Un sommet de l’Union économique eurasiatique qui regroupe le Belarus, la Fédération de Russie, l’Arménie, le Kazakhstan et le Kirghizstan s’est tenu à Bichkek, capitale du Kirghizstan, le 9 décembre 2022 en présence des chefs d’État concernés. À son issue le président russe a tenu une conférence de presse. Ses réponses à un journaliste russe à partir de la version anglaise officielle qui a été diffusée sont présentées ci après - heureuse initiative du Bulletin Comaguer. Quoiqu’elles soient laconiques, voire lapidaires, ou précisément parce qu’elles le sont, ces réponses ont jeté la diplomatie occidentale dans l’angoisse au point qu’elles ont d’abord été ignorées par les médias de masse pour ensuite être caricaturées. Qu’on en juge !
Dans l’interview qui suit, traduite et très utilement commentée par le Bulletin Comaguer, Poutine explique clairement le fonctionnement d’une frappe de représailles, donc de riposte russe en réponse à une frappe préemptive occidentale. Il dit également réfléchir à faire évoluer la doctrine russe vers la frappe préemptive «de désarmement de l’adversaire » en simple imitation et réciprocité à la doctrine US actuelle. S’agissant de la frappe de représailles, il indique que dès que le lancement des missiles adverses est détecté (donc sans attendre qu’ils arrivent et sans connaître la puissance et la nature des bombes transportées), des centaines de missiles russes seront lancés qui ne pourront être arrêtés. Ces propos devraient avoir un effet dissuasif chez un adversaire potentiel « raisonnable ».
Première frappe : tournant stratégique
Source: Bulletin Comaguer n° 499 du 17 Décembre 2022
Le président russe est interviewé par Konstantin Panyushkin (KP) de Channel One (chaine de télévision russe présentée à l’Ouest comme «organe du gouvernement russe», l’Ouest ayant, c’est bien connu, une préférence marquée pour les chaînes TV des milliardaires).
Rapide point sur “l’Opération Militaire Spéciale”
KP : Bon après-midi. Une question sur l’opération militaire spéciale.
Que pensez-vous de l’état de l’OPERATION MILITAIRE SPECIALE ?
En parlant avec des militants des droits de l’homme mercredi, vous avez dit, je cite : “Ce sera un long processus.” Si possible, pouvez-vous expliquer ce que vous aviez à l’esprit ?
Et une autre question sur la même réunion. Vous avez dit, et je cite : “Si la Russie n’utilise pas les armes nucléaires en premier, elle ne les utilisera pas non plus en second.” Cela a provoqué un tollé. Veuillez expliquer ce que vous vouliez dire.
Vladimir Poutine : En ce qui concerne la durée de l’opération spéciale, je faisais référence au temps nécessaire au processus de règlement. L’opération suit son cours et tout est stable – il n’y a pas de questions ou de problèmes sur ce sujet. Comme vous pouvez le constater, le ministère de la Défense fonctionne de manière transparente. Dans ses rapports quotidiens, il relate tout ce qui se passe dans la réalité, sur le terrain. Voilà ce qu’il en est, objectivement. A cet égard, je n’ai rien à ajouter.
Quant au processus de règlement en général – oui, il sera probablement compliqué et prendra un certain temps. Mais d’une manière ou d’une autre, les parties à ce processus devront accepter les réalités qui se dessinent sur le terrain. Voilà pour la première partie de votre question.
Commentaire de COMAGUER : Sur la vidéo le Président russe est impavide. Pour lui, la mission a été fixée, l’heure est aux militaires qui l’exécutent et informent sur son déroulement, ensuite viendra le temps des diplomates.
Le risque d’une “frappe de désarmement”
Vladimir Poutine: Maintenant, sur votre seconde question. Je comprends que tout le monde soit inquiet et l’ait toujours été depuis l’avènement des armes nucléaires, et des armes de destruction massive en général. Les gens, toute l’humanité se sont inquiétés de ce qui allait arriver à la planète et à nous ? Mais écoutez ce que j’avais en tête, je vais vous expliquer certaines choses.
