Si je devais décrire la situation internationale actuelle en utilisant un seul mot, le mot « chaos » serait un choix assez décent – bien que ce ne soit pas le seul. Chaos en Ukraine, chaos au Venezuela, chaos partout où l’Empire est impliqué à quelque titre que ce soit et, bien sûr, chaos aux États-Unis. Mais vous ne le sauriez en écoutant les chefs qui parlent et d’autres « experts » qui remplissent à peu près la même fonction pour l’Empire que l’orchestre qui a exercé sur le Titanic : distraire le plus longtemps possible de la catastrophe qui se développe.
Préambule
J'ai décidé de me tourner vers l'expert incontesté de l'effondrement social et politique, Dmitry Orlov, que j'ai toujours admiré pour ses analyses très logiques, non idéologiques et comparatives sur l'effondrement de l'URSS et des États-Unis. Le fait que ses détracteurs doivent avoir recours à des attaques ad hominem grossières et, franchement stupides, me convainc encore que le point de vue de Dmitry doit être largement partagé. Dmitry a très gentiment accepté de répondre à mes questions de manière assez détaillée, ce dont je lui suis très reconnaissant. J'espère que vous trouverez cet entretien aussi intéressant que je l'ai trouvé moi-même.
The Saker
The Saker : Comment évalueriez-vous la situation actuelle en Ukraine en termes d’effondrement social, économique et politique ?
Dmitry Orlov : L’Ukraine n’a jamais été viable en tant qu’État indépendant et souverain ; on peut donc s’attendre à sa désintégration. La pertinence du concept d’effondrement repose sur l’existence d’une entité autonome, intacte et capable de s’effondrer, ce qui n’est absolument pas le cas avec l’Ukraine. Jamais au cours de son histoire, elle n’a été en mesure de rester une entité souveraine stable et autonome. Dès qu’elle a acquis son indépendance, elle est tombée. Tout comme les pays baltes – Estonie, Lettonie, Lituanie – elle avait atteint son apogée en matière de développement économique et social au moment même où l’URSS était sur le point de s’effondrer. Depuis, elle dégénère et perd sa population. Ainsi, le bon modèle pour en discuter n’est pas celui de l’effondrement soudain, mais celui de la dégénérescence et du déclin continus.
Le territoire de l’Ukraine a été uni par les bolcheviks, d’abord par Lénine, puis par Staline et ensuite par Khrouchtchev. C’est Lénine qui a intégré les régions orientales – Donetsk et Lougansk en particulier – qui faisaient auparavant partie de la Russie proprement dite. Staline a ensuite ajouté des terres occidentales, qui étaient à différentes époques, polonaises, austro-hongroises ou roumaines. Enfin, Khrouchtchev y a rajouté la Crimée russe, dans un geste inconstitutionnel à l’époque, aucun référendum public n’ayant eu lieu en Crimée pour se prononcer sur cette question, comme l’exigeait la constitution soviétique.
Avant cet effort bolchevique, le terme « Ukraina » n’était pas utilisé comme une désignation politique ou géographique à proprement parler. Le territoire était considéré comme une partie de la Russie, distingué du reste par un préfixe « Malo » (petit) et appelé « Malorossiya ». Le mot « ukraina » est simplement une forme archaïque du mot russe « okraina » (banlieue, terre frontalière). C’est pourquoi l’article définitif « le » est indispensable : l’Ukraine est littéralement « la banlieue de la Russie ». Les Soviétiques ont doté cette terre frontalière d’une identité imaginaire et ont forcé nombre de ses habitants à officiellement déclarer leur appartenance à la nationalité « ukrainienne », dans une tentative réussie d’obtenir un siège supplémentaire à l’ONU.
Cette identité politique était supposée être en rapport avec une identité ethnique ukrainienne, qui est elle-même une invention. L’ukrainien est une combinaison de dialectes de villages du sud de la Russie avec un peu de polonais ajouté pour parfumer. Les Russes trouvent cela enchanteur, ce qui le rend bien adapté aux chansons folkloriques. Mais cela n’a jamais eu beaucoup de mérite pratique et la langue de travail des Ukrainiens était toujours le russe. Même aujourd’hui, les nationalistes ukrainiens passent au russe si le sujet est suffisamment exigeant. Sur le plan religieux, la majorité de la population est, depuis des siècles, russe orthodoxe.
