22 mars 2023

Perspective inattendue pour l’élite : Les États-Unis pourraient être les plus grands perdants de la guerre contre la Russie

Où va l’Europe à la suite des allégations concernant le Nord Stream ? Il est difficile de voir une Europe dominée par l’Allemagne s’éloigner de Washington.

« L’OTAN n’a jamais été aussi forte ; la Russie est un paria mondial ; et le monde reste inspiré par la bravoure et la résilience ukrainiennes ; en bref, la Russie a perdu, la Russie a perdu stratégiquement, opérationnellement et tactiquement – et elle paie un prix énorme sur le champ de bataille » .

Lui, (le général Mark Milley, chef d’état-major des armées américaines) ne croit pas un mot de tout cela. Nous savons qu’il n’y croit pas car, il y a deux mois, il a dit exactement le contraire – jusqu’à ce qu’il soit réprimandé par la Maison Blanche pour s’être écarté du message de Joe Biden. Maintenant, il est de retour et joue dans « l’équipe » .

Zelensky ne croit probablement pas non plus à la récente promesse européenne de fournir des chars et des avions – et il sait qu’il s’agit principalement d’une chimère. Mais il joue dans l’équipe. Quelques chars supplémentaires ne feront aucune différence sur le terrain, et sa cinquième mobilisation se heurte à une résistance au niveau national. Les armées européennes attendent cet épisode, leurs armureries fonctionnant sur le « réservoir de secours » .

Zelensky ne cesse de répéter qu’il doit disposer de chars et d’avions d’ici le mois d’août pour renforcer ses défenses en pleine hémorragie. Mais, de manière contradictoire, Zelensky est averti qu’il est essentiel de « réaliser des gains significatifs sur le champ de bataille » dès maintenant, car l’administration a « la ferme conviction » qu’il sera plus difficile par la suite d’obtenir le soutien du Congrès (autrement dit, la question ne se posera plus au mois d’août ; il sera trop tard).

Il est clair que les États-Unis préparent le terrain pour une « annonce de la victoire » au printemps comme le laissent présager les commentaires délirants de Milley – et un pivot – juste un peu avant le coup d’envoi du calendrier des élections présidentielles américaines.

Le « récit » dans les médias mainstream a déjà commencé à se transformer en une offensive russe écrasante à venir et en une résistance ukrainienne héroïque submergée par une force écrasante.

« La nature critique des prochains mois a déjà été transmise à Kiev en termes directs par les hauts responsables de Biden – y compris le conseiller adjoint à la sécurité nationale Jon Finer, la secrétaire d’État adjointe Wendy Sherman et le sous-secrétaire à la défense Colin Kahl, qui se sont tous rendus en Ukraine le mois dernier » (Washington Post) – le directeur de la CIA Bill Burns s’étant déplacé pour informer personnellement Zelensky une semaine avant l’arrivée de ces responsables.

Zelensky a été mis au courant. Des résultats maintenant, ou sinon !

Mais Seymour Hersh finit par dire tout haut une dure réalité non exprimée, aux conséquences politiques extrêmement complexes (extrait ci-dessous de l’interview de Hersh au Berliner Zeitung, (traduction Google)). Non, pas celle du sabotage du Nord Stream (nous le savions), mais celle d’une erreur de jugement irréfléchie et de la colère qui monte à Washington – et du mépris pour les jugements politiques immatures de Biden et de son équipe rapprochée de néoconservateurs.

Ce n’est pas seulement que l’équipe Biden a « fait sauter les pipelines » ; elle en est fière ! Il ne s’agit pas seulement du fait que Biden était prêt à éviscérer la capacité concurrentielle et les perspectives d’emploi de l’Europe pour la prochaine décennie (certains applaudiront). La partie explosive du récit était que « À un certain moment après l’invasion des Russes, et que le sabotage a été fait… (ce sont des gens qui travaillent à des postes élevés dans les services de renseignement, et qui sont bien formés) : ils se sont retournés contre le projet. Ils l’ont trouvé fou » .

« Il y avait beaucoup de colère parmi les personnes impliquées » , a noté Hersh. Au départ, le récit de Biden sur le Nord Stream – « il ne se produira pas » – a été compris par les « pros » du renseignement comme un simple effet de levier (lié à une invasion russe alors envisagée), une invasion que Washington savait imminente, car les États-Unis préparaient furieusement les Ukrainiens, précisément pour déclencher l’invasion russe.

Pourtant, le sabotage de Nord Stream a été reporté – de juin à septembre 2022 – des mois après que l’invasion a eu lieu. Alors, quel était l’intérêt de paralyser la base industrielle européenne en lui imposant des coûts énergétiques astronomiques ? Quel était le raisonnement ? Et la colère s’est encore accrue lorsque les membres de l’équipe de Biden se sont mis à parler de Nord Stream, se vantant, en fait : « bien sûr, oui, nous l’avons ordonné » .

