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04 août 2022

Vers une implosion des Etats-Unis?

Les États-Unis sont-ils aujourd'hui engagés dans une fuite en avant qui résulterait du sentiment d'une profonde instabilité interne? On peut interpréter la dangereuse visite de Nancy Pelosi à Taïwan - imposée aux Taïwanais - comme une opération de pure politique intérieure: diviser l'opposition républicaine en ralliant une partie des adversaires politiques de Joe Biden, séduit par ce geste fort vis-à-vis de la Chine. Mais tout cela ne dissimule-t-il pas, au fond, le désarroi de l'oligarchie démocrate devant la division croissante de la société américaine? En observant "l'Amérique" depuis quelques années, on a de plus en plus de raisons de douter de l'avenir du modèle américain d'unification nationale. Yves-Marie Adeline, historien des idées et des pratiques politiques, pose la question sans tabous.

Pour un homme de mon âge, né en 1960, plongé bon gré mal gré dans la culture populaire américaine, il faut faire un effort particulier pour réaliser l’étendue de ce que je m’apprête à écrire, compte tenu du poids que pèsent, depuis quatre générations, dans les esprits, dans l’imagination, et dans la réalité du monde, les États-Unis d’Amérique.

La nation, seule forme politique qui dure

S’il est un enseignement que l’on retient de l’histoire des peuples, c’est qu’en définitive, la nation est le socle le plus solide de l’agrégation des hommes, la plus durable.

Le paradoxe de cette évidence vient de ce qu’il est difficile d’affirmer avec précision ce qu’est une nation : selon le modèle allemand de cohésion ethnique, ou selon la célèbre conférence de Renan[1] disposant qu’elle procède d’une volonté commune ? Les deux thèses ont leur force et leur faiblesse. La lenteur avec laquelle l’Allemagne s’est unifiée, d’ailleurs sous forme fédérale ; l’exemple tragique de la Yougoslavie, mettent à mal le modèle allemand. D’un autre côté, la crise dans laquelle est plongée la Belgique, qui en 1830 avait fait reposer sa construction sur une volonté commune, affaiblit la thèse renanienne.

Peu importe ce paradoxe : il demeure que la nation est le socle le plus durable, que cela plaise ou non. Un catholique, par exemple, est sensible à l’universalité de la communauté chrétienne : un prêtre est d’abord prêtre, peu importe d’où il vient ; un chrétien est d’abord un chrétien, et il est émouvant de voir comment, à Lourdes, ou à Rome, convergent des disciples du Christ venus du monde entier, former cette catholicité (« catholicos » en grec signifie « universel »). Mais l’erreur serait de croire possible de transposer cet universalisme au domaine politique, comme en ont été tentés plusieurs papes dans l’histoire, depuis Innocent III, qui prétendait à la suprématie temporelle sur l’ensemble de la chrétienté, jusqu’à François qui aujourd’hui semble méconnaître les principes de la vie collective politique. D’ailleurs, Jésus dit à ses apôtres : « De toutes les nations, faites des disciples » (Mtt 28,19), il ne leur demande pas de contribuer à les dissoudre. La nation est le socle infrangible, que cela plaise ou non à notre sensibilité universaliste bien compréhensible par ailleurs chez un catholique.

Au-delà de la nation, il y a l’empire, qui est la domination d’une nation sur d’autres nations, puis la fédération, qui procède d’une association de plusieurs Etats demeurés libres de leur politique intérieure, mais déléguant à un pouvoir central des tâches comme la défense et la diplomatie. Ce pouvoir central s’abstient de multiplier les lois fédérales comme celle qui a imposé la monogamie à l’Utah – dominé par les Mormons polygames – en 1896, ou celle qui mit fin à la ségrégation raciale dans le sud des Etats-Unis Au-delà de la fédération, il y a la confédération, où les liens peuvent être coupés librement, et au-delà, il n’y a plus d’Etat, sinon des conférences permanentes comme l’ONU[2].

L’histoire nous répète inlassablement que ces formes, qui peuvent être souhaitables selon les circonstances historiques, sont irrémédiablement vouées à se dissoudre. Certains empires ont duré très longtemps : pensons à celui des Romains. Les Gaulois ont beaucoup gagné – par-delà la brutalité du conquérant César – à se voir entraîner dans la civilisation gréco-romaine, mais après plusieurs siècles, ils sont revenus à leur réalité nationale. Rien ne demeure d’une identité « romaine d’Orient » – pour ne pas dire « byzantine », un qualificatif anachronique datant du XVIe siècle. Rien. De cette histoire par ailleurs prestigieuse, il ne reste que des peuples qui se distinguent les uns des autres, même quand ils ont forgé ensemble une culture commune.

