La réaction indienne à l’éruption massive de violence entre le Hamas et Israël samedi dernier est en contradiction avec les réalités du terrain et ignore l’environnement géopolitique dans cette région et dans le monde, dans lequel cet événement cataclysmique mérite d’être évalué avec soin. Cette prise de position s’avérera insoutenable et peut nuire aux intérêts et à la position du pays dans le monde.
Premièrement, la politique indienne a ouvertement penché en faveur d’Israël. Ce qui n’était jusqu’à présent qu’un sujet de spéculation est devenu officiel lorsque le Premier ministre Narendra Modi a souligné dans un tweet, samedi, la “solidarité” de l’Inde avec Israël.
Cette expression résonnante marque une rupture historique avec la position constante de l’Inde sur la question palestinienne, qui suivait, dans sa quintessence, les pas de Gandhi, qui avait eu la prescience et la vision de s’opposer à la création d’Israël sur les terres palestiniennes, en particulier la manière cruelle dont les puissances occidentales ont imposé cette construction géopolitique au Proche Orient.
Ce qui a motivé ce changement radical sur cette épineuse question reste une énigme enveloppée d’un mystère.
Deuxièmement, Delhi a bénéficié d’un “avant-goût” de ce qui se passera à Gaza dans les semaines ou les mois à venir. Le Premier ministre Netanyahou a proclamé que “l’ennemi paiera un prix sans précédent” et a promis qu’Israël “riposterait par des tirs d’une ampleur que l’ennemi n’a jamais connue“. Il a déclaré la guerre à Gaza.
La capacité de Netanyahou à commettre des actes de violence gratuite est bien connue. Pourtant, Delhi s’est précipité pour réagir à un niveau émotionnel et subjectif.
Troisièmement, la possibilité d’une offensive terrestre et même d’une occupation de Gaza est réelle. En termes simples, le mantra breveté de l’Inde selon lequel “ce n’est pas une ère de guerres” l’oblige à prendre ses distances par rapport à Netanyahou. Mais au lieu de cela, l’Inde risque de devenir un partisan virtuel du carnage qui va suivre – politiquement, moralement, diplomatiquement.
À un moment aussi crucial, notre gouvernement, en tant que “Vishwa Guru” qui propage inlassablement la notion de Vasudhaiva Kutumbakaam (le monde est une seule famille), est exposé, avec toutes ses imperfections. Le rôle de l’Inde devrait être d’unifier plutôt que de diviser.
Quatrièmement, la réaction de l’Inde est clairement en contradiction avec les sentiments des pays du Sud. En effet, en dehors de l'”Occident collectif“, l’Inde devient un solitaire au sein de la majorité mondiale qui se tient aux côtés d’Israël. L’empathie envers les victimes de la violence est une chose, mais le soutien politique à l’Occident collectif (ce que cela implique, en réalité, dans le climat actuel de la politique mondiale) en est une autre.
Deux jours après que Vladimir Poutine a fait l’éloge de l’Inde de Modi en la qualifiant de modèle d’État de civilisation dans un monde multipolaire, dans un discours historique prononcé devant un public d’élite, la distinguant des puissances occidentales prédatrices et néocoloniales, l’Inde a réfuté sa thèse.
Il ne fait aucun doute que la position de l’Inde expose le paradoxe de sa prétention à être le leader du Sud. Au moment crucial, les élites indiennes ont montré leur vrai visage.
Cinquièmement, la réaction d’Israël, qui est déjà en cours, devrait être massive, ininterrompue et impitoyable. Une occupation israélienne de Gaza est hautement probable, aussi insensée qu’elle puisse s’avérer en fin de compte. Les paroles glaçantes du ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, promettant de “changer la réalité à Gaza“, signifient qu’il sera de plus en plus difficile pour les pays de la région et du Sud – et même pour les “amis d’Israël” aux États-Unis et en Europe – de rester passifs.
L’Inde s’est creusé un trou de renard d’où il lui sera difficile de sortir en sauvant la face, sa réputation et sa crédibilité malmenées.
