09 août 2012

L'heure de l'eau


Au début, la terre était informe et vide.

Tout était mêlé dans un monde de boue. Puis les terres séchèrent et l’eau se retira au coeur des rochers avant d’en jaillir en sources de toutes part et de ruisseler à la surface, striant le monde de millions de traits qui serpentèrent et donnèrent la vie aux plantes. L’eau libre coulait à sa guise, rapide ou lente selon la pente et le relief.

Un vieil arbre tomba dans le courant, puis un autre dont les racines emportèrent un peu de la berge, puis vinrent des branches, des feuilles roulées par le courant, qui s’amassèrent et retinrent toujours plus de nouvelles brindilles, jusqu’à former le premier barrage, sorte de prodigieux treillis par lequel l’eau s’écoulait quand même. Mais le mince ruisseau formait maintenant une énorme flaque, où s’établirent de petits animaux, et où poussèrent de nouvelles plantes.

Vu du ciel, ça faisait comme un œil, un miroir dans lequel le ciel aimait à se mirer, roulant ses nuages et ses soleils aveuglants.

Plus tard, des effondrements de rochers formèrent d’immenses lacs où se reflétait le ciel entier, sa lune et ses milliards d’étoiles, à l’infini. Et dans ces eaux roulèrent d’énormes bêtes.

Le premier homme qui vint vit que les digues de terre, de rocs et de troncs emmêlés formaient un mur, comme son sexe quand il se dresse, et que l’eau amassée s’allongeait comme la femme s’allonge pour le recevoir, et qu’elle ne s’amassait que dans les creux, les baisses de terrain. Il vit que ces murailles qui enfermaient l’eau étaient comme ses bras de pierre lorsqu’ils enlèvent la femme à ses frères et à ses parents, dans la guerre. Alors il fit de l'eau comme il faisait des femmes, il la retint captive, pour qu'elle le serve.

Mais il ignorait encore que l’eau rompt toutes les digues, et ronge la pierre la plus dure, instant après instant, car sa langue est dure et n’arrête jamais d’aller et venir, jusqu’à ce qu’elle ait percé la plus dure paroi.

Plus tard, il dressa des barrages pour y enfermer cette énorme puissance qu’est l’eau libre, elle y fût prise, et il lui laissa juste assez de bride pour qu’elle se jette avec force dans le vide de toute sa hauteur, de tout son poids, et qu’en s’écrasant dans les pales de ses turbines de fer, elle lui donne le merveilleux pouvoir de mouvoir les machines d’acier, et d’enfermer la lumière dans des boîtes. De ses épaisses mains velues, il a saisi le feu, l'air, et les a enfermés à leur tour dans des boîtes, serrés derrière des murs, comprimés, comme il sait si bien le faire. C'est le maître des murs et des barrages, des portes et des barrières, celui qui règne sur les prisons.

L'homme est maintenant le maître de l'eau, le maître du feu, le maître de la terre, et le maître de l'air. Tout ce qui était autrefois libre lui appartient, pour qu'il le souille et le ravage, comme un insecte aveugle.

C'est tout au moins ce qu'aveugle et sourd, endurci par ses succès de tortionnaire, il croit, à l'abri de ses forteresses dans lesquelles il s'est enfermé, prisonnier de lui-même. Parfois, sans qu'il le veuille les éléments reprennent leur liberté. Il appelle ça un accident, un drame, une catastrophe.

Ce qu’il oublie, c’est que, comme le feu, comme l'air et comme la terre, comme l'éther dont elle est la fille, et dont, ne la voyant pas il ignore la présence, l'eau est libre et reste libre malgré toutes les contraintes. Et qu’avec les autres éléments elle médite l’heure de sa rébellion, lorsqu’en une immense vague elle ruinera et libèrera ce monde en un instant, et que ce jour vient aussi sûrement que le printemps renaît toujours des cendres froides de l'hiver.

Alors, de nouveau la terre sera informe et vide. 

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