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26 janvier 2024

Révolte agricole

 La colère qui secoue le monde agricole est une nouvelle illustration des méfaits engendrés par les multiplications de normes et de contraintes administratives. Comme à chaque fois, les catastrophes générées par ces normes sont prévues et annoncées, mais rien n’est fait pour éviter les drames avant que ceux-ci n’arrivent.

L’incapacité à concevoir les conséquences des décisions politiques et à penser le rapport entre les coûts et les bénéfices finit par coûter cher, en argent et en vie humaine. Le projet européen Farm to fork qui planifie une décroissance de la production agricole doit nécessairement aboutir à des drames agricoles, comme ceux que nous connaissons aujourd’hui.

Alors que l’ensemble du monde agricole est concerné, la révolte est partie du sud-ouest. Cela renvoie aux traditions historiques de la région, du Midi rouge et de la révolte du Languedoc au début du XXe siècle, mais aussi aux types de cultures présentes : des céréales et de l’élevage ainsi que de la polyculture de fruits et de légumes. Des cultures durement éprouvées par les normes imposées et gourmandes en main-d’œuvre.

Une chape de normes

L’inflation des normes est résumée par l’évolution du code rural, passé de 755 pages en 1965 à 3 068 pages aujourd’hui. Il y a des normes pour tout : taille des haies, curage des fossés, etc. La France voulant souvent aller plus loin que Bruxelles en ajoutant d’autres normes au millefeuille déjà épais. Ainsi pour la prolongation de l’interdiction du glyphosate alors qu’il est de nouveau autorisé en Europe. La France est ainsi submergée par des poulets produits en Ukraine, où les normes sont beaucoup moindres que pour les volaillers français. C’était du reste une des raisons qui avait conduit la Pologne à refuser de livrer des armes à l’Ukraine, en protestation au déséquilibre concurrentiel de l’agriculture ukrainienne.

Le rapport au monde agricole est ambivalent. Il suscite à la fois une grande sympathie (preuve en est le succès non démenti du salon de l’agriculture) et une grande défiance, les paysans étant accusés de polluer, de capter l’eau, de détruire l’environnement. On leur interdit la mise en place de bassine pour récupérer l’eau de pluie, on interdit l’usage de produits phytosanitaires, même quand ils n’ont pas été reconnus dangereux par les études scientifiques, on soviétise le fonctionnement agricole, transformant les paysans en kolkhoziens. Et à force de scier l’arbre, il finit par s’abattre.

La révolte qui touche la France est une révolte européenne. En 2022, c’étaient les paysans hollandais. Puis, depuis plusieurs semaines, les paysans en Allemagne et en Roumanie. Désormais en France, avant que d’autres pays ne soient concernés, probablement l’Italie et l’Espagne. La compétitivité française dans l’agriculture ne cesse de s’étioler, les marges se réduisent. Il y a quelques années, on alertait, dans une indifférence quasi totale, sur les suicides répétés des agriculteurs. Rien n’y a fait. Le monde agricole est à la fois connu, parce que tout le monde a vu une vache ou traversé un champ, et inconnu, parce que beaucoup ignorent les nouveautés techniques dans les méthodes culturales, les nouveaux usages mécaniques, les enjeux mondiaux. Ce n’est pas en s’enfermant derrière de hautes murailles que l’on sauvera l’agriculture française. La Nouvelle-Zélande a réussi, dans les années 1980-1990, une transformation réussie qui lui fait désormais donner le la en matière de prix de la viande et du lait.

La terre autrefois

Face aux machines d’aujourd’hui et aux méthodes actuelles, l’ancien monde agricole est de plus en plus inconnu. La pauvreté des campagnes françaises était réelle, jusque dans les années 1950. Faible accès à l’eau courante et à l’électricité, peu de soins, à l’écart des transformations des villes et des modes de vie, les mondes ruraux ont connu une transformation massive en moins d’une génération qui les ont fait passer d’un monde à l’autre de façon rapide et souvent brutale. Dans ses nombreuses études, notamment Les Trente glorieuses, Jean Fourastié évoque le monde rural d’avant les transformations techniques du XIXe siècle.

