11 septembre 2021

Jacques Bainville : la puissance d’une nation passe par son économie

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On connait Jacques Bainville analyste des relations internationales et théoricien des lois de la politique étrangère, on le connait moins comme analyste et journaliste économique. Il a pourtant été un chroniquer régulier, presque quotidien, de l’économie, principalement dans les journaux L’Action française et Le Capital. Compte tenu de ses affinités intellectuelles avec le mouvement d’action française, on pourrait s’attendre à ce qu’il fasse l’apologie d’une vision corporatiste et passéiste de l’économie. Nous en sommes très loin. La lecture des chroniques économiques de Bainville révèle un libéral classique, dans la ligné de l’école libérale française. Son aversion pour Keynes porte autant sur sa vision des relations internationales que sur celle de l’économie. Il cite Frédéric Bastiat, dénonce le culte de « l’État Dieu » et le mythe de l’interventionnisme de l’administration en économie. Tout au long de ses chroniques il s’en prend au trop d’impôt, et combat sans relâche l’impôt sur le revenu. C’est un positionnement économique qui peut surprendre et qui aujourd’hui, notamment à droite, le classerait parmi les « ultra-libéraux ».

Il n’est pas anodin que Bainville analyste des relations internationales et des rapports de force des puissances soit aussi un penseur de l’économie. Il ne peut pas en effet y avoir de puissance à l’échelle internationale s’il n’y a pas d’abord de puissance à l’échelle intérieure. Un État à l’économie déficitaire et bloquée ne peut pas être une grande puissance. L’anomie économique engendre l’anomie politique à l’échelle internationale. Sans richesse des nations, sans entreprises innovantes et performantes, sans excédent financier, un État ne peut prétendre à la grandeur. C’est ce qu’avait compris le général de Gaulle, grand lecteur de Bainville, soucieux d’en terminer avec le gouffre financier colonial afin de pouvoir financer le développement des infrastructures nationales, notamment les autoroutes, les aéroports et le nucléaire. Aujourd’hui, la puissance de la Chine et des États-Unis se fonde d’abord sur la puissance de leur économie et de leur monnaie.

L’homme a besoin de pain

Comme il l’exprime dans l’un de ses articles, la société a besoin d’un support matériel pour se développer : « non seulement pour se développer, mais pour se maintenir [la civilisation] a besoin d’un support matériel. Elle n’est pas en l’air. Elle n’est pas dans des régions idéales. Elle suppose d’abord la sécurité et la facilité de la vie qui suppose à son tour des États organisés et des finances saines et abondantes ». (in La Fortune de la France, recueil de ses meilleurs articles économiques, 1937)

Bainville ne méprise nullement le commerce, le travail et la matière, comme peuvent le faire bon nombre de réactionnaires de son époque qui vivent uniquement dans les idées. Il comprend que les matières premières sont le fondement de l’économie et que sans elles il n’est pas possible de faire quoi que ce soit : « [aux États-Unis] on s’était imaginé que le développement de sa prospérité industrielle pouvait être sans limites. Mais avant l’industrie, il y a l’agriculture, qu’on n’a pas encore pu remplacer parce qu’il faut bien, d’abord, manger, boire, et que nous n’en sommes pas tout à fait aux aliments chimiques ». Même si nous approchons aujourd’hui des aliments chimiques, l’accès aux matières premières reste fondamental et certaines pénuries actuelles, comme la viande, les céréales et le bois sont problématiques pour plusieurs pans de l’industrie. Le mythe de la finance déterritorialisée et de l’économie uniquement virtuelle a vécu. Même le numérique ne vit pas sans matière première, ce qui permet d’actualiser certaines thèses des physiocrates, dont Bainville était l’un des disciples.

Contre l’État-Dieu

C’est le titre de l’une de ses chroniques parues dans Le Capital le 12 septembre 1932. Reprenant les idées de Ludwig von Mises, il démontre la supériorité du capitalisme sur le socialisme et les dangers de « l’État infirmier » et de l’économie dirigée :

« Un système qu’on n’a pas encore essayé est toujours séduisant. L’économie dirigée est du nombre. C’est la formule à la mode. Mais qui dirigera ? Avec quelles idées ? On accuse de la crise [1929 ndlr] le dérèglement de la production. Est-on sûr que la surproduction eût été évitée si l’économie eût été dirigée ? »

Fidèle à l’idée que l’analyse économique repose d’abord sur la philosophie et l’histoire, il s’en prend au mouvement naissant de l’économie ingénierie et de l’économie mathématique, défendue notamment par le groupe des X-Crise qui rêve de transformer la société en machine que leurs cerveaux brillants pourront animer vers le bonheur. Ce même groupe des X-Crise que Jacques Rueff a vertement attaqué et devant lequel il a défendu le libéralisme lors d’une conférence historique, avant de soutenir le colloque Lippmann de 1938. Bainville rejette cet ordre constructiviste et ce « socialisme étatisant », se présentant comme le défenseur de la personne face à l’État.

