24 octobre 2021

Le Sénat en délire : Crises "sanitaires" et surveillance numériques

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1. Crises sanitaires, catastrophes naturelles, accidents industriels

On le voit : les perspectives ouvertes par le recours aux technologies numériques sont immenses, et la crise du Covid-19 n'a donné qu'un avant-goût des multiples cas d'usage possibles, à court, moyen ou long terme.

Alors que la pandémie de Covid-19 n'est pas terminée, et qu'il est probable que celle-ci ne soit ni la dernière, ni la plus forte, il serait irresponsable de ne pas se saisir de telles possibilités. Les restrictions généralisées imposées aux libertés « physiques » ces derniers mois sont de moins en moins supportables. Elles ne sont ni durables, ni même très efficaces, en comparaison de ce que permettrait un usage plus systématique du numérique.

Le recours au numérique permettrait de contrôler précisément le respect des mesures sanitaires, à un niveau individuel et en temps réel : en contrepartie, les restrictions pourraient être ciblées sur un faible nombre de personnes, et être plus limitées dans le temps, tout en ayant une efficacité maximale. Peut-être pourrons-nous demain, grâce au numérique, retrouver nos libertés « physiques » plus vite, ou même ne jamais les abandonner, et avoir des pandémies sans confinement - et ceci même si aucun vaccin ou traitement n'est disponible.

Les outils envisageables sont multiples mais, à court et moyen terme du moins, les cas d'usage les plus évidents concernent le contrôle du respect des règles visant à limiter la transmission du virus (pass sanitaire, couvre-feu, confinements, quarantaines, etc.), qui implique de croiser trois types de données : données d'identification, données médicales, et données de localisation (des plus intrusives, avec le tracking GPS, aux plus légères et occasionnelles, avec l'accès conditionnel à certains lieux, en passant par les données de localisation relative avec le contact tracing).

L'utilité des outils numériques dans la gestion de crise dépasse le seul domaine sanitaire, et s'étend également à d'autres types de crises, liées en particulier aux risques dits « NRBC », pour nucléaires, radiologiques, biologiques et chimiques, qui ont en commun de présenter un danger élevé et imminent pour la population, appelant à une réaction rapide et efficace. Ceux-ci peuvent résulter d'une attaque volontaire (conventionnelle ou terroriste, en particulier bioterroriste), mais aussi d'un accident industriel ou d'une catastrophe naturelle (y compris sans dimension NRBC : tsunami, tremblement de terre, inondation, etc.). Le Safety Check de Facebook, par exemple, est utilisé dans l'ensemble de ces cas. Toutes ces situations peuvent nécessiter d'identifier rapidement des personnes, d'évaluer leur état de santé ou les risques qu'ils encourent, et de les localiser précisément pour leur porter assistance.

Les développements ci-dessous exposent donc quelques cas d'usage potentiels, au travers d'une typologie fondée sur les finalités des mesures, qui peuvent être très différentes pour une même technologie sous-jacente. Cette liste est nécessairement incomplète, incertaine, et discutable : il s'agit d'un exercice de prospective.

2. Essai de typologie prospective
a) L'information et l'incitation

Dans le cadre d'une gestion de crise, l'information - sur les risques encourus, sur les règles applicables, etc. - est aussi une incitation.

La plupart des mesures mises en oeuvre en France, et dans les pays occidentaux en général, lors de la crise du Covid-19 relèvent en réalité de cette catégorie, puisqu'elles sont non contraignantes et qu'elles ne donnaient généralement lieu à aucune transmission de donnée nominative à un tiers. C'est le cas de l'application TousAntiCovid, dans sa fonctionnalité initiale de contact tracing (envoi d'une notification en cas de contact avec une personne infectée), mais aussi dans ses fonctionnalités annexes : statistiques sur l'évolution de l'épidémie, information sur les gestes barrières et les démarches à suivre, etc. Les outils permettant de faciliter la prise de rendez-vous pour les tests de dépistage ou la vaccination (Doctolib, ViteMaDose, etc.) s'y rattachent également.

Au-delà du domaine sanitaire, outre le Safety Check de Facebook déjà cité, on peut citer le dispositif Amber Alert, l'équivalent américain de l'Alerte Enlèvement, qui existe depuis 2002 et permet un ciblage précis des personnes situées dans une certaine zone (cf. infra).

