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21 novembre 2021

La guerre mondiale de la France



L’ère des opérations extérieures commence peut-être le 23 novembre 1961 lorsque le général décrit sa vision du monde et des nouvelles missions des forces armées dans ce nouveau contexte. Cet homme, né à une époque où la France se lance à la conquête d’un empire colonial et où l’armée française prépare la revanche contre l’Allemagne en pantalon rouge et fusil Chassepot modifié, est désormais à la tête d’une nation en pleine croissance des Trente glorieuses, mais qui n’a presque plus de colonies et se trouve menacée de destruction en quelques heures à coups de missiles intercontinentaux thermonucléaires soviétiques.

Afin de préserver l’indépendance de la France et la défense de ses intérêts, vitaux comme secondaires, le général de Gaulle fixe deux grandes missions aux forces armées. La première consiste à faire face à la menace soviétique sans dépendre complètement des Etats-Unis, ce qui signifie qu’il faut disposer soi-même d’un arsenal atomique adossé à une force conventionnelle à nos frontières. D'autre part, je cite : « comme l'éloignement relatif des continents ne cesse pas de se réduire et que tout danger, tout conflit, où que ce soit, intéresse une puissance mondiale, et par conséquent la France. Et puis au surplus, comme dans les conditions adaptées à notre siècle, la France est comme toujours présente et active outre-mer, il résulte de tout cela que sa sécurité, l'aide qu'elle doit à ses alliés, le concours qu'elle s'est engagée à fournir à ses associés, peuvent être mis en cause en n'importe quelle région du globe. Une force d'intervention terrestre, navale, aérienne, faite pour agir à tout moment et n'importe où, lui est donc nécessaire ».

Le modèle gaullien à l’épreuve

Deux armées séparées donc, correspondant comme dans toute bonne politique de Défense à faire face aux hypothèses d’emploi les plus importantes et/ou les plus probables, mais un chef unique. Les institutions de la nouvelle république et surtout la pratique qui en est faite par le général de Gaulle face aux derniers évènements de la guerre d’Algérie et aux nécessités d’un éventuel conflit nucléaire aboutissent à une grande centralisation dans l’emploi de la force armée. Une opération militaire, c’est désormais une action décidée en conseil de Défense par le président de la République avec pour seul contrepoids la nécessaire cosignature du Premier ministre, ce qui normalement ne pose pas de problème, sauf en cas de cohabitation politique.

Résumons : un grand besoin d’exister dans le monde + de nombreuses obligations + une force d’intervention immédiatement disponible + une grande facilité d’engagement = une très forte incitation à lancer des opérations à laquelle seul le président Pompidou résistera. Petit problème, comme il n’est plus question d’envoyer des soldats appelés au loin depuis 1895, cette force d’intervention sera réduite à quelques unités professionnelles complétées éventuellement par le subterfuge des « volontaires service long ». Cela importe alors peu puisqu’on n’imagine pas au début avoir à faire autre chose que des interventions très limitées en volume et dans l’espace-temps, un peu comme celle que nous venons de faire alors pour dégager les bases de Bizerte en juillet 1961.

Une politique de Défense, ce que l’on appelait avant une grande stratégie militaire, est comme un paradigme scientifique. Une fois établie elle doit s’adapter aux anomalies qui ne manqueront pas de survenir jusqu’à celle qu’il ne sera plus possible de gérer avec le modèle en cours et qui imposera d’en changer. Des anomalies, on en rencontre très vite dans la stratégie des moyens, mais l’emploi des forces correspond bien au modèle jusqu’en 1969 lorsqu’il faut mener au Tchad une guerre de « contre-insurrection » pendant des années contre une organisation armée. Ce qui est intéressant dans ce cas, c’est que ce n’était pas prévu parce que ce n’était improbable mais parce qu’on ne voulait « refaire l’Algérie ». On le refait pendant trois ans et plutôt bien en adaptant à la marge le modèle, concrètement en initiant un processus croissant de recrutement de soldats professionnels.

