24 juin 2022

« Si nous ne mettons pas fin à la guerre, nous finirons avec elle »

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L’Europe est maintenant engluée jusqu’au cou dans des sanctions économiques de grande envergure à l’encontre de la Russie, et elle est incapable d’en affronter les conséquences.

1Emmanuel Macron a irrité beaucoup de monde (tout comme Kissinger au FEM), lorsqu’il a déclaré « nous ne devons pas humilier Vladimir Poutine » , car il doit y avoir un règlement négocié. C’est la politique française depuis le début de cette saga. Plus important encore, c’est la politique franco-allemande, et elle pourrait donc finir par être la politique de l’UE également.

Le qualificatif « pourrait » est important : en matière de politique ukrainienne, l’UE est plus divisée que pendant la guerre d’Irak. Et dans un système (le système européen) qui insiste structurellement sur le consensus (même s’il est factice), lorsque les blessures sont profondes, la conséquence est qu’une seule question peut bloquer l’ensemble du système (comme lors de la préparation de la guerre en Irak). Aujourd’hui, les fractures en Europe sont plus larges et plus acrimonieuses (c’est-à-dire aggravées par l’application de la primauté de la loi).

Alors que l’étiquette « réaliste » a acquis (dans les circonstances actuelles) une dimension d’« apaisement », ce que Macron dit simplement, c’est que l’Occident ne peut pas, et ne veut pas, maintenir indéfiniment son niveau actuel de soutien à l’Ukraine. La politique s’immisce dans tous les États européens. En Allemagne, en France et en Italie également, l’opinion publique s’oppose à un engagement continu dans le conflit. Le crash économique à venir devient tout simplement trop évident et menaçant.

Les difficultés rencontrées par Boris Johnson lors du récent vote de confiance au sein de la commission 1922 n’étaient peut-être pas explicitement liées à l’Ukraine, mais les accusations sous-jacentes concernant les politiques Net Zero de Johnson (considérées par les électeurs conservateurs comme du socialisme furtif), l’immigration et l’augmentation du coût de la vie, l’étaient certainement.

Bien sûr, « une hirondelle ne fait pas le printemps » . Mais l’effondrement spectaculaire de la cote de popularité de Johnson, résultant de sa belligérance économique envers la Russie, donne le tournis aux dirigeants européens. « Nous assistons à une panique en Europe à cause de l’Ukraine », a fait remarquer le président Erdogan.

Ce qui est remarquable, c’est que malgré le fait que Macron se réclame de l’« autonomie stratégique européenne » en appelant à un accord, il pourrait être plus proche de Washington que les faucons de Londres. Oui, au début, le mot « accord » était vaguement présent dans le discours américain, mais il s’en est suivi un long hiatus au cours duquel, pendant environ deux mois et demi, le récit a porté uniquement sur la nécessité de faire souffrir Poutine.

L’humeur américaine, le discours, est en train de changer, et semble se réconcilier avec les mauvaises nouvelles militaires émanant de l’Ukraine (avec même le quasi-néo-con Edward Luttwak qui jette l’éponge, disant que la Russie va gagner, et que le Donbass devrait avoir son mot à dire sur son propre destin).

De même que le soutien de Johnson à l’Ukraine est considéré comme une tentative désespérée de rappeler l’héritage de la guerre des Malouines de Margaret Thatcher (Thatcher était confrontée à une inflation croissante et à une colère intérieure grandissante contre son programme, mais le conflit victorieux contre l’Argentine en 1982 l’a aidée à être réélue), « Parler de la crise ukrainienne comme d’un ‘moment Malouines’ pour Johnson, cependant, est simplement de la poudre aux yeux pour des conservateurs désespérés », écrit Steven Fielding, professeur d’histoire politique à l’Université de Nottingham. Cela pourrait s’avérer être de la poudre aux yeux pour Bruxelles également.