Les États-Unis ont cette doctrine de la frappe préventive (ou première frappe). C’est le premier point. Maintenant, le deuxième point. Ils sont en train de développer un système pour une frappe de désarmement. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie frapper les centres de contrôle avec des armes modernes de haute technologie pour détruire la capacité de l’adversaire à contre-attaquer, et ainsi de suite.»
Commentaire COMAGUER : «Frappe de désarmement» : cette expression, qui peut paraître anodine ou imprécise dans le vocabulaire auquel le lecteur non militaire est habitué, est le cœur de la réflexion stratégique. Pour lui donner sa véritable importance, il faut utiliser un terme très fort utilisé, dit-on, entre militaires dans les écoles de guerre qui est celui de «décapitation». La métaphore est limpide: dans un champ clos, deux adversaires armés d’un sabre s’affrontent. Le premier qui coupe la tête de l’autre a gagné. Des images du Kenjutsu, ancêtre du kendo, pratiqué par les samouraïs, viennent aussitôt à l’esprit.
L’affrontement entre deux États modernes ne met pas face à face deux personnes, mais deux entités qui ont toutes deux une tête: l’état-major et l’exécutif politique, et un cerveau d’où partent toutes les impulsions nerveuses qui vont mettre en mouvement la machine de guerre sous toutes ses formes. La «décapitation» consiste donc à détruire le cerveau nécessairement très centralisé de l’adversaire. Le cerveau détruit, sa machine de guerre s’arrête dans l’instant.
“Décapiter l’adversaire”?
Vladimir Poutine: Quelles sont ces armes modernes ? Ce sont des missiles de croisière que nous n’avions pas à une certaine époque – nous n’avions pas de missiles de croisière basés à terre. Nous les avions supprimés ; nous les avions mis au rebut. Pendant ce temps, les Américains étaient plus malins lorsqu’ils menaient des discussions avec l’Union soviétique. Ils ont mis au rebut les missiles terrestres, mais ont conservé les missiles aériens et maritimes qui n’étaient pas couverts par le traité, et nous sommes devenus sans défense. Mais maintenant nous les avons et ils sont plus modernes et encore plus efficaces.
Commentaire COMAGUER : Très succinctement Poutine fait allusion au traité ABM signé entre les États-Unis et l’URSS en 1972, qui stipulait que la défense anti-missile pouvait être mise en place uniquement pour la protection de la capitale de chacun des deux pays. Il s’agissait bien d’une renonciation à la «décapitation». Mais profitant, au fil des mises à jour du traité ABM, de l’affaiblissement de l’URSS puis de sa disparition, les États-Unis poursuivirent le déploiement des missiles anti-missiles un peu partout et pour finir George W. Bush dénonça le traité ABM en 2002.
À partir de ce moment là les États-Unis pouvaient lancer librement leurs missiles balistiques sur la Russie et détruire -au plus près de la frontière russe surtout après l’entrée en 2004 de la Pologne, de la Hongrie et de la Roumanie dans l’OTAN- tous les missiles balistiques que la Russie aurait imaginé de leur envoyer pour riposter et de toute manière bien avant que ces missiles atteignent le sanctuaire: le territoire des États-Unis. En fait la Russie les avait démantelés, elle était donc sans défense.
Vladimir Poutine: Il était prévu d’effectuer une frappe préventive de désarmement avec des armes hypersoniques. Les États-Unis ne disposent pas de ces armes, mais nous, nous en avons. En ce qui concerne une frappe de désarmement, nous devrions peut-être penser à utiliser les réalisations de nos partenaires américains et leurs idées sur la manière d’assurer leur propre sécurité. Nous sommes en train de réfléchir à ce sujet. Personne ne s’est gêné pour en discuter à haute voix dans le passé. C’est le premier point.
Commentaire COMAGUER : Poutine insiste sur le fait que la «décapitation» était au cœur du traité ABM (Anti Balistic Missiles) initial, d’où son expression «discuter à haute voix». La négociation, la signature et la publication d’un tel traité n’ont évidemment aucun caractère confidentiel.