Au cours de mes conversations sur l’Ukraine avec de nombreux Ukrainiens au fil des ans, j’ai découvert une vérité choquante : contrairement aux Russes, les Ukrainiens semblent n’avoir aucune solidarité ethnique. Ce qui les lie, c’est leur expérience historique commune dans l’Empire russe, puis dans l’URSS, mais cet héritage historique est en train d’être effacé. Après l’effondrement de l’Union soviétique et l’indépendance de l’Ukraine, une campagne de négation des héritages soviétiques et russes a été menée, rendant obsolète cet héritage historique commun et l’a remplacé par une identité ukrainienne synthétique fondée sur une histoire falsifiée et étrangère à la majorité de la population. Cette fausse histoire séduit les collaborateurs nazis et tente de supprimer totalement le souvenir du rôle jadis très actif de l’Ukraine dans le large monde russe.
Nous avons donc un territoire essentiellement russophone, et historiquement essentiellement russe, où la plupart des gens parlent soit le russe – certains avec un accent – soit une sorte de patois ukrainien appelé Surzhik, qui a une sonorité ukrainienne mais qui contient principalement des mots russes – le chevauchement entre les deux langues est si grand qu’il est difficile de les délimiter. On dit que l’ukrainien correct est parlé dans l’ouest du pays, qui n’a jamais fait partie de l’empire russe, mais il s’agit d’un dialecte pratiquement incompréhensible dans le reste du pays.
En dépit de cette situation linguistique confuse, l’ukrainien a été imposé comme langue d’enseignement dans tout le pays. L’absence de manuels en ukrainien et le manque d’enseignants qualifiés pour enseigner en ukrainien ont fait chuter la qualité de l’enseignement public, donnant naissance à plusieurs générations d’Ukrainiens qui ne connaissent pas vraiment leur langue ukrainienne, ont peu appris le russe et parlent une sorte de demi-langue informelle. Plus récemment, des lois ont été adoptées qui limitent sévèrement l’utilisation du russe. Par exemple, les personnes qui n’ont jamais parlé un mot d’ukrainien sont désormais obligées de l’utiliser pour faire leurs emplettes ou obtenir des services gouvernementaux.
L’identité artificielle et synthétique de l’Ukraine est trop mince pour donner au pays un sens de soi ou un sens de son orientation. C’est une identité purement négative : l’Ukraine est celle qui n’est pas la Russie. Le trou dans la conscience publique qui en a résulté a été bouché en faisant un culte du cargo de l’intégration européenne : il a été annoncé que l’Ukraine laissait le monde russe derrière elle et rejoignait l’Union européenne et l’OTAN. Plus récemment, l’intention de rejoindre l’UE et l’OTAN a été inscrite directement dans la constitution ukrainienne. Entre-temps, il est clairement devenu évident que ni l’adhésion à l’UE ni à l’OTAN n’ont la moindre chance d’aboutir, étant devenues inutiles : l’UE a obtenu tout ce qu’elle voulait de l’Ukraine en l’obligeant à signer un accord d’association qui ne lui apporte rien en retour ; et le territoire ukrainien sert déjà de terrain de jeu pour les exercices d’entraînement militaire de l’OTAN.
Donc, en ce qui concerne l’effondrement social, il n’y a vraiment pas grand chose à discuter, car le terme « société ukrainienne » a très peu de fondement dans la réalité. Si nous abandonnons l’idée que l’Ukraine est un pays qui peut être viable si il est séparé de la Russie, que pouvons-nous dire de ses chances en tant que partie intégrante d’une Grande Russie ?
Ici, je dois faire une digression pour expliquer la différence entre un véritable empire et l’URSS. Un véritable empire fonctionne comme une pompe qui puise sa richesse dans ses possessions impériales, qu’elles soient outre-mer, comme dans le cas de l’Empire britannique, ou une partie de la périphérie, comme dans le cas de l’Empire russe. Ce dernier a hérité des traditions de l’empire mongol qui l’a précédé. Le terme mongol « tamga » était souvent utilisé pour indiquer le tribut annuel à recueillir auprès des régions nouvellement conquises à mesure que l’Empire russe s’étendait vers l’est. Beaucoup de ces tribus étaient auparavant des sujets mongols qui comprenaient la signification du terme.
Voici le point essentiel : l’URSS n’était pas du tout un empire normal. Au lieu de fonctionner comme une pompe pour transférer les richesses de la périphérie vers le centre impérial, elle fonctionnait comme un incubateur révolutionnaire, exploitant les ressources du noyau – la Russie – pour les exporter vers la périphérie afin de construire le socialisme, dans le but de fomenter une révolution communiste mondiale. Les divers groupes ethniques grossièrement sur-représentés parmi les bolcheviks venaient tous de la périphérie – le Pale juif ; la Biélorussie ; l’Ukraine ; le Caucase et les pays Baltes – et ils ne pensaient pas à sacrifier la Russie-mère sur l’autel de la révolution mondiale.