« Aujourd’hui, c’est à l’État que chacun se recommande. […] Il résulte de là que l’État en arrive à tout réglementer et à tout diriger à la demande des intéressés eux-mêmes […]. Peu importe que cela s’appelle socialisme, étatisme, corporatisme ou économie dirigée. Peu importe que l’exemple vienne de Russie, d’Allemagne, d’Italie ou d’Amérique. » et plus loin :

« À cette disparition de la liberté individuelle, comment veut-on que ne corresponde pas le crépuscule de la liberté politique ? […] Il semble que partout les peuples se ruent dans la servitude. Ils ont bafoué l’autorité et ils tombent dans la tyrannie. On a été frappé par les excès du libéralisme et l’on passe au régime de la termitière. La question est de savoir si le peuple français s’en défendra mieux qu’un autre. […] Le mouvement inverse viendra. On trouvera alors que l’individualisme français, qui a toujours existé, avait du bon. Et ce sont peut-être ceux qui n’ont pas été libéraux quand c’était la mode, qui relèveront la cause de la liberté individuelle. »

Nul ne sait s’il a été lecteur de Tocqueville, qu’il ne cite pas, mais il a très bien compris, comme l’auteur normand, que la régression de la liberté économique conduit nécessairement à la régression de la liberté politique. Hayek dira la même chose dans La route de la servitude publiée durant la guerre.

Or la meilleure façon d’asservir un peuple est de faire un usage détourné de l’impôt et de créer un système d’État providence dans lequel celui-ci sera l’esclave quémandant. Avant même la mise en place des prémisses de la sécurité sociale par le ministère Laval puis par celui de Pétain, Bainville est un farouche opposant aux assurances sociales.

Le danger de l’État-providence

Son opposition aux assurances sociales nationalisées est tout autant économique que philosophique :

« Bien entendu on va dire que seuls les ennemis du progrès social trouvent les assurances sociales mauvaises et que les critiques qu’on adresse au système partent toutes d’un conservatisme aussi égoïste qu’étroit. Cependant, les explorateurs hardis qui ont plongé dans les profondeurs des chiffres ont fait des découvertes inattendues. Sans doute la loi des assurances sociales est charmante par ses conséquences économiques, financières, morales même. Si encore elle était, comme ses partisans le soutiennent, une loi juste et qui donnera des satisfactions légitimes aux intéressés ! Mais ce n’est même pas cela. »

Bainville reproche à cette loi d’être mal faite et de créer un système opaque où les gains sont inférieurs aux cotisations et où il est impossible de savoir où est placé l’argent et comment il est utilisé.

« Il y aura, il y a peut-être déjà le procédé anormal qui consiste, pour l’État, à se servir pour ses propres besoins du bien des œuvres d’assistance qu’il a lui-même fondées. On leur repasse les bons du Trésor pour boucher les trous du budget écrasé par l’étatisme en attendant que l’État subvienne au déficit des caisses par l’impôt qui lui-même ne sera pas éternellement productif. »

Mais Bainville a aussi compris que les assurances sociales allaient détruire la médecine elle-même et donc arriver à l’effet inverse que celui qui était recherché :

« La médecine tend à changer par l’effet des institutions et des lois. Peu à peu, sous l’influence d’un socialisme bureaucratique qui envahit tout, le médecin devient un fonctionnaire. Il est atteint dans son indépendance et dans sa dignité. Ce sera bien pis lorsque les assurances sociales seront en application. Alors le médecin n’aura plus guère comme clientèle indépendante que les rentiers – s’il en reste. »

« En France, le corps médical a compris le danger de cet asservissement à l’État qui ne serait pas seulement pour lui une diminution de dignité, mais qui entraînerait un abaissement du niveau scientifique. Car, à quoi bon poursuivre de longues études, affronter les risques des concours, puisqu’on serait enrégimenté et qu’on avancerait à l’ancienneté ? Ici le danger serait pour le public. »

Ce qui s’applique à la médecine s’applique de la même façon à l’école nationalisée. Ces textes, écrits dans les années 1920-1930, ont été adoubés par le temps et les effets délétères de la nationalisation de la santé. Il est d’ailleurs curieux de constater que face à l’échec total du système français de médecine, révélé par l’épidémie du covid, aucun candidat à la présidentielle ne fasse des propositions pour le rénover afin d’arriver à un système moins couteux et plus performant. Là aussi, il en va de la puissance nationale sur l’échiquier du monde, car comment prétendre être une grande nation quand on n’est pas capable de soigner correctement sa population ?