La deuxième anomalie vient de la confrontation, ou pour employer le terme officiel actuel de la « contestation » sous le seuil de la guerre ouverte avec d’autres Etats. On avait connu cela lors de la « guerre de la langouste » avec le Brésil entre 1961 et 1963, une affaire de zones de pêches où la France avait envoyé un groupe aéronaval au large des eaux brésiliennes pour protéger ses pêcheurs et faire céder Brasilia. On fait des choses plus sérieuses au Tchad contre la Libye de 1983 à 1987, en déployant un bouclier dissuasif de forces au centre du pays et une force de frappe aérienne. Derrière la ligne rouge imposée au colonel Kadhafi, on arme, conseille et appui les forces armées tchadiennes qui chassent les Libyens du nord du pays. Kadhafi est impuissant, même s’il tente quelques coups contre nous, comme des raids aériens et plus tard un attentat terroriste qui fera 170 morts dont 54 Français.

On s’est trouvés beaucoup moins à l’aise lorsque la confrontation nécessitait de mettre en œuvre d’autres moyens que militaires. L’Iran et la Syrie nous ont frappés ainsi clandestinement au Liban et en France avec une relative impunité dans les années 1980 et on n’a su que répondre par des opérations de gesticulation destinés au public français mais n’ont fait aucun mal aux Iraniens. En 1987, après un peu plus d’une centaine de morts français, civils et militaires, on a cédé à toutes les exigences iraniennes. C’est encore à ce jour le plus grand désastre de la Ve République. Cela n’a pas changé grand-chose à notre politique.

Et puis est survenue la « grosse anomalie », celle à laquelle on ne peut s’adapter qu’en changeant en profondeur les choses. En l’espace de quelques années, l’Union soviétique disparaît et avec elle les principaux antagonismes et blocages, de la guerre froide. On se trouve ainsi d’un seul coup à avoir à mener une guerre contre un Etat lointain et puissant : l’Irak. Entre grande guerre aux frontières et petite guerre au loin, la grande guerre au loin était un cas non prévu, en grande partie parce que très peu probable dans le contexte de la guerre froide.

En fait, ce que l’on n’avait pas prévu, c’était que la guerre froide pouvait se terminer un jour et que le contexte politique international pouvait se modifier. Il suffisait pourtant de regarder un peu le passé pour constater que depuis au moins deux siècles, le contexte international autour de la France, et donc les hypothèses d’emploi de ses forces armées, changeait fortement selon des cycles de douze à trente ans. Le général de Gaulle évoqué plus haut en avait connu quatre dans sa vie. Il est toujours étonnant de voir que l’on n’anticipe pas ou si peu, non pas les grands évènements qui vont se produire, beaucoup ne sont pas prévisibles, mais le fait qu’il y en aura. Nous sommes comme les dindes que décrivait Bertrand Russell qui analysent la vie quotidienne de la basse-cour mais ignorent ou veulent ignorer que Noël va arriver et que cela risque de provoquer de gros changements dans leur vie.

Le Noël 1990 se passe dans le désert saoudien, avec les forces françaises de l’opération Daguet sont deux fois inférieure en volume aux forces britanniques et trente fois inférieures à celles des Américains. Quand on est obsédé par sa place dans les affaires du monde, c’est humiliant. Depuis l’ambition secrète sera de faire mieux qu’à cette époque, mais, attention spoiler, on n’y parviendra pas.

Dans le nouvel ordre mondial

Toujours est-il qu’après ces grands bouleversements, toutes les hypothèses sont à revoir dans ce nouveau cadre unipolaire et mondialisé, que l’on baptise « nouvel ordre mondial ». Mais qui dit « ordre » dit « maintien de l’ordre ». On décide donc de se lancer dans la police du monde. Le mot fait horreur, on parlera d’opérations humanitaires armées, de gestion de crise, de maintien ou de restauration de la paix, d’interposition puis de stabilisation, sans parler bien sûr des opérations de secours ou d’évacuation de ressortissants. C’est pourtant simple : quand un Etat ou une organisation non-étatique est désigné comme ennemi c’est la guerre, ouverte ou non, mais quant il n’y a pas d’ennemi désigné, c’est de la police.