Leur zèle révolutionnaire était entravé par son manque total d’intérêt pratique. Lorsque cela a été reconnu, Léon Trotsky – le grand représentant de la révolution mondiale – a été exilé, puis assassiné. Plus tard, quand il est apparu clairement que, sans faire appel aux sentiments patriotiques russes, il était peu probable que la tâche de l’emporter sur l’Allemagne nazie aboutisse, Staline a réhabilité l’Église orthodoxe russe et a déployé d’autres efforts pour restaurer l’identité ethnique russe, auparavant décriée comme rétrograde et chauvine. Ce processus a également connu des revers importants : dans les années 1940, un groupe de dirigeants communistes de Leningrad a tenté de promouvoir les intérêts russes par le biais de la coopération régionale. Ils ont été purgés et soumis à une répression politique dans le cadre de ce que l’on a appelé « l’affaire de Leningrad ».
Heureusement, l’idée de la Russie en tant que base efficace de la révolution communiste mondiale n’a jamais été pleinement mise en œuvre. Cependant, la tendance à exploiter la Russie au profit de sa périphérie soviétique est restée intacte. Les plus importants dirigeants de l’URSS – Staline, Khrouchtchev et Brejnev – n’étaient pas russes ; Staline était géorgien alors que les deux derniers étaient ukrainiens. Toutes les autres républiques soviétiques avaient leurs propres organisations du parti communiste qui formaient les cadres à envoyer à Moscou, tandis que la Russie elle-même ne disposait pas d’une telle organisation. Le résultat inévitable a été que la plupart des autres républiques soviétiques ont pu absorber les ressources de la Russie, les rendant beaucoup plus prospères que la Russie elle-même.
Ainsi, l’image de l’URSS en tant qu’empire classique est tout simplement fausse. La bonne image mentale de l’URSS est celle d’une truie émaciée et prostrée, la Russie, allaitant quatorze gros porcelets gourmands – les autres républiques socialistes soviétiques. Malgré tous ses nombreux échecs, Boris Eltsine a eu raison : il a démantelé l’URSS – même s’il l’a fait d’une manière incompétente et plutôt proche de la trahison.
Si vous avez besoin d’une explication sur la raison pour laquelle la Russie est maintenant en train de renaître, de plus en plus prospère et capable d’investir des sommes énormes dans des systèmes d’armes hypersoniques et dans des infrastructures modernisées pour son peuple, voici la réponse : les quatorze porcelets ont été renvoyés à leurs propres affaires. Ce petit point de vue met évidemment à nu l’idiotie du « Grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski : sa théorie selon laquelle la Russie veut être un empire mais ne peut pas le faire sans l’Ukraine se brise avec la prise de conscience que la Russie n’est pas un empire depuis plus d’un siècle et n’a ni besoin ni désir de le devenir.
En tout cas, les empires de nos jours sont un peu rétros, vous savez, et ne sont d’aucune utilité, sauf comme moyen pour les Américains stupides d’aller jusqu’au bout de leur faillite. La Russie a besoin de partenaires commerciaux fiables, capables de subvenir à leurs besoins, et non de vassaux ingrats réclamant des dons. Le simple fait de rendre la Crimée conforme aux normes russes contemporaines, après 30 ans de négligence de la part de l’Ukraine, s’est avéré être une tâche monumentale. Quant au reste de l’Ukraine – oubliez ça !
Alors, armés de cette perspective, que pouvons-nous dire de l’Ukraine du point de vue de la Russie contemporaine ?
Tout d’abord, c’est un spectacle monstrueux, comme en témoigne le contenu des talk-shows russes dans lesquels les experts ukrainiens apparaissent comme des personnages de dessins animés clownesques et indestructibles : chaque fois que leurs arguments risibles en défense de l’Ukraine explosent, ils restent là un moment carbonisés et furieux, puis s’éclipsent et réapparaissent dans le prochain débat, frais comme des gardons. Ce spectacle grotesque a un certain mérite didactique : il aide le corps politique russe à développer de puissants anticorps contre l’hypocrisie occidentale, car c’est l’ingérence occidentale qui a fait de l’Ukraine contemporaine un désastre horrible. Mais c’était inévitable en un sens : privée de la tétine soviétique, l’Ukraine essaie de traire les États-Unis et l’Union européenne depuis maintenant trente ans et, à défaut, elle dévore ses entrailles.
Deuxièmement, l’Ukraine est une source importante d’immigrants, ayant perdu environ un tiers de sa population depuis l’indépendance. Une grande partie de sa population est qualifiée de russe : sur le plan linguistique, culturel et religieux, elle est parfaitement compatible avec la population russe. Les Ukrainiens constituent déjà le troisième groupe ethnique le plus peuplé de Russie – après les Russes et les Tatars – et la Russie a pu absorber les Ukrainiens qui se sont réfugiés chez elle ces dernières années. Alors que la population de l’Ukraine diminue, une sélection naturelle se produit. Ceux qui sont les plus compatibles avec le monde russe ont tendance à s’installer en Russie, les autres allant en Pologne et dans d’autres pays de l’UE.