Tout cela conduit au sujet central, celui des impôts. Bainville a bien compris le présupposé philosophique qui sous-tend la mise en place de l’impôt. Prélever l’impôt, c’est aussi façonner une société et donc participer à une construction sociale.

Combat pour le moins d’impôt

« La foule ne veut pas croire qu’à force de prélèvements sur le capital par les droits de succession on exténue les patrimoines et qu’à force de prélèvements sur les revenus du travail et du capital on empêche la reconstitution des patrimoines et des capitaux. C’est pourtant ainsi. »

« Et le jour où le rendement de l’impôt sur les héritages commencera à fléchir, le jour où les gros revenus auront fondu, il faudra atteindre des fortunes de moins en moins élevées, des revenus de plus en plus faibles. On en vient déjà là. La démocratie est assez stupide pour frapper les petits, pour se frapper elle-même sans le savoir et en croyant frapper les gros. Qui sera le plus gêné par l’interdiction du titre au porteur ? Ce n’est pas le propriétaire de cent Royal Dutch. C’est le propriétaire de quarts de Ville de Paris dont la veuve ou les enfants n’ont jamais pensé qu’ils devaient déclarer au fisc les petites économies du défunt papa.

Quand le fisc aura mangé les fortunes privées, alors il faudra bien en venir aux impôts indirects. Mais la mode est aux impôts directs. On les appliquera jusqu’à la folie. »

L’enfer fiscal que décrit Bainville dans les années 1920 est très loin de ce qu’il est un siècle après. Mais l’idée générale n’a pas changé : l’impôt détruit le capital et les richesses et donc l’économie nationale puisque ce capital rongé ne peut plus être investi. L’impôt décourage le travail et l’investissement à long terme, notamment pour les plus petits, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas les moyens, par des montages financiers complexes, de bénéficier des niches fiscales. Ce que comprend très bien Bainville c’est que cette politique ruine les classes moyennes. Les plus riches parviennent toujours à s’en sortir. Les plus pauvres sont maintenus dans la pauvreté par un État providence qui les assiste, et les classes moyennes, qui n’ont ni moyen de fuir ni moyen d’aides, sont appauvries.

Le riche est utile à un pays, car c’est lui qui, par son capital intellectuel et matériel, le tire vers le haut et participe au développement général :

« Un système qui repose sur la taxation de la richesse suppose qu’il y aura toujours de la richesse. Nous l’avons dit souvent. Par conséquent, il ne faut pas détruire les riches. On doit même les garder avec soin comme on préserve dans certains territoires des États-Unis et d’Afrique une faune en voie de disparition. »

« Il est tentant de faire supporter par les plus riches la plus forte part des charges publiques. C’est une tentation à laquelle les assemblées et les ministres des Finances succombent aisément. C’est même l’habitude des démocraties parce que la conviction populaire, profondément enracinée, est que les « gros » peuvent payer et qu’il leur en restera toujours plus qu’il ne leur en faut. Autrement dit, tout le système repose sur ce postulat que les riches seront toujours riches ou qu’il y aura toujours des riches. »

Or le socialisme ne s’arrête jamais dans son délire redistributif. Il lui faut toujours plus d’impôts et toujours plus de prélèvements afin de financer le système social mis en place et dont l’assistanat lui permet de bénéficier d’une rente électorale :

« À Mégare, comme dans d’autres villes, dit Aristote, le parti populaire, s’étant emparé du pouvoir, commença par prononcer la confiscation des biens contre quelques familles riches. Mais, une fois dans cette voie, il ne fut pas possible de s’arrêter. Il fallut faire chaque jour quelques nouvelles victimes ; et, à la fin, le nombre des riches qu’on dépouilla et qu’on exila devint si grand qu’ils formèrent une armée. »

En diplomatie comme en économie, l’avenir a donné raison à Jacques Bainville, preuve de la validité des thèses de l’école libérale française. C’est une leçon qui a été retenue par Jacques Rueff lors du retour au pouvoir de De Gaulle en 1958 : avant de pouvoir projeter la France sur la scène mondiale, il faut d’abord nettoyer la maison et remettre de l’ordre dans le foyer. Que ce soit en 1919, en 1958 ou aujourd’hui, la leçon est toujours la même.

Jean-Baptiste Noé

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