Hersh commente que, bien que la CIA réponde au « pouvoir » au sens large, plutôt qu’au Congrès, « même cette communauté est horrifiée par le fait que Biden ait décidé d’attaquer l’Europe dans son économie, afin de soutenir une guerre qu’il ne gagnera pas » . Hersh estime que dans une Maison Blanche obsédée par sa réélection, le sabotage de Nord Stream a été considéré comme une « victoire » .

Hersh a déclaré dans son interview au Berliner Zeitung :

Ce que je sais, c’est qu’il n’y a aucune chance que cette guerre se termine de la façon dont nous [les États-Unis] voulons qu’elle se termine… Cela m’effraie que le président ait été prêt à une telle chose. Et les personnes qui ont mené à bien cette mission pensaient que le président était parfaitement conscient de ce qu’il faisait au peuple allemand. Et à long terme, [ils pensent] que cela n’entachera pas seulement sa réputation de président, mais sera également très dommageable sur le plan politique. Ce sera un stigmate pour les États-Unis.

L’inquiétude est plus grande que cela : le zèle obsessionnel de Biden fait passer l’Ukraine d’une guerre par procuration à une question existentielle pour les États-Unis (existentielle dans le sens de l’humiliation et de l’atteinte à la réputation si la guerre était perdue). C’est déjà une question existentielle pour la Russie. Et la confrontation existentielle de deux puissances nucléaires est une mauvaise nouvelle.

Soyons très clairs : ce n’était pas la première fois que Biden faisait une chose considérée par les professionnels du renseignement américain comme totalement irréfléchie. Robert Gates, l’ancien secrétaire à la défense, a déclaré dimanche que Biden s’est trompé sur presque toutes les grandes questions étrangères et de sécurité depuis quatre décennies. En février 2022, il a saisi les avoirs en devises de la Russie ; il a expulsé ses banques du SWIFT (le système de compensation interbancaire) et lui a imposé un tsunami de sanctions. La Réserve fédérale et la BCE ont déclaré après coup qu’elles n’avaient jamais été consultées, et que si elles l’avaient été, elles n’auraient jamais consenti à ces mesures.

Biden a affirmé que son action allait « réduire le rouble en poussière » ; il s’est lourdement trompé. Au contraire, la résilience de la Russie a rapproché les États-Unis d’un précipice financier (à mesure que la demande de dollars se tarit et que le monde se déplace vers l’Est). Du point de vue des acteurs financiers importants de New York, Biden et la Fed doivent maintenant se dépêcher de sauver les États-Unis dont le système est fragile.

En bref, l’importance de l’interview de Hersh au Berliner Zeitung (et de ses autres articles) est que les factions de l’État profond américain sont furieuses contre le cercle des néo-cons (Sullivan, Blinken et Nuland). La confiance est perdue. Ils veulent leur peau et ne cesseront de la chercher… L’article de Hersh n’est qu’un avant-goût.

Pour l’instant, le projet ukrainien des néoconservateurs reste d’actualité, l’équipe Biden exigeant que tous les alliés occidentaux restent fidèles au message, avant le premier anniversaire de l’opération spéciale de la Russie, le 24 février.

Il semblerait toutefois que la fenêtre critique permettant à l’Ukraine de « gagner par magie » soit réduite de quelques mois à quelques semaines. Bien sûr, le concept de la victoire reste indéfini. Pourtant, la réalité est que ce sera la Russie, plutôt que l’Ukraine, qui montera l’offensive de printemps, et probablement sur toute la longueur de la ligne de contact.

L’Ukraine (même si Kamala Harris a été dépêchée à la Conférence de Munich sur la sécurité) n’a plus qu’à se conformer à la « ligne » de l’équipe, à savoir un « engagement durable envers l’Ukraine » de la part de l’Occident collectif sur le long terme.

Paradoxalement, derrière le rideau, cette « guerre civile » en cours au sein de l’establishment américain menace de mettre en danger Biden également – alors qu’il approche du moment de la décision de sa candidature pour 2024.

La communauté des services de renseignement américains doit se demander si l’on peut faire confiance à Biden et espérer qu’il ne sera pas imprudent, alors que l’Ukraine sombre dans l’entropie sous l’effet de la poussée russe sur tous les fronts. Biden sera-t-il à nouveau désespéré ?

Peut-on imaginer que les États-Unis puissent simplement baisser les bras et concéder la victoire russe ? Non, l’OTAN pourrait se désintégrer face à un échec aussi spectaculaire. L’instinct politique consistera donc à parier, à redoubler d’efforts : un déploiement de l’OTAN dans l’ouest de l’Ukraine en tant que « force tampon » , pour « la protéger des avancées russes » , est à l’étude.

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi certaines factions de l’État profond sont « consternées » : les produits de l’industrie de la défense américaine sont consommés en Ukraine plus vite qu’ils ne peuvent être fabriqués. Cela modifie défavorablement le calcul des États-Unis sur la Chine, car l’inventaire militaire américain se consume en Ukraine. Et la guerre en Ukraine peut facilement se propager en Europe de l’Est…

En fin de compte, il s’agit d’une prise de conscience inattendue (pour l’élite) que les États-Unis eux-mêmes pourraient être les plus grands perdants de la guerre contre la Russie. (Moscou l’a compris dès le départ).