En 1700, un paysan nourrit 1,7 personne. En 1800, il en nourrit 2,1. En 1980, il nourrit désormais 30 personnes, chacune obtenant plus de calories qu’un siècle auparavant.

Sous l’Ancien Régime, il faut 1.5 à 2 hectares pour nourrir une personne. Comme on ne dispose dans le royaume, au maximum, que de 40 millions d’hectares cultivés, le plafond démographique français est de 20 à 27 millions de personnes. Si la démographie augmente trop, on se heurte au plafond agricole, ce qui engendre des disettes. Malthus avait raison de dire qu’il fallait limiter les naissances au risque sinon de ne pas pouvoir nourrir les nouvelles bouches. Mais Malthus est un homme du passé : il n’a pas vu venir la révolution de la productivité, qui permet de nourrir plus de monde avec moins d’hectares cultivés. Jean Fourastié a ainsi calculé le temps de travail nécessaire pour moissonner un are de blé (100 m²).

1800 : 1 heure, avec une faucille.

1850 : 15 mn, avec une faux.

1900 : 2 mn, avec une faucheuse-lieuse.

1920 : 40 secondes, avec une faucheuse-lieuse à traction mécanique.

1945 : 35 secondes, avec une moissonneuse-batteuse.

Moins de temps de travail, ce qui permet de pratiquer d’autres activités, plus rémunératrices, ou de se reposer. Ce qui libère également des bras, qui vont pouvoir se consacrer à des activités nouvelles, tels l’industrie naissante et les emplois urbains. La famine a été vaincue, ce qui est un immense progrès pour l’humanité. Il est désormais possible de travailler moins et d’effectuer des travaux moins pénibles. De manger plus et mieux. Les conséquences sont majeures : l’espérance de vie augmente, on vit plus vieux et en meilleure santé. Avant de rejeter les effets négatifs de l’industrialisation de l’agriculture, il est essentiel de fixer le chemin de parcouru et de prendre conscience que ce que nous vivons aujourd’hui, c’est-à-dire une société d’abondance et de vie, est une chose nouvelle dans l’histoire de l’humanité.

Prophètes de la mort

Il se trouve pourtant des prophètes de la mort pour vanter la décroissance et le retour à l’agriculture d’il y a trois siècles, mythifiée et idéalisée. Le Sri Lanka en a fait la terrible expérience. Les produits phytosanitaires ont été interdits, la conversion forcée au bio a été totale. Le résultat n’a pas tardé : en quelques mois l’île a connu une famine sans précédent, contraignant de nombreux habitants à choisir entre mourir de faim ou s’enfuir.

En France, l’interdiction des néonicotinoïdes a provoqué le ravage de la production betteravière, pourtant l’un des piliers de l’agriculture française. Le refus des OGM, alors que plusieurs types permettent de réduire la consommation d’eau et de produits sanitaires, conduit à un déclassement français par rapport aux concurrents d’Amérique latine. Les agriculteurs, comme de nombreuses autres professions en France et en Europe, sont victimes de l’effacement du logos au profit du pathos. On ne réfléchit plus, on ne mesure plus les conséquences des actes, on n’accepte plus les risques et les dangers.

L’économie est la science des choix : elle étudie les choix possibles et les conséquences des choix effectués, des choix qui peuvent être libres ou contraints. Le choix suppose le goût du risque et de l’aventure, la projection vers un avenir qui n’existe pas, mais que l’on s’efforce de bâtir. Le passé est rassurant parce qu’on croit le connaitre : on n’en garde souvent que les bons côtés, les détresses et les drames étant oubliés. Ce que vivent les agriculteurs, c’est aussi ce que vivent les milliers de chefs d’entreprise, les professeurs dans l’éducation nationale, les personnes qui travaillent dans les administrations : un empilement de normes qui étouffent et tuent la vie. À éliminer avant qu’elles ne tuent définitivement notre pays et notre civilisation.

Jean-Baptiste Noé

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