On pourrait imaginer, pour l'avenir, bien d'autres cas d'usage. Par exemple, en France, des campagnes régulières de distribution de pastilles d'iode ont lieu depuis 1997 auprès des personnes qui résident à proximité d'une centrale nucléaire (dans un rayon de 10 km), afin de protéger leur thyroïde en cas d'accident nucléaire. Ces pastilles sont mises à disposition dans un réseau de pharmacies partenaires, mais la démarche est purement volontaire et, en 2016, seuls 42 % des foyers avaient retiré leurs pastilles, et seulement 27 % des établissements recevant du public. Grâce au numérique, il serait possible d'organiser des campagnes de rappel sur les smartphones, et surtout, en cas de d'accident nucléaire, il serait possible de localiser sans délai toutes les personnes se trouvant dans la zone, et de leur porter assistance.

b) L'assistance

Les données permettant d'informer les individus pourraient, si les circonstances l'exigent, informer en même temps les professionnels de santé ou les autorités chargées de la gestion de crise, afin de porter assistance aux personnes vulnérables dans les meilleurs délais.

Par exemple, dans le cas d'une épidémie qui se répand rapidement ou dont la mortalité est très élevée, des équipes médiales pourraient ainsi se rendre immédiatement au domicile des personnes vulnérables (où dans tout lieu où elles se trouvent), pour les vacciner, les soigner ou encore les mettre en sécurité. Il ne s'agit pas ici d'intervenir auprès de « tous les plus de 65 ans » ou « tous les habitants de telle commune » : les croisements de données et le recours à l'intelligence artificielle rendent en effet possible un ciblage extrêmement fin. Par exemple :

- en exploitant des données génétiques, il pourrait être possible d'identifier immédiatement les personnes réceptives à un variant très rare d'un virus, ou à un vaccin ou traitement particulier, et de mobiliser ainsi les ressources médicales de façon beaucoup plus efficiente. Sans aller jusque-là, la simple exploitation automatisée du dossier médical de chaque individu d'une population cible pourrait déjà permettre de faire beaucoup ;

- en exploitant les données des objets connectés, qui pourraient elles aussi être accessibles depuis l'espace numérique de santé, il pourrait être possible d'intervenir en amont de l'apparition ou de la dégradation des symptômes : données d'ECG, de balances connectées, de thermomètres connectés, de caméras thermiques détectant les symptômes fiévreux, etc. ;

- en exploitant des données de mobilité, il pourrait être possible de positionner les équipes (d'information, de test, de vaccination, etc.) aux bons endroits et aux bons moments pour intervenir auprès d'un maximum de personnes (un hub de transport, un rassemblement public, etc.), celles-ci ayant le cas échéant été prévenues en avance.

Là encore, ces cas d'usage ne se limitent pas aux crises sanitaires : en cas de catastrophe industrielle, par exemple, les personnes particulièrement vulnérables à certains produits chimiques pourraient bénéficier d'une évacuation prioritaire ou de soins particuliers, quel que soit l'endroit où ils se trouvent.

Un autre exemple est la chute de débris spatiaux : le phénomène, aujourd'hui rare, pourrait devenir bien plus important à l'avenir, avec la hausse le vieillissement du parc de satellites, et surtout le développement de « constellations » de petits satellites. Par exemple, le projet Starlink, porté par la société SpaceX, prévoit la mise en orbite basse de 12 000 satellites à horizon 2025, un chiffre à comparer avec les 2 000 satellites en activité aujourd'hui. Quelque 30 000 objets de plus de 10 cm sont actuellement en orbite, pour l'essentiel des déchets spatiaux, souvent petits mais hors de contrôle et susceptibles de s'écraser sur Terre ou d'entrer en collision avec d'autres satellites, générant davantage de déchets encore.

Le risque de collision des objets spatiaux

Les objets que nous envoyons en orbite occupent de la place, tout comme les débris qu'ils créent. Plus la surface occupée par les objets dans l'espace augmente, et plus la probabilité de collision augmente. Rouge (PL) = satellites ; Orange (RB) = lanceurs ; Vert foncé (RM) = objet lié à un lanceur.

Source : Agence spatiale européenne (ESA)

Certains mesurent près d'une tonne, à l'instar des satellites GOCE (5 mètres de long), qui s'est écrasé sur Terre en 2013 ou des lanceurs de la station spatiale chinoise Tiangong (Longue Marche) : l'un s'est écrasé en 2018 après que les autorités chinoises en eussent perdu le contrôle, un autre en 2020 près d'un village de Côte d'Ivoire, heureusement sans faire de dégâts, et encore un autre, un segment de 18 tonnes, a fini sa course le 9 mai dernier dans l'océan Indien35(*).