S’il y a quelque chose à dire sur l’appel de Macron à un accord, c’est que même un accord de cessez-le-feu limité, qui est probablement ce que Macron a à l’esprit, ne serait pas réalisable dans cette atmosphère occidentale toxique et polarisée. En bref, Macron agit de manière inconsidérée. Certaines planètes doivent d’abord s’aligner.

L’Amérique devrait faire marche arrière et renoncer à son mème vicieux de la « haine de Poutine ». Ils devraient modifier leur discours à propos de la « victoire » pour pouvoir discuter avec Poutine, sinon le fait même de parler avec le « méchant Poutine » se retournera contre eux dans un flot d’acrimonie publique. Macron vient d’en avoir un avant-goût.

Une certaine remise à zéro a déjà commencé (soit à dessein, soit pour ne pas lasser les lecteurs). L’actualité ukrainienne n’est guère traitée dans les médias américains aujourd’hui. Les recherches et les liens Google sur la « guerre » ont chuté brutalement. Quoi qu’il en soit, le parti Démocrate doit clairement se concentrer sur les questions nationales, l’inflation, les armes à feu et l’avortement, les questions qui domineront les élections de mi-mandat.

Voilà ce qu’il en est. L’UE est clairement fracturée, mais les élites américaines de la sécurité le sont aussi. Peut-être qu’une impasse prolongée, une guerre d’usure, qui maintiendrait la Russie et l’Europe occidentale engagées l’une contre l’autre, est préférée (notamment par un Biden engagé émotionnellement) à un « accord » , mais une longue guerre n’est peut-être plus possible (si, comme Luttwak le suggère, la Russie va bientôt gagner).

Et Biden, s’il choisissait d’essayer de conclure un « accord » avec l’Ukraine, serait-il capable de soutenir politiquement autre chose qu’un accord présenté comme une « victoire » claire des États-Unis ? Cette option est-elle envisageable aujourd’hui ? Il est quasiment certain que non. Moscou n’est pas d’humeur.

Une offre de pourparlers de la part de Biden aurait-elle ne serait-ce qu’une once de valeur du point de vue russe ? Il est presque certain que non. Si ce n’est pas le cas, qu’y a-t-il alors à discuter ?

Moscou se dit ouvert aux pourparlers avec Kiev. Le Kremlin ne cherche toutefois pas à trouver une « porte de sortie » (l’opinion publique s’y oppose catégoriquement). Appelez cela des « pourparlers » , si vous voulez, mais il serait plus juste de dire que Moscou est prêt à accepter le « document de reddition » de Zelensky dans le cadre de « pourparlers », ce n’est pas exactement une « victoire » facile que l’équipe Biden pourra présenter à un électorat américain sceptique !

Ainsi, dans un sens, cette formule de « longue guerre d’usure » implique un certain « échec » car ce n’est pas l’usure militaire mais la guerre financière qui a été configurée comme la force de « première frappe » de l’Occident. Le rouble devait être réduit en miettes presque instantanément car la guerre économique à grande échelle devait anéantir la Russie sur le plan structurel (en sapant sa volonté de se battre en Ukraine). L’avertissement à la Chine (et à d’autres pays comme l’Inde) devait être sévère.

C’était du moins le plan d’avant-guerre. L’action militaire n’a jamais été destinée à être le meilleur moyen d’écraser la Russie, mais était plutôt destinée à servir d’amplificateur du mécontentement intérieur, tandis que l’économie russe s’effondrerait sous l’effet de sanctions sans précédent. L’insurrection du Donbass, planifiée et préparée pendant huit ans, n’était pas censée jouer un rôle de premier plan, précisément parce que les États-Unis ont toujours pensé qu’il était probable que les forces russes finiraient par l’emporter. Néanmoins, il n’y a plus d’autre front.