Dans les faits, on fera aussi la guerre, et même une fois tous les quatre ans de 1990 à 2011, mais on prendre soin de qualifier ces ennemis - l’Irak, la République bosno-serbe, la Serbie, l’Etat taliban et l’Afghanistan (on sautera la case Irak 2003) - de « voyous » ou de contrevenants d’une manière ou d’une autre à l’ordre et la morale internationaux. Concrètement, on attend à chaque fois que les Etats-Unis le décident, forment une coalition et fournissent 70 % des moyens, essentiellement aériens, permettant aux Occidentaux, à l’exception de la guerre de 1990-1991, de transférer aux les alliés locaux et un à la population de prendre la charge des risques.

Bien entendu, il aurait fallu adapter le modèle de forces à cette nouvelle vision. Cette adaptation a consisté seulement à professionnaliser l’ensemble des forces, mais pour le reste, on s’est empressé de réduire les budgets, ce qui a plongé les forces armées dans une longue crise. Au bout du compte, la capacité d’intervention n’augmente guère au cours de cette période alors que les besoins explosent.

Dans ces conditions, cela ne fonctionne pas beaucoup. Les anomalies surviennent très vite dans les opérations de police. L’opération humanitaire au Kurdistan réussit parce qu’il n’y aucune opposition irakienne, mais il n’y a aucune opposition car nous (les Américains en fait) sommes forts et faisons peur. C’est beaucoup moins efficace quand c’est géré par les Nations-Unies. Au Cambodge, cela fonctionne presque, en Somalie pas du tout malgré la présence américaine, beaucoup moins à l’aise face à la milice du général Aïdid que face à un Etat, mais ce n’est encore rien par rapport au désastre en Croatie et surtout en Bosnie. Depuis 1983 Mitterrand a ainsi sacrifié environ 150 soldats français morts pour bien peu de résultats concrets, mais l’honneur était sauf, il n’a pas fait la guerre, sauf et bien malgré lui, contre l’Irak.

On a mis beaucoup de temps à comprendre que le maintien de la paix, cela ne fonctionne que lorsqu’il y a déjà la paix, c’est-à-dire le plus souvent lorsqu’il y a un vainqueur et un vaincu. Le meilleur moyen de soulager les souffrances des populations, c’est de donc faire en sorte qu’il y ait un vainqueur, si possible honorable, et un vaincu, si possible le méchant de l’histoire, pas de donner de l’aide alimentaire aux gens en espérant que la paix vienne par magie.

On commence à s’en rendre compte justement lorsqu’on se redécide à faire la guerre. Les souffrances contre la population bosniaques n’ont cessé qu’avec la défaite des Bosno-Serbes en 1995 avec l’aide des canons et avions de l’OTAN. C’est à ce moment-là seulement que la stabilisation a pu s’effectuer, non plus par une interposition stérile mais par la présence forte de 40 000 soldats avec des moyens importants dans tout le pays. Idem, pour le Kosovo et la Serbie en 1999. On croit avoir trouvé enfin le bon modèle dans les Balkans : soit il y a un vrai accord de paix entre les acteurs, soit on l’impose par la force et dans tous les cas, on stabilise (je n’ose dire « pacifie » pour ne pas faire colonial) avec une forte densité de forces de « police ». La situation qui en découle, en ex-Yougoslavie et en Albanie, n’est pas parfaite mais c’est une vraie paix.

La plus étonnant est qu’on persiste dans l’inhibition en Afrique sub-saharienne, essentiellement par peur de l’accusation de néo-colonialisme. Pas de guerre donc, mais du soutien « par l’arrière » à de multiples opérations de soutien à des forces régionales, onusiennes ou européennes qui ne réussissent que lorsqu’il n’y a aucun risque que cela échoue. On rétablit l’ordre à plusieurs reprises pendant deux ans à Bangui avant de se lasser de cette mission de Sisyphe et quitter la Centrafrique en 1998. On réussit temporairement à sécuriser la région de Bunia en République démocratique du Congo en 2003, parce qu’on concentre, dans cette opération européenne assez de soldats français sur une petite zone pour avoir une densité de « police » suffisante.