L’équipe Biden a essentiellement déclenché une réaction concertée de l’Establishment à l’encontre de sa compétence en matière de prise de décision. Le rapport de Hersh, le rapport de la Rand Organisation, les entretiens de The Economist avec Zelensky et Zaluzhny, le rapport du CSIS, le rapport du FMI montrant la croissance économique de la Russie, et les éruptions éparses de la dure réalité apparaissant dans les médias mainstream – tout cela atteste que le cercle de dissidence à l’égard de la gestion de la guerre en Ukraine par Biden prend de l’ampleur.

Même la récente hystérie autour du ballon chinois, qui a conduit le NORAD à abattre tous les objets non identifiés dans l’espace aérien américain, a l’air d’être le résultat d’un coup de semonce du Pentagone à l’encontre de l’équipe Biden : « Si vous (l’équipe Biden) êtes assez stupides pour insister sur le fait que nous « décochons toutes les cases » des radars du NORAD, ne soyez pas surpris des déchets que vous abattrez quotidiennement. »

Cela montre d’abord le dédain de la Maison Blanche pour les détails les plus subtils, et ensuite comment le ballon chinois a joué un rôle symbolique en redonnant de l’énergie aux faucons américains anti-Chine qui détiennent la majorité en matière de soutien bipartisan au Congrès.

Biden peut-il être écarté ? Théoriquement « oui » . Soixante pour cent des jeunes membres du parti Démocrate ne veulent pas que Biden se représente. La difficulté réside toutefois dans la profonde impopularité de Kamala Harris comme successeur possible. La dernière preuve de l’affaiblissement de la position de Harris est un article très critique du New York Times, dans lequel on peut lire la désapprobation anonyme de Démocrates de haut rang, dont beaucoup l’avaient soutenue. Aujourd’hui, ils sont inquiets.

Leur crainte, écrit Charles Lipson, est qu’il est presque impossible de la faire tomber :

Pour gagner, les Démocrates ont besoin du soutien enthousiaste des Afro-Américains qui risquent de se sentir insultés si Harris est écartée. Ce problème pourrait être évité si elle était remplacée par un autre Afro-Américain. Mais il n’y a pas d’alternatives évidentes. Si Harris est remplacée, ce sera probablement par un candidat blanc ou hispanique…

Un tel changement ébranlerait un parti profondément investi dans la politique de l’identité raciale et ethnique, où les groupes perdants sont considérés comme des victimes lésées et les gagnants comme des oppresseurs « privilégiés » . Ces divisions sont plus virulentes lorsqu’elles sont centrées sur la blessure historique de l’Amérique qu’est la race, et elles se retourneraient contre le parti.

Pourquoi ne devrions-nous pas nous attendre à une enquête de la hiérarchie du parti Démocrate ou du Congrès à la suite des allégations de Seymour Hersh sur le contournement délibéré du Congrès ? Eh bien, en termes simples : parce que cela expose l’« indicible » . Oui, Biden n’a pas « informé » le Congrès, bien que certains d’entre eux semblent avoir eu connaissance du sabotage du Nord Stream à l’avance. Techniquement, il a contourné le système.

La difficulté est que les deux côtés de la Chambre APPROUVENT largement un tel exceptionnalisme – l’exceptionnalisme américain prévoit que les États-Unis peuvent faire ce qu’ils veulent, quand ils veulent, à qui ils veulent. Il y a tellement d’exemples de cela ancrés dans la pratique : qui osera jeter la première pierre au « vieux Joe » ? Non, l’argument contre Biden, s’il doit être retenu, doit être l’opinion collective selon laquelle Biden est inapte à exercer un jugement sain sur des questions qui risquent de faire déraper les États-Unis vers une guerre totale contre la Russie.

Si Biden est poussé vers la sortie, ce sera le fait d’initiés dans des « salles enfumées » . Trop nombreux sont ceux qui ont tranquillement profité du gâchis ukrainien.

Où va l’Europe à la suite des allégations concernant le Nord Stream ? Il est difficile de voir une Europe dominée par l’Allemagne s’éloigner de Washington. Les dirigeants allemands actuels sont sous l’emprise de Washington et ont volontiers accepté leur vassalité. La France restera, à quelques réticences près, aux côtés de l’Allemagne. Cependant, alors que les États-Unis observent que leur sphère de dollars se contracte avec l’expansion des BRICS et de la Communauté économique de l’Asie de l’Est, les États-Unis s’en prendront plus durement à leurs économies captives les plus proches. L’Europe en paiera probablement un prix dévastateur.

Quoi qu’il en soit, l’UE ne discute pas des questions vraiment sensibles en public, mais uniquement dans des salles de réunion où tous les téléphones portables ont été retirés à l’avance. La transparence ou la responsabilité ne figurent guère dans ces discussions.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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