Plus près de nous, pensons à l’empire portugais : cinq siècles d’existence, à laquelle, sur quelques décennies, un indépendantisme souvent opportuniste a pu mettre fin. Le sort des empires est de s’effondrer un jour, et nous devons dire à tous les nostalgiques de ces empires, celui de Rome – assurément le plus prestigieux dans l’histoire du monde – ceux de Charlemagne, de l’Autriche, de la Russie, de l’Angleterre, des ensembles coloniaux… qu’ils disparaissent inéluctablement, que cela nous plaise ou non.

La fédération américaine

 On sait que les Etats-Unis sont originellement treize colonies assujetties à la couronne britannique. Pourtant, l’erreur serait de croire que les Américains étaient des Anglais d’outre-mer : la majorité relative venait d’Allemagne – elle a conservé cette majorité relative : les aïeux de Donald Trump s’appelaient Trumpf, ceux d’Elvis Presley s’appelaient Pressler… Après eux venaient certes les Britanniques, auxquels s’ajoutèrent les Irlandais, puis les Italiens du sud fuyant le pillage de leur pays par ceux du nord. Tous ces migrants ne fuyaient pas l’Europe, mais il est juste de dire que beaucoup venaient de sectes religieuses émanées du protestantisme, fuyant l’autorité de l’Eglise luthérienne ou de l’Eglise anglicane. La fête de l’Action de grâces (Thanksgiving) est fériée en Amérique, elle commémore les dissidents religieux anglais du vaisseau Mayflower arrivés ici au XVIIe siècle, et l’on admet que cette secte a donné son visage à la société américaine, non seulement anticatholique, mais encore hostile aux hiérarchies traditionnelles, religieuses ou politiques de l’Europe. En descendent les présidents Grant, les Roosevelt, les Bush ; mais aussi les acteurs Bogart, Eastwood, Gere, Monroe, Reeves, Welles ; ou encore le lanceur d’alerte Snowden,,, La liste serait trop fastidieuse à écrire.

Tous les migrants ne se ressemblaient pas, mais tous poursuivaient le même « rêve américain », qui consistait à s’installer ici sans entraves, laissant derrière soi les hiérarchies, la notion même de nation, les modes classiques d’agrégation. Naturellement, pour que ce rêve puisse se vivre vraiment, il fallait bien admettre que chacun contribue à l’entretien d’une armée (la fameuse « cavalerie », dans ces espaces infinis) chargée d’anéantir les habitants d’origine (les « Indiens »), mais aussi d’une force interne chargée de réprimer la délinquance : les sheriffs faisant la police, et les juges, que l’on élit, exerçant la justice. En-dehors de cette concession de l’individu à la communauté, « le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins », selon le mot d’Henry David Thoreau (1817-1862)[3]. Cette méfiance à l’égard du gouvernement central de Washington dure encore, bien que les nouveaux Américains, ou ceux qui sont aujourd’hui imprégnés de socialisme, se rapprochent au contraire du centralisme.

D’emblée, au temps de la souveraineté britannique, l’ensemble s’est partagé en deux sociétés différentes : les Etats du sud prospéraient sur un régime agricole faisant appel à une main-d’œuvre abondante majoritairement constituée d’esclaves, ceux du nord étaient plutôt commerçants, artisans, où l’esclave, qui coûte cher à acheter et à entretenir[4], n’avait pas sa place[5]. Au moment de la guerre d’indépendance (1776-1783), pour mobiliser les volontés contre l’Angleterre, le Nord, à l’origine de la rébellion[6], offrit les rênes du commandement à un sudiste, George Washington, puis plus tard à un autre sudiste, Thomas Jefferson[7]. Mais sous l’effet de la révolution industrielle, par-delà la question morale de l’esclavage, les deux parties de cette fédération ne pouvaient que s’affronter : le sud cotonnier avait besoin du libre-échange pour écouler ses produits en Europe, tandis que le nord industriel souhaitait au contraire se protéger contre la concurrence, comme récemment M. Trump face aux Chinois.