Sixièmement, des questions troublantes se posent quant aux qualifications de l’Inde pour devenir membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies. Après tout, quels intérêts l’Inde représente-t-elle, si ce n’est les siens propres ? Il s’agit là d’une question redoutable à laquelle il n’y a pas de réponse facile. En bref, les fruits de décennies de travail acharné de la part des dirigeants et diplomates indiens successifs sont en train d’être dilapidés.
Sept ans après, toutes les guerres se terminent par des négociations. Mais la guerre qui s’annonce sera longue et de grande ampleur. Le politicien rusé qu’est Netanyahou, qui subit d’énormes pressions à l’intérieur du pays, qui fait face à des accusations judiciaires personnelles et qui s’accroche au pouvoir avec l’aide de partenaires ultra-nationalistes et de droite, saisira l’occasion de sauver sa réputation de grand protecteur d’Israël et de rallier l’establishment politique et sécuritaire de son pays, qui est profondément divisé ; il ne sera donc pas pressé de s’asseoir à la table des négociations avec le Hamas.
D’un autre côté, l’intention des Américains sera de se frayer un chemin jusqu’à la barre graisseuse de la politique proche orientale après le rapprochement irano-saoudien. Dans une grande démonstration de force, une vaste armada de navires de guerre et d’avions se dirige vers la Méditerranée orientale. Il reste à voir comment cette projection de force se déroulera.
La tentation sera grande de réimposer l’hégémonie américaine au Proche Orient et de présenter le président Biden comme un leader décisif à un moment où, d’une part, sa candidature à la réélection en 2024 est largement ouverte et où, d’autre part, le spectre d’une défaite humiliante en Ukraine hante sa présidence.
Il est évident que les intérêts politiques de Biden et de Netanyahou se rejoignent et que la puanteur de la guerre d’Israël touchera probablement le ciel et pourrait même engloutir d’autres pays de la région au fil du temps. Les dirigeants indiens auront du mal à démontrer leur amitié et leur bonhomie avec Netanyahou dans un tel scénario apocalyptique.
Huitièmement, le gouvernement Modi pourrait tout aussi bien dire adieu à la grande idée de construire un corridor économique indo-arabe vers l’Europe dans un avenir prévisible. Cela signifie que le port de Haïfa, qui a été acquis par le groupe Adani dans le cadre d’un “achat stratégique” pour un coût déclaré de 1,13 milliard de dollars avec la bénédiction de Netanyahou, ne sera pas performant. Une diplomatie économique intelligente implique de favoriser l’amitié israélo-arabe.
Le gouvernement indien a allègrement ignoré le fait qu’Israël est un État qui soutient le terrorisme. L’optique compte en politique et dans les affaires internationales, et à l’heure où les références de l’Inde sont scrutées par l’Occident, il est doublement important que l’Inde soit prudente dans ses paroles et son comportement. Un vieux dicton dit : “Montre-moi tes amis et je te montrerai ton avenir“. Si l’intention est de voler sur les ailes du lobby israélien en Amérique du Nord – ou d’attirer l’attention de Biden – elle est pour le moins naïve.
Enfin, l’Inde devrait savoir qu’en dernière analyse, les péchés sont oubliés et pardonnés lorsqu’un mouvement politique qui aurait pu avoir recours à la violence dans sa boîte à outils obtient le soutien massif des masses. C’est d’ailleurs ainsi que les choses devraient se passer. À cette aune, le Hamas a passé l’épreuve décisive il y a des décennies, bien avant que le BJP ne forme un gouvernement en 2014.
Le Hamas est aujourd’hui le leader incontesté des aspirations palestiniennes, dépassant de la tête et des épaules ses homologues, et il est un interlocuteur privilégié des puissances régionales. Il dispose même d’un bureau de représentation à Moscou. Il est clair que la réaction indienne, qui tend à considérer l’évolution actuelle comme un événement terroriste “isolé“, est anachronique.
Un règlement palestinien durable devra être inclusif et inclure le Hamas après l’audace et l’espoir dont il a fait preuve. La direction du BJP devrait apprendre à ses dirigeants provinciaux, qui ont une vision étroite des affaires internationales, que l’islamisme ne doit pas être assimilé au terrorisme dans le monde, en particulier à la politique des Frères musulmans à laquelle appartient le Hamas.
M.K. Bhadrakumar
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