27 mars 2020

Les choses ont changé


Au moins en temps de guerre, les bars restent ouverts. C’est ainsi que vous savez que ce qui nous arrive est quelque chose de totalement différent de tout ce que vous avez vu dans votre vie. Même ceux d’entre nous qui ont signé pour ce voyage – c’est-à-dire qui s’attendaient à une Longue Urgence – sont peut-être un peu ébahis par la quantité sidérale de merde qui vole en escadrille. Je le sais, j’en suis. Les dieux ont dû engloutir un max de pissenlits et de fayots.

Avez-vous eu l’impression, comme moi, en regardant le débat Sanders vs Biden hier soir – l’inadéquat vs l’insignifiant – que le monde dont ils parlaient n’existe peut-être plus ? Le monde des institutions qui fonctionnent réellement ? Comme celles qui trouvent la somme d’argent nécessaire pour faire tourner les rouages ? Vous vous souvenez de cette phrase d’Hemingway [The Sun Also Rises, roman 1926] sur le type qui a fait faillite ? (1) Lentement, puis d’un seul coup. C’est nous. L’assurance maladie pour tous maintenant ? Sans blague ? Non, plus probablement, dans un an, chaque médecin américain ressemblera au vieux médecin de campagne qui trimbale son sac noir dans ses visites à domicile. Malheureusement, il n’y a plus assez de chevaux en Amérique, et les quelques fiacres que nous avons sont tous au musée.

La méga-bulle financière se dégonfle à une vitesse effrayante, précisément à cause des efforts déployés depuis 2008 pour la gonfler artificiellement. La Réserve fédérale lui a insufflé la dernière bouffée d’air dimanche soir [1.500 Milliards de dollars, NdT] – pendant que tout le monde comptait ses rouleaux de papier toilette – et l’effet a été comme de souffler de l’air chaud dans un Zeppelin crevé. Le cours des contrats à terme sur les actions est « limité à la baisse » au moment où j’écris, avant l’ouverture de Wall Street. L’or s’enfonce dans le sol comme un pieu de support de vigne et l’argent métal est si bas qu’on dirait que les gestionnaires de fonds spéculatifs n’ont plus qu’à mettre en gage le service de table de grand-mère. (Indice, les matières premières vont rebondir fortement ; le reste, probablement pas tant que ça).

Personne ne sait vraiment à quel point cela sera profond et difficile – et peut-être que ceux qui en ont la moindre idée ne le disent pas. Mais la situation pose deux questions essentielles : quel est le degré de désordre qu’il faudra supporter dans cette épreuve ? Et à quoi ressemblera le monde quand la phase des convulsions de cette affaire sera terminée ?

Les Américains n’ont jamais rien vécu de semblable. Les désordres de la guerre de Sécession (1861-65) ont été des opérations militaires brutales et horribles menées principalement dans les champs de maïs, les pâturages et les bois – oui, et certaines petites villes comme Richmond, 38 000 habitants, et Atlanta, 10 000 habitants. Lorsque la fumée s’est dissipée, le Dixieland battu a émergé avec un ordre civil paralysé. A Yankeedom, les émeutes de la conscription new-yorkaise ont duré une semaine autour de la petite île de Manhattan, mais tous les autres ont suivi le programme de Lincoln. Après tout cela, l’Amérique s’est rapidement mise au diapason des affaires foisonnantes du XIXe siècle : les chemins de fer, les mines, les usines, et tout le reste. Les guerres mondiales se sont déroulées à l’étranger, et la scène du front intérieur des années 1940 a maintenant un air nostalgique et idyllique.

Les tensions qui s’accumulent aujourd’hui sur la scène nationale reflètent la fragilité extrême du mode de vie que nous avons construit, et le très grand nombre de mauvais choix que nous avons faits au cours de ce processus, comme la mutation de la nation en banlieues glauques rendant chacun otage d’une motorisation heureuse. Je n’insisterai pas sur ce point, sauf pour demander comment ces vastes régions du pays vont gérer la vie quotidienne alors que les chaînes d’approvisionnement vacillent ? Je dirais qu’une pénurie de papier toilette n’est peut-être que le début de leurs problèmes.