Entre 1861 et 1865, l’Europe a observé ce qu’elle regardait comme une guerre de Sécession : l’esprit confédéral dont s’étaient inspirés les pères fondateurs de 1776, s’arrogeant le droit de se séparer de leur métropole dès lors qu’ils ne trouvaient plus d’intérêt à lui rester unis, était juridiquement invoqué à nouveau par le Sud pour se séparer du Nord, d’où le nom qu’il s’était donné : Etats Confédérés d’Amérique. Après sa victoire, le Nord a imposé l’expression « guerre civile », comme s’il s’était agi d’une guerre civile classique au sein d’un ensemble cohérent (on pense à la guerre d’Espagne, à nos guerres françaises de religion, etc.). Mais existait-il alors, même après 1865, une nation américaine ?

Le flou de la nation américaine

Cette question n’a pas cessé de tarauder les Américains, peu à peu confrontés à la diversité de leurs origines. Un premier critère d’appartenance était la liberté : celui qui était venu ici librement chercher fortune et bénédiction divine ne voulait, jusqu’à récemment, être comparé à celui que l’on avait acheté à des marchands africains et que l’on a transporté jusqu’en Amérique contre son gré. En ce sens, le Noir ne pouvait pas être considéré comme un Américain.

Plus tard, avec le développement de la fédération, qui s’est agrandie au point de faire se joindre les deux rives atlantique et pacifique[8], quitte à arracher des territoires au Mexique sur un axe allant du Texas à la Californie ; avec aussi une expansion coloniale que ce pays, lui-même ancienne colonie, a réussi à faire oublier au monde : conquête du royaume de Hawaï, des Philippines, de Cuba, achat des Antilles danoises[9], etc., l’idée de former une authentique nation américaine a obsédé les esprits. Le président Théodore Roosevelt (1858-1919) déplore que trop d’Américains soient des « Américains à trait-d’union » : sans se soucier de son origine hollandaise, et dans le contexte de son époque précédant la Grande guerre, il vise en particulier les Germano-Américains qui représentent alors 25% de la population, devant toutes les autres ethnies immigrées. En 1915, sous les applaudissements de Woodrow Wilson qui prémédite l’entrée en guerre de son pays malgré ses promesses électorales[10], paraît un film – d’ailleurs esthétiquement remarquable : Naissance d’une nation, réalisé par David Griffith : c’est la transposition dans la réalité américaine des Capulet et des Montaigu. Un frère et une sœur Stoneman, nordistes, épousent une sœur et un frère Cameron, sudistes ; le rôle des méchants boucs émissaires étant tenus par les Noirs du Sud, libérés mais aussi désœuvrés dans une Confédération ruinée, et dont les excès criminels ont provoqué en défense la création du Ku-Klux-Klan.

Mais en dépit de cet effort de propagande cinématographique – dont cette fédération  deviendra coutumière – peut-on parler d’une nation au sens classique de ce terme ? L’année suivante paraît un ouvrage de Madison Grant : Le Déclin de la grande race en Amérique, où il forge le concept du « Wasp » : White, Anglo-Saxon, Protestant. Il s’y plaint déjà de ce que les ethnies fondatrices (allemande, nordique, anglaise, réunies sous la bannière anti-papiste) doivent composer avec les Irlandais ou les Italiens catholiques, constituant la principale menace contre l’unité Wasp.

La diversité des origines, qui ne fera plus tard que s’accentuer – en dépit de la domination des Wasp – explique l’obsession des statistiques ethniques aux Etats-Unis, mais aussi la crispation des Américains, aux premier rang desquels, les Wasp, sur la blancheur de leur peau. Il n’y a pas de métis aux Etats-Unis, il n’y a que deux catégories : les Blancs et les autres. L’observation, d’ailleurs des deux côtés, de la règle implicite du « One drop rule » – règle d’une seule goutte – aboutit à ce qu’un métis n’est pas un métis, mais un Noir : Barack Obama, dont la mère est blanche, est regardé, par lui-même autant que par les Wasp, comme un Noir. Kamala Harris, une Jamaïcaine dont la mère est indienne des Indes authentiques, est qualifiée tout uniment de « noire ». Si Alexandre Dumas, dont une grand’mère était noire, avait été un auteur américain, il eût été classé parmi les auteurs « afro-américains », tandis qu’en France la plupart de ceux qui le lisent n’ont pas même connaissance de cette origine, de ce « one drop rule » qui lui interdirait d’appartenir à la race blanche alors même que trois grands-parents sur quatre sont Blancs. Il convient de ne pas se laisser tromper par la démagogie officielle, ou par cette obligation comique de faire apparaître au moins un Noir dans un film américain[11] : obsédés par leur recherche de cohésion, nous dirions même de pureté ethnique, les Blancs expriment un racisme évident en se faisant appeler contre toute vérité scientifique « Caucasiens » pour faire oublier aux Noirs qu’ils ont la peau blanche, regardée implicitement comme supérieure. Qui dira donc que ces Noirs et ces Blancs, auxquels il faut ajouter les Hispaniques et une petite minorité d’Asiatiques, forment sans problème une nation ?