Mais la guerre financière, sur laquelle reposait l’espoir d’un effondrement rapide de la Russie, a non seulement échoué, mais elle s’est paradoxalement retournée contre l’Europe pour la meurtrir très, très gravement. Cette situation, ainsi que l’effondrement de l’esprit de corps ukrainien, sont devenus un boulet pour l’UE. Il n’est pas possible de s’affranchir des sanctions, ni de l’imminence de l’implosion militaire ukrainienne, sans que la Russie en sorte clairement « gagnante » .

C’est une débâcle (même si les « spin artists » ont beau tourner et retourner la situation dans tous les sens). Il n’est donc pas surprenant que les dirigeants européens cherchent une porte de sortie pour échapper aux effets nocifs des politiques qu’ils – l’UE – ont adoptées à la hâte, sans même prendre la peine de faire preuve de « diligence raisonnable » .

Mais le problème est bien plus grave : même si des pourparlers plus larges devaient avoir lieu (disons) la semaine prochaine, l’Occident peut-il même théoriquement se mettre d’accord sur ce qu’il pourrait dire à Poutine ? A-t-il, au moins, fait preuve de diligence raisonnable quant à la manière dont la Russie, à son tour, définirait sa vision de l’avenir eurasien ? Et si c’est le cas, les négociateurs européens auraient-ils le pouvoir politique de répondre, ou les pourparlers s’effondreraient-ils parce que l’Europe ne peut répondre à aucun mandat de négociation, au-delà d’un mandat strictement limité aux questions de la future composition de l’Ukraine ?

La Russie, en fait, a clairement exposé ses objectifs stratégiques. En décembre 2021, la Russie a remis aux États-Unis et à l’OTAN deux projets de traités qui comprennent des demandes concernant une architecture de sécurité en Europe qui garantirait une sécurité indivisible pour tous, et un retrait de l’OTAN jusqu’à ses anciennes limites orientales de 1997. Ces documents soulignent que l’Ukraine n’est qu’une petite partie des objectifs stratégiques plus larges de la Russie. Les deux projets ont été ignorés à Washington.

En principe, la guerre en Ukraine pourrait prendre fin grâce à un accord négocié qui répondrait aux préoccupations sécuritaires plus larges de la Russie dans l’ensemble de l’Europe, tout en maintenant l’indépendance de l’Ukraine, même si le nord-est, l’est et le sud de l’Ukraine seraient liés d’une manière ou d’une autre à la Russie ou absorbés par elle.

Mais il y a aussi le fait que l’UE a transféré son mandat politique concernant l’Ukraine à l’OTAN. Et l’objectif clair de cette dernière est d’exclure la Russie de l’échiquier politique mondial et de faire imploser l’économie russe ; en d’autres termes, de ramener la Russie à l’ère Eltsine.

En tant que tels, les objectifs de l’OTAN ne laissent aucune place pour le dialogue. La « longue guerre » de Moscou doit également être comprise correctement ; il ne s’agit pas seulement des menaces pour la sécurité émanant de l’Ukraine, mais de la menace pour la sécurité émanant d’une culture qui se définit elle-même comme une « civilisation » occidentale excusable :

Christopher Dawson, dans Religion and the Rise of Western Culture, écrit il y a près d’un siècle : « Comment se fait-il que l’Europe, seule parmi les civilisations du monde, ait été continuellement secouée et transformée par une énergie d’agitation spirituelle qui refuse de se contenter de la loi immuable de la tradition sociale qui régit les cultures orientales ? Est-ce parce que l’idéal religieux n’a pas été le culte de la perfection intemporelle et immuable, mais un esprit qui s’efforce de s’incorporer à l’humanité et de changer le monde? »

Les dirigeants européens qui envisagent un « accord » comprennent-ils que, qu’ils soient d’accord ou non, ce dernier point résume la perception populaire russe ? Et que la victoire en Ukraine est considérée comme le déclencheur cathartique nécessaire pour relancer la civilisation russe et les autres civilisations non occidentales ?