Les villes – du moins, les quelques villes qui n’ont pas déjà implosé de l’intérieur – ont fait des hypothèses sur leur taille et leur développement, qui ne tiennent pas compte des nouvelles circonstances qui se profilent à l’horizon. Pensez seulement à ce qu’un arrêt de l’économie mondiale fera à tous ces projets de gratte-ciel résidentiels récemment construits à New York, San Francisco et Boston. Je vais vous le dire : ce sont des actifs immobiliers instantanément convertis en passifs. Et comment ces villes commenceront-elles à payer pour l’entretien de leurs infrastructures et services complexes alors que l’argent pour tout cela n’existe plus et qu’il n’y a aucun moyen de prétendre qu’il reviendra un jour ? Répondez : elles ne pourront pas continuer à emprunter et elles ne pourront pas gérer. Ces villes se dépeupleront et il y aura des batailles pour savoir qui pourra vivre dans les parties qui ont encore une certaine valeur, comme les berges des rivières.

Je suppose que tout le monde peut maintenant voir l’idiotie qui consiste à concentrer la vie commerciale de la nation dans des organismes super-gigantesques comme les magasins Big Box. Cela semblait être une bonne idée à l’époque, comme tant de gaffes dans l’histoire, et maintenant ce temps est révolu. Toute écologie ne prospère que grâce à la redondance – beaucoup de gens faisant des choses similaires à l’échelle appropriée – et le modèle américain de chaîne de magasins pour une écologie commerciale était un fiasco évident auquel il fallait s’attendre. Les personnes qui gèrent ce modèle, et d’autres personnes qui gèrent d’autres choses dans notre société, doivent se demander si les lignes d’approvisionnement en provenance de Chine reviendront. Ce n’est pas différent du culte du cargo des habitants des îles Salomon vers 1947, après que les avions militaires aient cessé d’atterrir avec toutes leurs bonnes choses magiques : le temps est venu de retourner à la pêche en pirogue.

La politique identitaire stupide et idiote, menée par la gauche et ses scribes de la classe intellectuelle, sexuellement perturbés, bourrés de préjugés racistes, a réussi à détruire le dernier fragment de la culture américaine commune qui permettait au pays de rester uni malgré les vicissitudes passées. On peut donc en conclure que nous allons nous retrouver face à des tensions venimeuses, et peut-être même des conflits violents, avant que ces questions ne soient résolues d’une manière ou d’une autre.

Où tout cela nous mène-t-il en fin de compte ? À un pays et un peuple qui gère sa société d’une manière très différente à une échelle beaucoup plus modeste. La tâche de réorganiser notre vie nationale est immense. Vous pouvez oublier les visions techno-narcissiques grandioses d’une motorisation électrifiée et d’un nirvana robotique de loisirs sexuels permanents. Tout ce que nous faisons doit être réduit, de la fabrication de ce que nous pouvons bricoler, à la reconstruction d’écosystèmes commerciaux à petite échelle, d’une région à l’autre – en d’autres termes, ce que nous appelons aujourd’hui la petite entreprise, adaptée au niveau local.

Il faut s’attendre à ce que les géants de l’agro-business s’effondrent en raison d’une pénurie de capitaux, en particulier, et à ce que les petites exploitations agricoles s’organisent d’urgence, en faisant travailler ensemble un plus grand nombre d’êtres humains. C’est-à-dire si nous voulons continuer à manger. Attendez-vous à ce que les petites villes des régions fertiles et bien arrosées du pays revivent pendant que les métropoles gémissantes s’enfonceront dans la sclérose entropique. Considérez la valeur de notre vaste réseau de voies navigables intérieures et la possibilités d’y faire circuler les marchandises, lorsque l’industrie du transport par camions s’effondrera. Envisagez de participer à la reconstruction du système ferroviaire dans ce pays.

Il y aura des rôles économiques et sociaux pour tous ceux qui sont prêts à assumer une certaine responsabilité. Les jeunes pourraient voir une opportunité extraordinaire de remplacer les dinosaures économiques blessés qui se dandinent encore dans le paysage. Il faudra d’agir au niveau local et régional et se rendre utile en échange d’un moyen de subsistance, et de l’estime des autres autour de soi – c’est-à-dire de sa communauté. Le gouvernement a travaillé sans relâche à se rendre lui-même superflu, voire complètement inefficace, impuissant et plutôt répugnant face à cette crise qui se construit lentement mais visiblement depuis un demi-siècle. Quelque chose d’ancien et d’épuisé claudique en coulisse, alors que quelque chose de nouveau se met en marche. N’êtes-vous pas heureux d’avoir assisté à tous ces débats ?

James Howard Kunstler

Traduit par Hervé, relu par Kira pour le Saker Francophone

1 - « How did you go bankrupt ?” Bill asked. “Two ways,” Mike said. “Gradually and then suddenly.”

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