Cependant, à mesure que la Fédération s’est enfoncée dans le XXe siècle, ses prodigieuses réussites économique, militaire et technique, qui l’ont hissée loin devant tous les Etats du monde, ont apporté une sorte de garantie au modèle américain.

Un modèle politique, d’abord. Les Etats-Unis ont été en effet le premier Etat à transposer dans l’ère moderne l’antique régime démocratique, qui a progressivement gagné la planète, au point que le démocratisme a pris une nature religieuse. Aujourd’hui que le monde a basculé dans une organisation implicitement oligarchique, le folklore politique demeure démocratique. Mais on peut voir dans les troubles consécutifs à l’élection contestée de M. Biden une sorte de sursaut de désespoir des Américains dont la seule identité commune, finalement, aura été de nature idéologique. Ici, dans notre vieille Europe, comme dans d’autres Etats anciens (la Chine, les Indes, le monde musulman…), nous avons connu plusieurs régimes politiques différents tout au long de notre longue histoire ; la démocratie – réelle ou supposée – n’en a été qu’un parmi d’autres, de sorte qu’aucun régime ne prétendrait résumer à lui seul notre identité. Ainsi, notre bascule actuelle dans un monde oligarchique n’a fait qu’ouvrir une nouvelle page historique qui reste à écrire, tandis que les Américains voient dans la disparition de la démocratie réelle un effacement de leur identité qu’ils voulaient nationale.

Et pourtant, les États-Unis, par leur réussite éclatante, avaient réussi à imposer également un nouveau modèle de nation : celui d’un « melting pot », d’un pot à brasser les peuples d’origine différentes pour en retirer un mélange cohérent, comme jamais les hommes n’ont réussi à le faire dans l’histoire. Cette perspective historique vertigineuse n’a jamais intimidé les Américains qui croient que deux cent cinquante ans d’existence sont une longue période, alors que cette durée correspond, pour un Français, à moins que celle de la dynastie mérovingienne.

Tant que ce mélange s’entendait sur des bases idéologiques communes, on a pu croire que cela suffisait à créer constamment – car l’immigration y est constante – une nation, même quand cette immigration a cessé d’être européenne, pour être de plus en plus hispano-américaine. De surcroît s’est produite, ici comme ailleurs, une polarisation des esprits consécutive à l’apparition des réseaux sociaux qui, contre toute attente, au lieu d’ouvrir les individus au dialogue mondial, les a isolés dans des sphères de reconnaissance sociale ; idéologique, politique, religieuse, de sorte que chacun vit dans une sorte de silo mental. Cette évolution est déjà angoissante quand elle concerne de vieilles nations, mais elle l’est d’autant plus quand elle provoque l’éparpillement des ethnies et des sensibilités sur un même territoire.

A cet égard, on ne peut même pas comparer la situation actuelle à celle de 1861, à la veille de la guerre de Sécession. Certes, on peut dessiner une géographie de l’actuelle division américaine : les populations des deux côtes, qui peu à peu s’engagent dans une réforme profonde de l’identité américaine, et celles du centre continental, où résiste une Amérique traditionnelle. Mais avec l’augmentation des disparités ethniques – au point que l’on prévoit la mise en minorité de la population blanche dans environ vingt-cinq ans – ce sont en réalité des peuples qui bientôt n’auront plus rien à partager ensemble, puisqu’ils ne partagent même plus la même idéologie. La guerre des symboles parle d’elle-même : quand des Américains qui se veulent patriotes envahissent le Capitole, temple de la courte histoire étatsunienne, ils le font dans l’esprit de défendre leur démocratie qui est leur seul ciment ; là où une autre moitié d’Américains y voit au contraire une atteinte à cette même démocratie, que l’on ne parvient donc plus à définir ensemble.