L’opération la plus mystérieuse est alors sans doute Licorne en Côte d’Ivoire où on coupe le pays en deux pendant huit ans à partir de 2002, en se faisant attaquer de tous les côtés et avec toute la panoplie de l’hybridité, jusqu’à ce qu’on se décide en 2010 à soutenir militairement un camp, et donc de désigner l’autre comme ennemi. Etrangement, alors bien sûr que l’on se félicite officiellement du succès de cette opération, personne n’a plus envisagé de la rééditer, notamment au Mali en 2013, alors que la situation militaire était sensiblement la même qu’en Côte d’Ivoire en 2002. Bref, l’interposition c’est enfin bien fini. On a quand même réédité l’expérience de la sécurisation par « étouffement » en Centrafrique en 2013, un peu comme en Bosnie ou au Kosovo. A cette différence près qu’au lieu de 50 000 soldats de l’OTAN pour une population de 2 millions d’habitants, personne dans l’OTAN ne vient aider nos 2 000 soldats français pour une population de volume similaire sur un espace beaucoup plus grand. Les opérations Licorne et Sangaris étaient des anomalies dans un contexte géopolitique qui avait changé depuis plusieurs années.

La fin de la fin de l’histoire

Alors qu’on parlait de la « fin de l’histoire » au début des années 1990 avec la survenue du meilleur des mondes possibles libéral économiquement et démocratique, on n’a bien perçu que la mondialisation affaiblissait en réalité beaucoup d’Etats tout en favorisant, grâce à des multiples flux d’armes, d’individus, d’argent, d’informations, les organisations non étatiques armées. Les organisations armées ont proliféré dans tous les Etats faibles et elles sont devenues beaucoup plus fortes dans les années 1990-2000, un doublement de puissance, alors que dans de nombreux pays. Le vrai choc n’a pas forcément été la capacité de certaines de ces organisations, en particulier les salafo-djihadistes, à organiser des attentats mais à résister aux plus grandes puissances militaires du moment. L’année 2006 est une année témoin où simultanément l’ISAF la coalition internationale en Afghanistan découvrait avec stupeur et douleur que le sud de l’Afghanistan était tenu par les Taliban et leurs alliés, les Etats-Unis ne parvenaient pas à vaincre l’Etat islamique en Irak ou l’armée du Mahdi qui se disputaient Bagdad et le Hezbollah résistait à Israël au Liban. On était loin de l’écrasante victoire de 1991 face à l’Irak.

Après avoir longtemps pratiqué une politique d’évitement, on est véritablement entré dans la nouvelle ère en 2008 en occupant le secteur de la Kapisa-Surobi que l’on savait tenu par l’ennemi. Depuis nous sommes en guerre continuelle contre les organisations armées salafo-djihadistes et leurs alliés, en Afghanistan pendant quatre ans puis depuis 2013 au Sahel, en Irak-Syrie depuis 2014 et même sur le territoire national, tout en achevant, on l’a vu, les derniers feux de la dernière période.

Comme jusqu’en 2015 on réduisait quand même toujours les moyens militaires, on s’est retrouvé en surextension stratégique alors qu’ont assiste au retour des puissances non-occidentales, globales comme la Russie et la Chine, ou régionales comme la Turquie, qui menait logiquement des politiques de puissance. C’était la fin définitive du Nouvel ordre mondial à la vie bien brève et le retour aux blocages, contraintes et pratiques de la guerre froide.

Nous voilà avec ces deux missions sur les bras. La guerre contre les organisations armées continue et il faut s’attendre non plus à faire la guerre contre des Etats, la dernière à eu lieu il y a dix ans déjà, mais à se confronter à eux, ce qui suppose aussi d’être fort. On s’adapte plus ou moins bien à ce nouveau contexte, mais le plus inquiétant est que personne ne réfléchit au fait que ce nouveau contexte lui-même changera probablement radicalement dans une dizaine d’années.

Intervention à l'Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale, le 19 novembre 2021

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