En intervenant de manière ciblée dans la liberté d'expression, les plates-formes sociales transforment la transmission d'informations, qui ne rapporte rien, en un commerce lucratif. La situation devient perfide lorsque l'État s'allie de manière détournée à des groupes privés et leur confie la censure.
Dans le cadre du plan d’action pour la démocratie[1], la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a annoncé pour septembre une loi sur la liberté des médias : « Parce que, quand nous défendons la liberté de nos médias, c’est aussi notre démocratie que nous défendons ».[2] L’objectif est de « créer un cadre commun pour la promotion du marché intérieur dans le secteur des médias, afin de préserver la liberté et le pluralisme des médias sur ce marché ». Voilà pour la théorie bruxelloise !
Dans la pratique, on peut observer comment cette « liberté » est bafouée, avec le soutien actif des gardiens du marché intérieur. L’introduction du Digital Markets Act (DMA) et du Digital Services Act (DAS) n’y change rien. Avec leurs paragraphes, les bureaucrates de Bruxelles pensent pouvoir mettre au pas les grands groupes numériques et les exploitants de plateformes. Mais il suffit de jeter un coup d’œil à l’article 12[3] du projet de Règlement sur un marché unique des services numériques pour se convaincre du contraire : les groupes sont tenus d’indiquer dans leurs conditions générales d’utilisation les éventuelles restrictions concernant les informations mises à disposition par les utilisateurs. Les critiques de l’industrie allemande de la presse et des médias l’ont souligné avec force : les conditions générales viennent en premier, et ensuite seulement le droit fondamental à la liberté d’expression et de la presse ![4]
Les nouveaux gardiens de la liberté d’expression
La chute originelle de cet article 12 remonte à plus de 25 ans et trouve son origine, comme tout ce qui est “bénéfique”, aux États-Unis. L’article 230 du Communications Decency Act (1996) a créé une immunité au niveau fédéral américain contre tout motif d’action qui rendrait les fournisseurs d’accès à Internet responsables des informations provenant d’un utilisateur tiers du service.[5]
Cela a fondé – selon le théoricien allemand de la littérature et des médias Joseph Vogl dans son essai remarquable « Capital et ressentiment » – une sorte d’ »exceptionnalisme Internet ». Celui-ci a également été repris par l’UE et par les États membres dans des directives pertinentes.[6]
« La libre distribution de contenus de toutes sortes est devenue en quelque sorte autonome (…). Celui qui publie n’est pas responsable, mais celui qui est responsable du contenu ne pratique pas la publication ».[7]
Dans ce contexte, il convient d’accorder une attention particulière à la section c.2.A. de l’article 230 : celui-ci exonère les plateformes et les services de réseau de toute responsabilité pour les informations qu’ils diffusent. D’autre part, l’article 230 leur accorde le droit de supprimer un contenu « de bonne foi », de leur propre initiative et selon leurs propres critères – même s’il s’agit d’un contenu protégé par la Constitution. C’est la chute en question ! Joseph Vogl déclare à ce sujet:
« Mais c’est justement le privilège de responsabilité sous le signe de la liberté d’expression qui a permis aux entreprises de décider elles-mêmes des libertés de parole. (…) Les entreprises, qui ne sont pas des publicistes d’un point de vue juridique, fournissent la plus grande partie d’un soi-disant public en marchandises informationnelles, produisent elles-mêmes des publics spécifiques et en tirent précisément leur profit ».[8]
C’est là que le commercial entre en jeu : en effet, la « transmission » inconditionnelle de l’information, qui constitue un bien public classique, ne serait pas un business ! Ces plateformes et services de réseau raréfient donc artificiellement l’information en la sélectionnant – et réalisent ainsi d’énormes chiffres d’affaires : Meta a réalisé en 2021 un chiffre d’affaires d’environ 115 milliards de dollars US avec la publicité, pour Twitter, ce chiffre était de 4,51 milliards de dollars US. Aux États-Unis, le chiffre d’affaires publicitaire d’Instagram s’élevait en 2020 à environ 17,4 milliards de dollars US. Malgré une chute historique des cours en mai dernier, Apple, Amazon, Microsoft, Alphabet et Meta restent les locomotives de l’économie américaine avec une valeur boursière combinée de 8 000 milliards de dollars US.
Parallèlement, le nombre d’utilisateurs augmente : Pew Research indique pour 2021 une valeur de 48% de la population adulte américaine qui consomme au moins occasionnellement des messages via les canaux de médias sociaux.[9] Dans l’UE, en 2020, 57% des 16-74 ans en moyenne communiquent via les médias sociaux ou y consomment des messages et des informations.[10]
Qui censure et pour le compte de qui ?