Enfin, il y a beaucoup de fatigue en Russie sur le sujet ukrainien. C’est actuellement un point de discussion majeur en raison de la farce des élections présidentielles qui se déroulent dans ce pays, mais on entend de plus en plus la question : « Devons-nous continuer à en parler ? ». Il n’y a rien de positif à dire sur l’Ukraine, et les gens ont tendance à simplement hocher la tête et zapper sur une autre chaîne. Ainsi, ce qui reste de la perspective des Russes à propos de l’Ukraine est qu’elle est pénible à regarder et qu’ils préférèrent aller voir ailleurs.
Cependant, cela ne peut pas se passer comme ça. Pour de nombreuses raisons historiques, la Russie reste le plus grand partenaire commercial de l’Ukraine. Les économies russe et ukrainienne ont été conçues comme une unité reposant sur le même ensemble de plans, de normes et de réglementations. En dépit des efforts politiques concertés déployés par les dirigeants ukrainiens pour rompre ces liens, nombre d’entre eux sont restés obstinément en place faute de solutions de rechange. Dans le même temps, l’Ukraine fait très peu de choses dont l’Union européenne ou le reste du monde a besoin, et très peu de celles-ci sont conformes aux normes et aux réglementations volumineuses de l’UE. Plus précisément, l’UE n’a aucun intérêt pour les produits manufacturés ukrainiens et considère avant tout l’Ukraine comme une source de matières premières et de main-d’œuvre bon marché.
C’est la Russie qui fournit le combustible nucléaire nécessaire aux centrales nucléaires vieillissantes de l’Ukraine, apportant plus de la moitié de son électricité, tandis que le charbon russe – l’anthracite, en particulier – fournit une grande partie du reste. Mais, pour des raisons politiques, les responsables ukrainiens répugnent à admettre que le cordon ombilical qui relie l’Ukraine à la Russie ne peut être rompu. Par exemple, ils n’achètent pas de gaz naturel russe directement, mais à des intermédiaires au sein de l’UE, à un prix majoré ! Sur le papier, l’Ukraine importe du gaz à l’UE ; mais physiquement, les molécules de gaz provenant de Russie ne quittent jamais le territoire ukrainien ; elles sont simplement détournées pour un usage local.
Au moment de l’effondrement de l’URSS, l’Ukraine était sa partie la plus développée et peut-être même la plus riche, et certains s’attendaient à ce que, après s’être débarrassée du joug soviétique, son avenir soit tellement brillant qu’elle ne pourrait pas être contemplée sans lunettes de soleil. Elle disposait de ressources naturelles abondantes – terres fertiles, charbon – et d’une main-d’œuvre instruite. Elle a fabriqué de nombreux produits de haute technologie tels que des avions à réaction ; des moteurs diesels pour la marine ; des moteurs d’hélicoptères, de fusées et bien d’autres parmi les meilleurs au monde. Au lieu de cela, elle a vécu plusieurs décennies de pillages, de stagnation et de délabrement. À l’heure actuelle, l’Ukraine a perdu la plus grande partie de son industrie et l’infrastructure de l’ère soviétique s’est détériorée à un point tel qu’elle est en grande partie hors d’usage et sur le point de s’effondrer. L’industrie a cessé ses activités et les spécialistes ont pris leur retraite ou sont partis travailler en Russie, dans l’Union européenne ou aux États-Unis. Certains spécialistes des fusées se seraient apparemment rendus en Corée du Nord, ce qui explique les récents succès étonnants de la RPDC dans le domaine des fusées ainsi que son choix exotique et improbable de carburant : la diméthylhydrazine asymétrique.
The Saker : Qu’en est-il des républiques du Donbass ? Comment compareriez-vous la situation en Novorossie avec ce qui se passe en Ukraine ?
Dmitry Orlov : Le terme « Novorossiya » (Nouvelle Russie) remonte à plusieurs siècles, à l’époque où la Grande Catherine a élargi l’empire russe à la Crimée et à d’autres possessions du sud. Ce que Lénine a réaffecté à la République socialiste soviétique d’Ukraine était constitué de terres russes, les régions de Donetsk et de Lougansk.