La question qui se pose alors est la suivante : l’Union européenne a-t-elle un rôle distinct de celui de Washington à jouer dans un tel scénario ? En fait, non ; elle n’a pas de rôle singulier.

L’UE n’a pas de rôle singulier. En effet, comme l’a noté Wolfgang Streeck dans son essai sur « L’UE après l’Ukraine », les États d’Europe occidentale ont accepté, apparemment tout naturellement (c’est-à-dire sans réflexion approfondie), « de laisser à Biden le soin de décider en leur nom : le sort de l’Europe dépendra du sort de Biden » : c’est-à-dire des décisions, ou des non-décisions, du gouvernement américain ». L’UE se considère donc effectivement comme une province excentrée, au sein de la politique intérieure américaine.

Certaines élites européennes ont triomphé : l’Ukraine a défini sans ambiguïté l’UE comme « nord-atlantiste », point final. Mais pourquoi cette jubilation ?

Il est vrai que la guerre en Ukraine a peut-être (temporairement) neutralisé les différentes lignes de faille de l’UE. Depuis un certain temps, la Commission européenne s’efforce de combler le vide démocratique résultant de la centralisation de fait et de la dépolitisation de l’économie politique de l’Union, par une « politique des valeurs » néolibérale que l’UE doit appliquer rigoureusement et imposer aux États membres récalcitrants par le biais de sanctions économiques (la primauté de la loi).

Il n’est pas difficile de comprendre comment l’Ukraine a pu s’intégrer dans les projets d’une Ursula von der Leyen déterminée à faire respecter les valeurs de l’UE, non seulement à l’égard d’Orbán, mais aussi en tant qu’outil permettant de déraciner les sentiments pro-russes persistants au sein d’une Union européenne divisée, et d’ancrer fermement l’atlantisme comme valeur européenne dominante. Sanctionner la Russie et ses notions traditionalistes était en parfaite harmonie avec la sanction des États d’Europe de l’Est pour leur traditionalisme social également.

Cela a toutefois eu un coût, celui de catapulter les États-Unis dans une position d’hégémonie renouvelée sur l’Europe occidentale. Cela a obligé l’Europe à maintenir des sanctions économiques de grande envergure, voire paralysantes, à l’encontre de la Russie, ce qui a pour effet collatéral de renforcer la position dominante des États-Unis en tant que fournisseur d’énergie et de matières premières à l’Europe.

Cela exclut complètement les idées de Macron selon lesquelles l’UE a besoin d’une « souveraineté stratégique européenne » qui puisse apaiser les préoccupations légitimes de la Russie en matière de sécurité. L’Europe est maintenant engluée « jusqu’au cou » dans des sanctions économiques de grande envergure à l’encontre de la Russie, et elle est incapable d’en affronter les conséquences. Il n’y a littéralement aucune chance que l’inflation structurelle ou la contraction économique qui s’ensuivront puissent être, ou soient, contenues. L’UE a renoncé à mettre fin à la guerre. Il ne lui reste plus qu’à se retrouver à la même table que Zelensky lorsqu’il signera le document de reddition.

Il n’y aura aucune tentative sérieuse aux États-Unis avant novembre, ne serait-ce que pour essayer de freiner l’inflation. La conséquence de cette capitulation de l’UE devant le commandement américain est qu’en ce qui concerne l’inflation, l’UE sera également dépendante des changements indirects de la politique électorale américaine. Il est tout autant possible que Biden ordonne une nouvelle émission de « chèques de stimulation » pour atténuer les effets de l’inflation sur le portefeuille des Américains (ce qui accélérera encore l’inflation), qu’il est probable qu’il autorise un resserrement quantitatif (visant à réduire l’inflation) à l’approche des élections de mi-mandat.

Au fur et à mesure que les effets de la guerre se feront sentir, tout cela déclenchera un sérieux retour de bâton contre Bruxelles.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

  1. Le titre est une citation de H.G. Wells 

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