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19 mai 2024

Une extraordinaire lettre de George Orwell à Noel Willmet (18 mai 1944)

Cher Monsieur Willmett,

Un grand merci pour votre lettre. Vous demandez si le totalitarisme, le culte du leader, etc. sont réellement en train de s’améliorer et vous donnez l’exemple du fait qu’ils ne semblent pas se développer dans ce pays et aux États-Unis.

Je dois dire que je crois, ou crains, que, dans l’ensemble du monde, ces phénomènes soient en augmentation. Hitler, sans aucun doute, disparaîtra bientôt, mais seulement au prix du renforcement (a) de Staline, (b) des millionnaires anglo-américains et (c) de toutes sortes de petits führers du type de Gaulle. Partout, tous les mouvements nationaux, même ceux qui naissent de la résistance à la domination allemande, semblent prendre des formes non démocratiques, se regrouper autour de quelque führer surhumain (Hitler, Staline, Salazar, Franco, Gandhi, De Valera en sont tous des exemples variés) et adopter la théorie selon laquelle la fin justifie les moyens. Partout, le mouvement mondial semble aller dans le sens d’économies centralisées qui peuvent « fonctionner » au sens économique du terme, mais qui ne sont pas organisées démocratiquement et qui tendent à établir un système de castes. À cela s’ajoutent les horreurs du nationalisme émotionnel et une tendance à ne pas croire à l’existence de la vérité objective parce que tous les faits doivent s’accorder avec les paroles et les prophéties d’un führer infaillible. Déjà, en un sens, l’histoire a cessé d’exister, c’est-à-dire. Il n’existe pas d’histoire de notre temps qui puisse être universellement acceptée, et les sciences exactes sont en danger dès que la nécessité militaire cesse de maintenir les hommes à la hauteur. Hitler peut dire que ce sont les Juifs qui ont déclenché la guerre, et s’il survit, cela deviendra une histoire officielle. Il ne peut pas dire que deux et deux font cinq, car pour des raisons balistiques, par exemple, ils doivent faire quatre. Mais si le genre de monde dont je crains arrive, un monde de deux ou trois grands super-États incapables de se vaincre les uns les autres, deux et deux pourraient devenir cinq si le Führer le souhaitait. D’après ce que je peux voir, c’est la direction dans laquelle nous nous dirigeons réellement, même si, bien entendu, le processus est réversible.

Quant à l’immunité relative de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Quoi qu’en disent les pacifistes, etc., nous ne sommes pas encore devenus totalitaires et c’est un symptôme très encourageant. Je crois très profondément, comme je l’ai expliqué dans mon livre Le Lion et la Licorne, au peuple anglais et à sa capacité à centraliser son économie sans pour autant détruire la liberté. Mais il ne faut pas oublier que la Grande-Bretagne et les États-Unis n’ont pas été vraiment éprouvés, qu’ils n’ont pas connu de défaite ni de souffrances graves, et qu’il existe quelques mauvais symptômes pour contrebalancer les bons. Il y a d’abord l’indifférence générale face au déclin de la démocratie. Réalisez-vous, par exemple, qu’en Angleterre, personne de moins de 26 ans n’a désormais le droit de voter et que, d’après ce que l’on peut voir, la grande masse des gens de cet âge s’en fiche ? Deuxièmement, il y a le fait que les intellectuels ont une vision plus totalitaire que le peuple. Dans l’ensemble, l’intelligentsia anglaise s’est opposée à Hitler, mais seulement au prix de l’acceptation de Staline. La plupart d’entre eux sont parfaitement prêts pour les méthodes dictatoriales, la police secrète, la falsification systématique de l’histoire, etc., à condition qu’ils se sentent de « notre » côté. En effet, l’affirmation selon laquelle nous n’avons pas de mouvement fasciste en Angleterre signifie en grande partie que les jeunes, en ce moment, cherchent leur futur ailleurs. On ne peut pas être sûr que cela ne changera pas, ni que les gens ordinaires ne penseront pas dans dix ans comme le font aujourd’hui les intellectuels. J’espère qu’ils ne le feront pas, j’espère même qu’ils ne le feront pas, mais si c’est le cas, ce sera au prix d’une lutte. Si l’on se contente de proclamer que tout va pour le mieux et de ne pas pointer du doigt les symptômes sinistres, on ne fait que contribuer à rapprocher le totalitarisme.

Vous demandez également : si je pense que la tendance mondiale est au fascisme, pourquoi est-ce que je soutiens la guerre ? C’est un choix entre des maux – j’imagine que c’est le cas de presque toutes les guerres. Je connais suffisamment l’impérialisme britannique pour ne pas l’aimer, mais je le soutiendrais contre le nazisme ou l’impérialisme japonais, car c’est un moindre mal. De la même manière, je soutiendrais l’URSS contre l’Allemagne parce que je pense que l’URSS ne peut pas complètement échapper à son passé et qu’elle conserve suffisamment d’idées originales de la Révolution pour en faire un phénomène plus porteur d’espoir que l’Allemagne nazie. Je pense, et je pense depuis le début de la guerre, vers 1936, que notre cause est la meilleure, mais nous devons continuer à la rendre meilleure, ce qui implique une critique constante.

Cordialement,

Géo. Orwell

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