Il existe plusieurs autres régions ukrainiennes presque entièrement russes – Kharkov et Odessa en particulier – mais Donetsk et Lougansk ne sont pas du tout ukrainiennes. C’est pourquoi, après le renversement du gouvernement en 2014, lorsqu’il est devenu évident que les nationalistes ukrainiens qui s’étaient emparés du pouvoir à Kiev voulaient opprimer la partie russe de la population, ces deux régions ont décidé de se défendre elles-mêmes. Les nationalistes ukrainiens ont réagi en lançant une guerre civile, qui a commencé il y a exactement cinq ans et qu’ils ont perdue. Pour sauver la face, ils ont déclaré que leur défaite était le résultat d’une « invasion russe », mais ils n’ont pas été en mesure de le prouver. Si les Russes avaient envahi les lieux, le résultat aurait été une répétition de son action en Géorgie en août 2008, elle aurait duré environ une semaine.
Les Ukrainiens continuent de tirer des missiles sur les territoires de Donetsk et de Lougansk, faisant des victimes sporadiques parmi les civils. De temps en temps, ils organisent des escarmouches mineures, subissent des pertes et se retirent. Mais surtout, leur « Opération antiterroriste » – c’est ainsi qu’ils appellent cette guerre civile – s’est transformée en une initiative de propagande, les mythiques « envahisseurs russes » étant invoqués à chaque fois pour expliquer leur série de défaites par ailleurs inexplicables à leurs yeux.
Après un certain effort pour former les Ukrainiens, les instructeurs de l’OTAN ont abandonné. Ceux-là se sont simplement moqués d’eux, car il était clair, à leurs yeux, que les instructeurs ne savaient pas du tout se battre. Il a ensuite été décidé de mettre de côté la « feuille de route » de l’inclusion de l’Ukraine au sein de l’OTAN, car les Ukrainiens sont trop fous et agités pour rester en place dans une structure sédentaire. Les entraîneurs ont ensuite été remplacés par des types de la CIA qui ont simplement collecté des informations sur la manière de mener une guerre au sol de haute intensité sans soutien aérien, ce qu’aucune force de l’OTAN ne pourrait envisager de faire. Dans de telles conditions, les forces de l’OTAN se retireraient automatiquement ou, à défaut, se rendraient.
Dans le même temps, les deux régions orientales, très développées sur le plan économique et dotées de nombreuses industries, s’intègrent de plus en plus étroitement à l’économie russe. Leurs universités et instituts sont maintenant pleinement accrédités dans le système d’enseignement supérieur russe. Leur monnaie est le rouble. Bien qu’elles soient toujours reconnues comme parties de l’Ukraine sur le plan international il est très important de noter que l’Ukraine ne les traite pas comme telles.
Le gouvernement ukrainien ne considère pas les citoyens de Donetsk et de Lougansk comme des citoyens : il ne paie pas leurs pensions, il ne reconnaît pas leur droit de vote et ne leur fournit pas de passeport. Il revendique le territoire de Donetsk et de Lougansk, mais pas les personnes qui y résident. Reste le fait que le génocide et le nettoyage ethnique sont généralement désapprouvés par la communauté internationale, mais une exception est faite à cause de la russophobie : les Russes vivant à Donetsk et à Lougansk ont été qualifiés de « pro-russes » et sont donc devenus des cibles légitimes…
La Russie résiste aux appels à reconnaître officiellement ces deux républiques populaires ou à fournir un soutien militaire manifeste – des armes et des volontaires circulent sans entrave depuis la Russie, bien que le flux de volontaires se soit ralenti. Selon une perspective purement cynique, cette petite guerre est utile à la Russie. Si, à l’avenir, l’Ukraine échoue complètement et se fragmente, comme cela semble devoir être le cas, et si certains de ces fragments – qui pourraient théoriquement inclure non seulement les régions de Donetsk et de Lougansk, mais aussi celles de Kharkov, Odessa et Dniepropetrovsk – demandent à nouveau à rejoindre la Russie, la Russie serait confrontée à un grave problème.
Vous voyez, au cours des trente dernières années, la plupart des Ukrainiens se sont contentés de boire de la bière et de regarder la télévision alors que leur pays était pillé. Ils ne voyaient aucun problème à sortir pour manifester et protester à condition d’être payés pour le faire. Ils ont voté pour qui les payait. La disparition de l’industrie ukrainienne n’a pas posé de problème tant qu’ils pouvaient travailler à l’étranger et envoyer de l’argent à leur famille. Ils ne sont pas furieux ni même embarrassés par le fait que leur pays est à peu de chose près dirigé par l’ambassade des États-Unis à Kiev. Parmi les seuls passionnés il y a les nazis qui défilent avec des torches et arborent des insignes hitlériens. En bref, ces types ne sont pas le genre de personnes avec lesquelles un pays qui se respecte voudrait avoir quelque rapport, sans même parler de les absorber en masse, car cela aurait pour effet de démoraliser toute la population.