On notera que cette deuxième moitié laisse à la première le monopole du slogan « U-S-A ! U-S-A ! », qui est laissé comme un slogan de droite. De même, c’est une chaîne de télévision de droite qui a pris pour nom One America News : le choix des mots en dit long sur les idées profondes dans les deux camps. Mais sans réalité nationale classique, on ne voit pas à quel critère se confier pour réussir une « Amérique une » – comme avait dit Franco quand il parlait d’une « Espagne une », ou comme dit aujourd’hui M. Macron quand il déplore le « séparatisme » des immigrés musulmans. De surcroît, il y a un monde entre la situation des Etats-Unis en 1861 et la leur aujourd’hui : plus de deux millions de soldats nordistes, venus d’un pays industrialisé, se jetaient alors sur un million de soldats sudistes agriculteurs ruinés par le blocus maritime qui les privait d’exporter leur coton[12]. Aujourd’hui, on peut dire que les deux camps sont à peu près de force égale, même si l’oligarchie, qui dispose du pouvoir réel, est du côté démocrate.

Au moment de la prestation de serment de M. Biden – qui a juré sur la Bible de respecter, et faire respecter, la Constitution, ce qui, compte tenu des conditions dans lesquelles s’est déroulée l’élection, perd son sens – une moitié de la population américaine s’est sentie exclue de cette cérémonie, parce qu’elle regarde le nouveau président, non seulement comme un usurpateur, mais comme l’incarnation d’une autre Amérique que la leur.

Depuis le printemps 2020, quand ont éclaté les émeutes de Black Lives Matter, où l’on a vu défiler bien plus de Blancs de gauche que de Noirs antiracistes, les ventes d’armes, dans ce pays attaché à la liberté d’en posséder personnellement, ont doublé en volume, et l’on a constaté que beaucoup des acheteurs en acquéraient pour la première fois. Par ailleurs, un Américain sur quatre a rompu avec sa famille ou ses amis pour des raisons idéologiques. Enfin, le monde a assisté à une guerre mémorielle aboutissant au déboulonnage des statues de généraux confédérés, ou à changer le nom des bases militaires qui évoquaient leur souvenir. Mais ce qui est possible dans un pays où une majorité est suffisante pour pouvoir écraser une minorité, ne l’est pas dans cet ensemble dont la diversité ethnique rend d’emblée difficile une reconnaissance d’identité commune.

Ainsi peut-on désormais envisager, sans prévoir à quel terme, la dissolution de cet ensemble qui prétendait forger une nation sur d’autres bases que celles que l’on a toujours admises dans l’histoire du monde. Il y a déjà longtemps, Freud avait dit : « L’Amérique est gigantesque, il est vrai, mais c’est une gigantesque erreur »[13]. Et pourtant, pour notre génération, comme pour les quelques-unes qui ont précédé, le simple fait d’écrire ces lignes sans craindre de passer pour fou est une immense nouveauté. Mais si l’on se place du point de vue des réalités historiques constantes, il devient moins difficile de se placer devant cette perspective.

[1] Donné en Sorbonne en 1882 : « Qu’est-ce qu’une nation ? »

[2] Notons en passant le paradoxe de l’Union européenne, qui voulait créer des Etats-Unis d’Europe mais, tout en ne parvenant pas à constituer un Etat par manque d’une diplomatie unique, s’est révélée très centralisatrice – au point d’avoir provoqué le Brexit – alors que les Etats-Unis demeurent une fédération.

[3] In La Désobéissance civile, 1849.

[4] Ce qui explique qu’à la veille de la guerre de Sécession, seulement 1 Sudiste sur 7 possède des esclaves.

[5] Parmi les habitants du Nord, les Noirs sont moins de 1%.

[6] Qui commence en 1773 par la Boston Tea Party contre les taxes commerciales imposées par Londres pour renflouer les caisses anglaises vidées par la guerre de Sept ans.

[7] On notera que le mouvement Black Lives Matters de 2020 n’a pas attenté à la mémoire de ces deux hommes qui pourtant possédaient des esclaves.

[8] C’est la fameuse « destinée manifeste » de cette fédération : s’étendre d’un océan à l’autre, selon John O’Sullivan dans son article La Grande nation du futur, The United States Democratic review, Langley, NY 1839.

[9] En 1917, rebaptisées Iles Vierges américaines.

[10] Il sera réélu en 1916 sur un slogan : Il nous a maintenus en-dehors de la guerre », ce qui endormaient les puissants électorats germanique et irlandais, très hostiles à l’Entente.

[11] En dépit de leur minorité : 13% de l’ensemble. Mais les luttes de Martin
Luther King durant les années 1960 ont laissé un souvenir durable.

[12] La durée inattendue du conflit ne s’explique que par le génie militaire du général Lee.

[13] In Ernest Jones : La Vie et l’œuvre de Sigmund Freud, 1957, p. 67.

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