Or, si les moyens actuels permettent d'estimer assez précisément le point de chute des débris, comme l'indique l'Agence spatiale européenne (ESA), qui publie un rapport annuel à ce sujet36(*), celui-ci n'est connu qu'au dernier moment, une fois que l'objet initial s'est désintégré dans l'atmosphère. Dans ces circonstances, la capacité à prévenir immédiatement la population est cruciale, et seul le numérique permet de le faire.

c) La contrainte et le contrôle

Même s'ils sont rarement présentés comme tels, des dispositifs tels que le pass sanitaire ou le passeport sanitaire relèvent bien de la catégorie des outils contraignants, car ils conditionnent, de facto ou de jure selon les cas, l'accès à certains lieux et à certaines activités. En soi, cela n'a rien d'exceptionnel : le « vrai » passeport, le carnet international de vaccination ou le permis de conduire font la même chose, c'est-à-dire autoriser ou interdire, soit l'une des fonctions principales de la puissance publique.

Mais la contrainte change de nature dès lors qu'elle s'exerce par un contrôle, le cas échéant assorti de sanctions. Et c'est précisément là que le numérique pourrait être le plus « efficace ».

Précisons qu'il existe des formes de contrôle ou de contrainte plus implicites, mais non moins efficaces : un portique d'entrée dans le métro qui se mettrait à sonner très fort au passage d'une personne contagieuse ou censée être confinée serait dans la plupart des cas suffisamment dissuasif pour qu'il ne soit même pas nécessaire de transmettre cette information aux autorités chargées de contrôler le respect des règles. Début 2021, la presse a rapporté le cas d'un boîtier connecté, porté autour du cou, qui sonnerait (avec un son de 85 décibels) en cas de non-respect des règles de distanciation par les salariés d'une entreprise37(*). L'initiative a été dénoncée comme anxiogène et inacceptable. Techniquement, toutefois, nul besoin d'un boitier autour du cou : un smartphone peut faire la même chose avec son Bluetooth, et un son de 100 décibels. En Asie, le contrôle social a pris des formes beaucoup moins anecdotiques : en Corée du Sud, les habitants positifs d'un quartier pouvaient être géolocalisés sur une carte accessible à tous, et en Chine, on a vu d'honnêtes citoyens prendre eux-mêmes en charge la « police sanitaire » de leur immeuble. Plus généralement, le système du crédit social (cf. supra), s'il n'implique que rarement des sanctions effectives, se rattache à cette logique de contrôle social.

Enfin, dans les situations de crise les plus extrêmes, les outils numériques pourraient permettre d'exercer un contrôle effectif, exhaustif et en temps réel du respect des restrictions par la population, assorti le cas échéant de sanctions dissuasives, et fondé sur une exploitation des données personnelles encore plus dérogatoire.

Ces outils sont les plus efficaces, mais aussi les plus attentatoires aux libertés - mais une fois de plus, il serait irresponsable de ne pas au moins les envisager, ne serait-ce que pour se convaincre de tout faire en amont pour ne pas en arriver là. De nombreux cas d'usages sont possibles, et notamment :

- le contrôle des déplacements : bracelet électronique pour contrôler le respect de la quarantaine, désactivation du pass pour les transports en commun, détection automatique de la plaque d'immatriculation par les radars, portiques de contrôle dans les magasins, caméras thermiques dans les restaurants, etc. ;

- le contrôle de l'état de santé, via des objets connectés dont l'utilisation serait cette fois-ci obligatoire, et dont les données seraient exploitées à des fins de contrôle ;

- le contrôle des fréquentations, par exemple aller voir un membre vulnérable de sa famille alors que l'on est contagieux ;

- le contrôle des transactions, permettant par exemple d'imposer une amende automatique, de détecter un achat à caractère médical (pouvant suggérer soit une contamination, soit un acte de contrebande en période de pénurie), ou encore la poursuite illégale d'une activité professionnelle (commerce, etc.) en dépit des restrictions.

d) L'assurance

Situé entre la simple information et la contrainte directe, mais presque absent du débat public, le modèle assurantiel soulève pourtant des questions intéressantes.

Au niveau individuel, les restrictions sont souvent difficiles à vivre et nécessairement binaires (sortir ou ne pas sortir de chez soi), alors qu'elles correspondent à un risque individuel faible d'attraper ou de transmettre la maladie (du moins dans le cas du Covid-19). Au niveau de la société, en revanche, ce risque se mesure de manière beaucoup plus fine (le taux de mortalité, le taux d'occupation des lits de réanimation, etc.) et correspond à un coût financier collectif (par exemple l'investissement dans les structures de soin, la rémunération des heures supplémentaires ou encore l'achat des vaccins).