Frappe préventive américaine, frappe de représailles russe
Vladimir Poutine : « Les États-Unis ont une théorie et même une pratique. Ils ont le concept d’une frappe préventive dans leurs documents stratégiques et dans d’autres documents politiques. Ce n’est pas notre cas. Notre stratégie parle d’une frappe de représailles. Il n’y a aucun secret. Qu’est-ce qu’une frappe de représailles ? C’est une frappe de riposte : c’est-à-dire que lorsque notre système d’alerte avancé, le système d’alerte d’attaque de missiles, détecte des missiles lancés vers le territoire de la Fédération de Russie, d’abord il détecte les lancements, puis les actions de riposte commencent.
Nous organisons régulièrement des exercices de nos forces nucléaires. Vous pouvez les voir tous, nous ne cachons rien. Nous fournissons des informations dans le cadre de nos accords avec tous les pays nucléaires, y compris les États-Unis. Nous informons nos partenaires que nous effectuons ces exercices. Soyez assurés qu’ils font exactement la même chose.
Après que le système d’alerte précoce a reçu un signal indiquant une attaque de missiles, des centaines de nos missiles sont lancés et ils ne peuvent pas être arrêtés. Mais ça reste une frappe de représailles. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que les têtes de missiles ennemis tomberont sur le territoire de la Fédération de Russie. Cela ne peut être évité. Elles tomberont de toute façon. Mais comme il est impossible d’intercepter des centaines de missiles, il ne restera rien de l’ennemi. Et c’est, sans aucun doute, un puissant moyen de dissuasion. »
Commentaire COMAGUER : Poutine souligne que la Russie dans sa doctrine stratégique actuelle n’a pas prévu de frappe nucléaire préventive, mais simplement des frappes de riposte, mais des frappes suffisamment massives pour que les deux adversaires soient anéantis. Cette affirmation est le cœur même de la déclaration officielle commune des cinq chefs d’État (Biden, Poutine, Xi Jinpjng, Macron, Johnson) du 3 janvier 2022 qui peut être résumée par cette sentence qui met fin à la culture du Western: «Celui qui tire le premier meurt aussi».
La Russie n’exclut pas de faire évoluer sa doctrine pour mieux parer le danger d’une “frappe préventive”
Vladimir Poutine: Mais si un adversaire potentiel croit qu’il est possible d’utiliser la théorie de la frappe préventive, alors que nous ne le faisons pas, cela nous fait quand même réfléchir à la menace que de telles idées dans la sphère de la défense d’autres pays représentent pour nous.
C’est tout ce que j’ai à dire à ce sujet.
Commentaire COMAGUER : Le président russe est encore plus elliptique dans cette dernière phrase qui tombe comme un couperet. Explicitons: la doctrine nucléaire des États-Unis prévoit explicitement la frappe nucléaire préventive. Toujours le western: «Je tire le premier». Les armes hypersoniques russes aujourd’hui opérationnelles rendent possible la décapitation de l’adversaire donc de ses centres de commandement par une arme nucléaire de faible puissance ou même par une arme conventionnelle. Dans ce nouveau contexte, pour se défendre si elle est gravement menacée, la Russie peut envisager une «décapitation préventive» des États-Unis. La Russie y réfléchit. À bon entendeur.
Conclusion COMAGUER :
- Mais dans ce nouveau cas, la métaphore de la «décapitation» est invalide. Un corps sans tête meurt, un pays sans dirigeants ne meurt pas. Il les remplace. Qu’est-ce à dire?
- Tout simplement que le long chapitre de la menace d’extermination nucléaire de masse écrite par les États- Unis depuis 77 ans à Hiroshima et auquel l’URSS avait répondu par une menace symétrique est clos. GAME OVER!
- Les États-Unis qui ne savent que détruire et menacer d’annihiler vont devoir faire de la politique comme les autres grands États: en tenant compte des rapports de force internationaux, en se résignant à l’idée jusqu’alors proprement impensable que la guerre peut atteindre leur territoire et sans faire courir à l’humanité le risque d’une fin atomique.
- La déclaration du 3 janvier 2022 des cinq puissances nucléaires annonçait ce virage historique. Poutine vient d’en confirmer l’immense portée.
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