26 mars 2014

Bienvenue au Nirvana

Le Nirvana, ce "lieu incontournable des plaisirs sexuels dans la région du Grand Genève", là où les filles sont libres de se prostituer. Lieu de vie et de dérive avec ses onze chambres thématiques. "La chambre chinoise avec une ambiance ombrelles, kimonos et lampes rouges en papier crépon ; la chambre africaine avec un lit en forme de jeep et des images de la savane sur les murs ; la chambre californienne avec un pick-up et deux lits construits en armatures de camion." Voilà pour le décor. À l'intérieur gravitent des dizaines de filles "aux petits noms sucrés à deux syllabes avec une terminaison en a". Luna, Nina, Véra, Svetlana sont sous la coupe de Wanda, une tenancière à la main de fer, sans gant de velours, décrite en matrone sans pitié, sauf pour les filles qu'elle ne trouve pas jolies et qui ne peuvent pas lui faire de l'ombre.


Elles sont les personnages principaux de Bordel, le récit de Sophie Bonnet. La journaliste d'investigation a passé deux séjours dans le salon érotique le plus connu de Suisse. "Mon idée n'était pas de juger ou d'expliquer ce qu'il convient de faire ou non en matière de prostitution : la légaliser, l'interdire. J'ai simplement voulu donner à voir une réalité, celle de l'intimité d'un bordel", explique-t-elle. Pour cela, elle a laissé tourner son magnétophone dans la salle principale, "le fumoir", où se retrouvent les filles lorsqu'elles ne sont pas dans les chambres. Les dialogues sont restitués sans filet, bruts, comme la vie de ces jeunes prostituées coupées de la réalité. Entretien.

Le Point.fr : Qui sont les filles qui se prostituent au Nirvana ?

Sophie Bonnet : De très jeunes femmes, elles ont entre 18 et 22 ans, rares sont celles qui dépassent les 30 ans. Elles ne font pourtant pas leur âge et sont déjà très marquées physiquement, le visage étrangement fixe à force de fatigue, de botox et d'injections. Elles sont françaises à 80 %. Elles sont originaires des cités des grandes viles : Paris, Lyon, Marseille. En France, personne ne se doute de leur activité, elles disent qu'elles travaillent comme serveuse, dans un hôtel ou une maison de retraite. En Suisse, personne ne connaît leur véritable identité. Quatre jours par semaine, elles l'échangent pour devenir une autre. Elles sont totalement enfermées dans un système schizophrène.

Wanda, la tenancière, raconte qu'elle est inondée de candidatures spontanées. Comment l'expliquez-vous ?

Par les médias. Après avoir vu une émission de télé sur les bordels en Suisse, les jeunes femmes réfléchissent, se renseignent sur Internet, puis finissent par sauter le pas. Elles se disent qu'en Suisse la prostitution est légale, qu'elles ne courent pas le risque d'être frappées par un client, qu'elles restent en groupe, qu'elles sont aussi en sécurité sur le plan sanitaire. Mais la réalité est plus complexe. On leur dit que ces filles sont libres d'arrêter, ce qui est vrai, et qu'elles gagnent des sommes d'argent considérables, jusqu'à 20 000 euros par mois.

Elles développent d'ailleurs un rapport ambigu à l'argent...

Ce sont des filles qui ont été élevées devant la télévision, qui ont évolué dans une société de consommation sans pouvoir y participer. Elles sont incapables de résister à un sac ou à des chaussures de luxe, elles ont l'impression de se construire en achetant des objets qui valent beaucoup d'argent. Elles ne sont pas armées pour évoluer dans la société et avec l'argent. Du reste, elles ne font pas de projet d'avenir, peut-être parce qu'on ne leur a jamais dit qu'elles pouvaient faire autre chose, des études, qu'elles avaient du talent... Elles ont en tête qu'elles ne pourront rien faire de mieux dans la vie que d'être smicardes comme leurs parents. Dès lors, la prostitution leur apparaît comme la seule porte de sortie, mais sans s'imaginer qu'elles seront bloquées dans un système qui leur échappe. Une minorité va s'en sortir ; pour les autres, elles vont changer de bordel pour atterrir dans des salons "moins glamour" ou prendre une chambre en ville dans laquelle elles recevront des habitués qui vont de moins en moins les payer.

Le cadre légal qu'offre le système helvétique ne semble donc pas régler la situation de ces jeunes femmes...

La grande ironie de ces maisons closes, c'est qu'en les ouvrant on se dit que les filles seront protégées, qu'elles ne seront pas sous l'emprise d'un réseau, qu'elles exercent librement. C'est vrai. Ce discours est parfaitement audible. Mais le problème de tous ceux qui s'expriment sur les bordels est qu'ils ne savent pas vraiment ce qui s'y passe. Ces filles ne seraient jamais allées se prostituer au bois de Boulogne ou sur les maréchaux. Elles ne se seraient même jamais prostituées. De même que sans cette légalisation, certains clients n'auraient jamais sauté le pas.

Bordel, de Sophie Bonnet, éditions Belfond, 212 p., 18 euros. En vente depuis le 13 mars.

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