Mais les habitants de Donetsk et de Lougansk ne sont pas du tout comme cela. Ces mineurs, ouvriers et chauffeurs de taxi passent des jours et des nuits dans les tranchées, résistent à l’une des plus grosses armées d’Europe et luttent pour chaque mètre carré de leur sol. Si l’Ukraine doit renaître sous une forme jugée acceptable par la Russie, ce sont ces personnes-là qui peuvent former la culture de base au départ. Elles doivent gagner, et elles doivent gagner sans aucune aide de l’armée russe – qui peut écraser l’armée ukrainienne comme une punaise, mais pour quel intérêt ? Ainsi, la Russie fournit une aide humanitaire, des opportunités commerciales, des armes et des volontaires, et attend son heure, car la création d’une nouvelle Ukraine viable à partir de l’ancienne Ukraine est un processus qui prendra beaucoup de temps.
The Saker : Que pensez-vous du premier tour des élections présidentielles en Ukraine ?
Dmitry Orlov : Le premier tour des élections était une fraude pure et simple. L’exercice avait pour objectif de permettre au président Porochenko de participer au second tour. Cela a été fait en falsifiant autant de votes que nécessaire. Dans un grand nombre de circonscriptions, le taux de participation était exactement de 100% au lieu des 60% habituels et comptait les votes des personnes qui avaient déménagé, étaient décédées ou avaient émigré. Tous ces faux votes sont allés à Porochenko, lui permettant ainsi de se qualifier au second tour.
Maintenant, la lutte se joue entre Porochenko et un comédien du nom de Vladimir Zelensky. La seule différence entre Porochenko et Zelensky, ou l’une des trente autres personnes qui ont participé au vote, est que Porochenko a déjà volé ses milliards alors que les candidats n’ont pas encore eu l’occasion de le faire, la seule raison de se porter candidat à la présidence, ou à n’importe quelle fonction élective en Ukraine, étant de se mettre en position de faire un important pillage.
Donc, il y a une raison objective de préférer Zelensky à Porochenko : Porochenko est un voleur patenté alors que Zelensky n’en est pas encore un, mais il faut bien comprendre que cette différence commencera à s’équilibrer à compter de l’inauguration de Zelensky. En fait, les élites de Kiev sont actuellement très satisfaites de leur plan ingénieux consistant à vendre toutes les terres de l’Ukraine à des investisseurs étrangers – empochant sans aucun doute de plantureuses « commissions ».
Les programmes des trente et plus candidats étaient identiques, mais cela ne fait aucune différence dans un pays qui a renoncé à sa souveraineté. En termes de relations extérieures et de considérations stratégiques, l’Ukraine est dirigée par l’ambassade des États-Unis à Kiev. En termes de fonctionnement interne, la principale prérogative de tous les dirigeants, y compris le président, est le pillage. Leur idée est de prendre la galette et de fuir le pays avant que tout n’explose.
Il reste à voir si le deuxième tour des élections sera également une fraude pure et simple et ce qui en résultera. Il existe de nombreuses alternatives, mais aucune d’entre elles ne ressemble à un exercice de démocratie. Certes, et même dans ce cas, on entend par « démocratie », la simple capacité d’exécuter les ordres émanant de Washington ; sans cela, l’Ukraine deviendrait un « régime autoritaire » ou une « dictature » et serait sujette à un « changement de régime ». Mais à part cela, rien ne compte.
Les machinations des « démocrates » ukrainiens m’intéressent autant que la vie sexuelle de rats d’égouts, mais, par souci d’exhaustivité, permettez-moi de vous en décrire le déroulement. Porochenko a entamé le second tour par une fraude flagrante, car la perte de cette élection transformerait instantanément son statut dans la chaîne alimentaire politique ukrainienne, le faisant passer de prédateur à proie. Cependant, il n’était pas trop subtil dans cette affaire, il y a de nombreuses preuves de sa tricherie, et la concurrente qu’il a écartée, Yulia Timoshenko, pourrait théoriquement contester le résultat devant un tribunal et l’emporter. Ce serait l’invalidation de toute l’élection et ça laisserait Porochenko en charge jusqu’à la prochaine. Faites mousser, rincez, répétez.
Une autre option serait pour Porochenko de truander le second tour – de manière encore plus sévère, car cette fois, il est en retard de plus de 30% – auquel cas Zelensky pourrait théoriquement contester le résultat devant les tribunaux. Cela invaliderait toute l’élection et laisserait Porochenko au pouvoir jusqu’à la prochaine. Faites mousser, rincez, répétez. Ça vous excite encore ?