Plutôt que de restreindre drastiquement les libertés individuelles de toute la population ou d'une partie de celle-ci qui pourrait considérer cela comme inacceptable38(*), le numérique pourrait permettre d'internaliser une fraction du coût collectif correspondant au comportement de chaque individu ou de chaque groupe de personnes.

Appliqué au confinement, le raisonnement serait le suivant : chaque sortie de mon domicile comporte un risque, non seulement pour moi-même mais aussi pour le système de santé dans son ensemble. Si je préfère malgré tout disposer de ma liberté d'aller et venir, et que je sors effectivement de chez moi, il est légitime que j'assume en contrepartie une fraction du surcoût payé par la société du fait de l'épidémie, par exemple sous la forme d'une petite hausse de mes cotisations sociales si le nombre ou la durée de mes sorties excède un certain seuil.

Ce surcoût serait en tout état de cause très minime : il s'agit bien ici d'une logique assurantielle (le surcoût est réparti entre toutes les personnes qui choisissent de se déplacer, cela n'étant nullement interdit), et non d'une logique de sanction, dont le principe est totalement différent (sortir de chez soi est interdit, la sanction est calculée pour être dissuasive, et est d'autant plus élevée que la chance de « se faire prendre » est faible).

Un tel modèle, bien sûr, ne fonctionne qu'en cas d'épidémie de basse intensité, où la surcharge imposée au système de soins est absorbable par l'engagement de moyens financiers supplémentaires. Elle n'est donc pas adaptée à des situations de crise aiguë, où des mesures plus fortes sont nécessaires, et correspond davantage aux situations où il est pertinent de « vivre avec » une maladie en circulation, moyennant quelques adaptations.

Dans le détail, le calibrage précis d'une telle solution dépend ensuite des préférences de la société et des arbitrages politiques. On pourrait ainsi imaginer, en reprenant l'exemple de l'alternative au confinement :

- un système « universel », ou « beveridgien », où chaque sortie compte de façon identique pour le calcul de la surprime, quels que soient les facteurs de risques individuels ou les motifs de la sortie ;

- un système « assurantiel » stricto sensu, ou « bismarckien », où ceux qui courent un risque plus important (les personnes âgées par exemple), et ont par conséquent une plus grande probabilité de peser sur le système de santé, paient un prix plus élevé pour chacune de leurs sorties ;

- un système de « responsabilisation », où le surcoût dépend non pas du risque que l'on prend pour soi, mais du risque que l'on fait prendre aux autres, en fonction par exemple de son état de santé (vacciné/immunisé ou non), des motifs du déplacement (de l'activité professionnelle vitale à la sortie en boîte de nuit) ou encore de ses circonstances (en ville, à l'heure de pointe, etc.). Ce dernier modèle est plus « juste » mais aussi plus intrusif, car il nécessite d'exploiter davantage de données. Selon les critères retenus, il peut en outre impliquer d'apprécier la « légitimité » des motifs de sortie (comme les attestations papier, du reste), ainsi que leur caractère contraint ou choisi.

Au-delà de leurs différences, tous ces modèles ont en commun un principe de solidarité et de mutualisation du risque.


* 35  https://www.courrierinternational.com/article/debris-le-premier-etage-de-la-fusee-chinoise-longue-marche-finit-sa-course-dans-locean

* 36  https://www.esa.int/Space_in_Member_States/France/Point_de_situation_sur_les_debris_spatiaux

* 37 Voir par exemple : https://www.capital.fr/entreprises-marches/covid-19-des-salaries-munis-dun-boitier-qui-sonne-en-cas-de-rapprochement-trop-marque-1390710

* 38 Par exemple, lors de la levée du premier confinement en France, le Président de la République avait initialement envisagé de maintenir les restrictions pour les seules personnes âgées, soit environ 15 millions de personnes de plus de 65 ans. Devant le tollé provoqué, la mesure avait été abandonnée, bien qu'elle fût défendue par de nombreux médecins et experts, et par le Conseil scientifique lui-même. On peut également penser aux restrictions qui touchent de facto surtout les plus jeunes, telles que l'interdiction des grands rassemblements (concerts, festivals, etc.), la fermeture prolongée des boîtes de nuit, ou encore, quoique dans une moindre mesure, la fermeture des bars et restaurants.

 

Source : Le Sénat

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