les gens sont débiles», mais «une personne est intelligente».

1 —Elles ne sont certes pas unanimes, et je reconnais volontiers que le titre de cet article est délibérément provocateur.

Aude Lorriaux
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