Cela n’a aucune importance, car nous ne savons pas lequel des deux est le choix du Département d’État américain. Selon la personne choisie et quels que soient les résultats d’élections ou de poursuites judiciaires, une botte géante viendra du ciel et marchera sur la tête du mal choisi. Bien sûr, tout sera fait pour sembler hautement démocratique, pour le plaisir des apparences. Les dirigeants de l’UE vont s’obliger à des applaudissements de circonstance, tout en ravalant leur envie de vomir, et le monde ira de l’avant.
The Saker : Où se dirige, selon vous, l’Ukraine ? Quelle est votre meilleure « estimation » de ce qui se passera dans le futur à court et moyen terme ?
Dmitry Orlov : Je pense que nous serons soumis à encore plus de la même chose, même si certaines choses ne peuvent pas durer éternellement, et donc ne dureront pas. Le plus inquiétant est que les centrales nucléaires de l’ère soviétique, qui fournissent actuellement la majeure partie de l’électricité en Ukraine, approchent de leur fin de vie utile et qu’il n’y a pas d’argent pour les remplacer. Par conséquent, nous devrions nous attendre à ce que la plupart du pays sombre dans l’obscurité. De même, le gazoduc qui fournit actuellement du gaz russe à l’Ukraine et à une grande partie de l’UE est à bout de souffle et prêt à être mis hors service, tandis que de nouveaux gazoducs traversant la mer Baltique et la mer Noire sont sur le point de le remplacer. Après cela, l’Ukraine perdra également l’accès au gaz naturel russe.
Si les Ukrainiens continuent à subir sans condition, tout en rêvant d’une adhésion à l’UE/à l’OTAN, le pays se dépeuplera, la terre sera vendue à l’agroalimentaire occidental et deviendra une sorte de no-mans-land agricole gardé par les troupes de l’OTAN. Mais cette sorte de transition en douceur risque d’être difficile à orchestrer pour l’UE et les Américains. L’Ukraine est assez fortement militarisée, regorge d’armes, elle est pleine de personnes qui ont circulé sur les lignes de front dans le Donbass et savent se battre, et elles peuvent décider de le faire à un moment ou à un autre. Il faut se rappeler que les Ukrainiens, malgré le déclin des trente dernières années, ont encore l’esprit combatif des Russes et qu’ils se battront comme des Russes – jusqu’à la victoire ou jusqu’à la mort. Les techniciens militaires de l’OTAN, de genre ambivalent homme/femme, ne voudraient pas du tout leur faire obstacle.
De plus, le rêve d’une Ukraine dépeuplée devenant un terrain de jeu pour l’agroalimentaire occidental pourrait être quelque peu gêné par le fait que les Russes ont une vision très sombre des OGM occidentaux et n’aimeraient pas que du pollen contaminé passe leur frontière ouest. Ils trouveraient sans aucun doute et à moindre effort un moyen de rendre la tentative d’agroalimentaire occidentale en Ukraine non rentable. Orchestrer une fuite de rayonnement, petite mais très médiatisée, provenant d’une des anciennes centrales nucléaires ukrainiennes fonctionnerait probablement. Assez bizarrement, les Occidentaux ne sont pas gênés de s’empoisonner avec du glyphosphate, mais ont une peur mortelle de la moindre radiation ionisante.
The Saker : Qu’en est-il de l’UE et de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ? Où va l’UE à votre avis ?
Dmitry Orlov : L’UE a un certain nombre de problèmes majeurs. Elle n’est pas budgétairement et financièrement saine. Dans son ensemble, ou en tant que nations qui la composent, elle n’est plus capable d’exercer sa pleine souveraineté après l’avoir cédée aux États-Unis. Mais les États-Unis ne sont plus en mesure de garder le contrôle, car ils sont en conflit interne au point de devenir incohérents dans leurs déclarations. Globalement, la structure ressemble à une poupée russe (matryoshka). Vous avez les États-Unis, comme une sorte de coque extérieure fissurée. À l’intérieur de celle-ci se trouve l’OTAN, une force d’occupation occupant une grande partie de l’Europe jusqu’à la frontière russe. C’est inutile contre la Russie, mais cela peut constituer une menace crédible de violence répressive contre les populations occupées. L’UE, dernière poupée, se trouve à l’intérieur de l’OTAN : une tribune politique ainsi qu’une bureaucratie tentaculaire qui vomit des tonnes de directives et de recommandations.
