Extrait du « Petit traité de toutes vérités sur l’existence », de Fred Vargas, drôle de petit livre que m’a fait connaître Madame Narf, bénie soit-elle.
"J’ai eu, vous vous en doutez, au cours d'une vie qui bondit follement d’aventure trépidation, maintes occasions d'observer le lion, majestueusement étendu dans les herbages détrempés du plateau d’Hécaudart (Haute-Normandie). Soit dit en passant, ces longues heures d'observation passées couchée dans la steppe humide des champs de betteraves, je les ai vécues sans craindre ni le froid ni le lion, car la peur m'est inconnue. Ne tentez l'expérience que si vous êtes dotés vous-même d'un courage d'acier et n'oubliez pas de vous installer contre le vent, petite ruse, gros résultat, afin que le lion ne perçoive pas l'odeur proprement écœurante de l'homme. Car pour un lion, l'homme pue, oui mon petit gars. Toi tu ne sens rien, tu trouves que ta mère sent bon, et même ta tante qui sent la térébenthine et ton oncle qui sent la sueur de sa fougue, mais le lion trouve qu'on pue, et pas seulement le lion, tous les animaux de la création aussi. Comme quoi les apparences olfactives sont parfois trompeuses. Dans le même ordre d'idées, le cheval ou le chien ne voient pas les mêmes couleurs que nous, ni les mêmes perspectives, et que dire du lézard, ou d'un mien ami daltonien dont l'état visuel est à mi-chemin entre celui du cheval et du chien. Cette question de la relativité de toute chose peut sembler proprement affolante. Car c'est la vérité même du monde qui est en jeu, ni plus ni moins. Si le Rouge diffère selon l’oeil qui le voit, qu'est-ce que le Rouge ? Où est la vérité et y a-t-il une vérité ? On touche là du doigt notre thème central de la philosophie. Pas d'inquiétude, j’ai la vérité, et je vais vous la livrer dans un instant sans atermoyer mais sans bousculade non plus. Le lion ne fout strictement rien de la journée pendant que la lionne, encore mal acquise au principe de l'égalité, se lève dès l'aube pour aller au boulot, la nuit aussi en heures supplémentaires, fait les courses, prépare la bouffe, s'occupe des petits, toilette, éducation, jeux, apprentissage de la position couchée pour les jeunes mâles et debout pour les jeunes femelles. Il serait injuste cependant de dénier au lion toute forme d'activité. Le lion surveille. Et c'est énorme. D’un oeil las et souverain, il guette les environs et permet ainsi à la lionne d'aller vaquer à ses menues occupations en toute sécurité. Éventuellement, d'une patte alternativement joueuse ou punitive, il seconde la femelle dans l'éducation des petits, à raison de quatre minutes par jour, soit deux heures et deux minutes par mois en moyenne pondérée. Et c'est énorme. À l'occasion et par pure bonté, pour se dégourdir les jambes aussi et lorsqu'il sera besoin de sa force incomparable, il ira une fois tous les 57 jours prêter main-forte à la lionne lors d'une chasse nocturne. Prenons garde à ne pas prendre le lion pour un con. Loin de lui l'idée de surveiller constamment les environs et de se faire ainsi l'esclave de sa mission virile. Non. La majeure partie du temps, le lion dort. C'est dire que le lion, c'est-à-dire le roi des animaux, je ne suis pas en train de vous parler de n'importe quel bougre comme vous et moi, applique avec une grandeur sans pareille le principe fondamental de l'économie d'énergie. De même l'éléphant qui laisse les filles se démerder avec le boulot et la maison et déplace lentement son ample corps de point d’eau en herbage, et pas plus qu'il ne faut. Tout au contraire du cerf mâle par exemple, ou de bien d'autres bestioles qui, n'étant pas rois, ne sont pas pénétrées de ce principe vital d'économie d'énergie et passent l'essentiel de leur temps, soit à s'affoler au moindre bruit, soit à se battre jour et nuit avec leurs congénères. La vie du cerf, dans son absurdité crasse, est affligeante. Au fait de cet édifice navrant règnent les singes qui poussent l'art de l’agitation stérile et de la bagarre à des sommets que seul l'homme, on l'a compris, peut dépasser aisément. Je ferai ici une exception pour un orang-outan mâle que j’eus la bonne fortune de pouvoir observer longuement, sans crainte du froid ni du danger, et qui posé sur son cul pendant 24 heures, s'occupa exclusivement avec des gestes forts lents à coiffer sa tête d'une salade, à l’en ôter, s’en coiffer, l’en ôter. Ce singe hors du commun, utopiste, anarchiste et méprisant les bagarres sauvages qui se livraient dans son dos, présentait toutes les marques d'un esprit contrôlé en proie à la méditation sur les mystères de la vie. Au vu du grand nombre de nos points communs, nous devînmes rapidement amis et on ne néglige pas à l'occasion d'aller boire un verre au café du coin."
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