Dans la cacophonie politico-médiatique, la liberté d’information et d’expression ainsi que ses restrictions sont interprétées à volonté. D’un point de vue strictement dogmatique, il convient de distinguer si les interventions et les limites sont fixées par l’action souveraine de l’État ou si des groupes privés fixent de telles limites dans le cadre de leur liberté d’entreprise. En d’autres termes : les suppressions de comptes ou de posts sont-elles ordonnées par un tribunal ou sont-elles effectuées « de bonne foi » par les plateformes et les services de réseau ?
La situation devient perfide lorsque l’État ne censure pas dans le cadre de son action souveraine, mais qu’il s’allie de manière détournée à des groupes privés et leur confie ce processus. Les articles d’Eric Verhaeghe sur le travail des services secrets illustrent très bien ce phénomène.[11][12] Les plateformes et les services de réseau censurent avec la connaissance et la volonté de l’UE et de ses États membres. Ils le font parce que la Chute de 1996 leur confère ces droits illimités. Ils le font parce que c’est un modèle commercial. Ils le font parce que leur bras peut ainsi s’étendre encore plus loin dans les structures étatiques.
En décembre 2021, le service de messagerie Twitter a mis en vigueur sa politique relative aux informations trompeuses sur le COVID-19.[13] Selon cette directive, Twitter se réserve par exemple le droit de supprimer les tweets affirmant que les vaccins COVID n’ont pas reçu d’autorisation complète. Or, nous savons qu’à ce jour, tous les vaccins actuellement en circulation n’ont reçu qu’une autorisation conditionnelle.[14] Facebook supprime également les informations erronées, notamment sur les vaccins, lorsque les autorités sanitaires concluent que les informations sont fausses et contribuent probablement directement à la menace d’un refus de vaccination.[15]
Lorsque l’on critique cette forme de censure, on entend souvent dire que l’on est libre de chercher un autre forum sur Internet avec sa propre opinion. Mais il y a un hic : Twitter, Facebook et d’autres plates-formes sociales sont des quasi-monopoles, les utilisateurs dont l’opinion est rejetée ne disposent pas d’un nombre illimité d’alternatives équivalentes.
Les États le savent aussi, la Commission le sait. Et ils savent aussi qu’ils ne peuvent pas nous citer un passage des traités de l’UE qui les autorise à transférer et à permettre cette forme d’ingérence du secteur privé dans les droits fondamentaux à des groupes privés ! La Commission et les États membres savent qu’ils doivent utiliser la législation antitrust pour empêcher ces abus de marché !
La liberté d’information n’est pas un luxe
La communication au sens de l’échange d’informations est, avec la coopération, une loi fondamentale de la vie en société. Si la communication et l’information sont entravées ou perturbées, les conséquences sont importantes.
Si la communication et la liberté d’information sont entravées par l’État, les droits fondamentaux et les libertés, ainsi que les moyens démocratiques (par ex. les élections), peuvent être appliqués par les tribunaux dans un État qui fonctionne.
En revanche, si la communication et la liberté d’information sont entravées ou perturbées par des acteurs non étatiques (technostructure), il incombe aux États et à la communauté internationale d’y mettre fin – par des moyens juridiques et par la contrainte !
Mais si un État ou une communauté d’États s’allie avec des acteurs non étatiques (technostructure) pour entraver ou perturber la communication et la liberté d’information, cela peut conduire à la guerre dans les relations entre les États – mais à la fin de la société ouverte !
Notes
[1] https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/new-push-european-democracy/european-democracy-action-plan_en
[2] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/SPEECH_21_4701
[3] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52020PC0825&from=DE
[4] https://www.faz.net/aktuell/feuilleton/medien/neues-digitalgesetz-der-eu-schraenkt-die-pressefreiheit-ein-18154056.html
[5] https://crsreports.congress.gov/product/pdf/R/R46751
[6] Voir par exemple les articles 12 à 14 de la directive sur le commerce électronique : https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:32000L0031:FR:HTML
[7] Vogl, Joseph: Kapital und Ressentiment. Eine kurze Theorie der Gegenwart, Beck 2021, Seite 123 f.
[8] Vogl, Joseph: Kapital und Ressentiment. Eine kurze Theorie der Gegenwart, Beck 2021, Seite 125 und 141
[9] https://www.pewresearch.org/journalism/2021/09/20/news-consumption-across-social-media-in-2021/
[10] https://ec.europa.eu/eurostat/web/products-eurostat-news/-/edn-20210630-1
[11] https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/08/17/comment-les-services-secrets-ont-traque-les-resistants-sur-internet-par-eric-verhaeghe/
[12] https://lecourrierdesstrateges.fr/2022/08/18/exclu-le-manuel-de-contre-propagande-sur-internet-redige-par-les-services-britanniques-par-eric-verhaeghe/
[13] https://help.twitter.com/fr/rules-and-policies/medical-misinformation-policy
[14] https://www.ema.europa.eu/en/medicines/human/EPAR/comirnaty
[15] https://transparency.fb.com/fr-fr/policies/community-standards/misinformation/
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