Comme aucune de ces superstructures politico-militaires n’est en réalité structurée sans l’ingrédient clé de l’hégémonie américaine, nous ne devrions pas nous attendre à ce qu’elle se comporte particulièrement bien. Elle continuera comme lieu de discussion pendant que divers gouvernements nationaux tenteront de récupérer leur souveraineté. Les électeurs référendaires britanniques ont certainement essayé de pousser leur gouvernement dans cette direction et, en réponse, leur gouvernement a expérimenté diverses méthodes dilatoires de contournement en se faisant passer pour mort, mais un gouvernement différent pourrait en réalité essayer d’exécuter la volonté du peuple. En revanche, les gouvernements hongrois et italien ont fait des progrès dans le domaine de la réaffirmation de leur souveraineté, avec le soutien du public.
Mais rien n’est encore vraiment arrivé. Une fois que l’élite politique d’un pays a été complètement émasculée par la reddition de sa souveraineté nationale, il lui faut un peu de temps pour renaître et se mettre à poser une menace crédible aux intérêts transnationaux. Même en Russie, il a fallu près de dix ans pour contrecarrer le pouvoir politique et l’influence de l’oligarchie. Nous pouvons voir que l’empire s’affaiblit et que certains pays commencent à rechigner à être des vassaux, mais rien de définitif n’est encore arrivé.
Ce qui pourrait accélérer les choses, c’est que l’UE, avec les États-Unis, semble se diriger vers une récession/dépression. Cela aura pour effet de contraindre tous les travailleurs d’Europe de l’Est travaillant dans l’Ouest à rentrer chez eux. Un autre effet serait que les subventions de l’UE à ses récentes acquisitions dans l’Est – la Pologne et les pays baltes en particulier – diminuent considérablement ou disparaissent complètement. L’afflux de migrants économiques de retour au pays, ainsi que le manque de soutien financier sont susceptibles d’entraîner la disparition de certaines élites nationales qui se régalent des largesses occidentales en échange d’un peu de russophobie.
Nous pouvons imaginer que cette vague importante d’êtres humains, chassés de l’Europe occidentale, se dirigera vers l’est, se heurtera à la Grande Muraille de Russie et refluera à l’ouest, mais alors équipée d’armes ukrainiennes, de savoir-faire et de divertissantes pensées de pillage plutôt que d’emploi. Là-bas, ils se disputeront avec les nouveaux arrivants du Moyen-Orient et d’Afrique tandis que les autochtones rentreront se coucher, espérant le meilleur, en réfléchissant à de nouvelles idées sur la neutralité de genre et autres causes louables.
Ces anciennes nations européennes vieillissent toutes, non seulement en termes de démographie, mais également en fonction de la durée maximale que la nature attribue à une ethnie donnée. Les ethnies (pluriel d’ethnos) ne durent généralement que mille ans et, à la fin de leur cycle de vie, elles ont tendance à présenter certaines traits révélateurs : elles cessent de se reproduire suffisamment, deviennent sexuellement dépravées et généralement décadentes. Ces tendances sont déjà en pleine lumière. Voici un exemple particulièrement absurde : les actes de naissance français ne contiennent plus de cases pour père et mère, mais pour parent 1 et parent 2. Peut-être que les barbares envahisseurs verront cela et mourront de rire ; mais si ce n’est pas le cas ?
Ne pouvant plus se battre, ces ethnies épuisées ont tendance à être facilement envahies par les barbares, demandant alors pitié. En s’appuyant sur l’exemple de la fin de l’Empire romain et sur des exemples similaires de l’histoire de la Chine et de la Perse, leur accorder miséricorde est l’une des pires erreurs qu’un barbare puisse commettre : il en résulte un groupe de barbares sexuellement dépravés et généralement décadents… qui sera facilement envahi et massacré par le prochain groupe de barbares.
Il est impossible de prédire ce qui va déclencher l’ethnogenèse d’Europe occidentale, mais nous pouvons être sûrs qu’une souche mutante de fanatiques arrivera sur les lieux, avec un instinct de conservation très relatif, mais avec une soif inextinguible de chaos, de gloire et de mort, et alors la course repartira encore.
The Saker : Que se passera-t-il une fois que Nord Stream II sera terminé ? Où va l’Europe, surtout dans ses relations avec les États-Unis et la Russie ?
Dmitry Orlov : Les nouveaux gazoducs sous la Baltique et la Mer Noire seront achevés, ainsi que la deuxième installation de GNL à Sabetta, et la Russie continuera à fournir du gaz naturel à l’Europe et à l’Asie. Je soupçonne que l’extravagance de la fracturation hydraulique aux États-Unis entre dans sa phase finale et que le rêve d’exportation de GNL à grande échelle vers l’Europe ne se concrétisera jamais.
Les nations européennes se rendront progressivement compte que leurs relations avec la Russie sont essentiellement bénéfiques, tandis que leurs relations avec les États-Unis sont principalement nuisibles et elles procéderont à certains ajustements. L’Ukraine, une fois son réseau de gazoducs décrépi et irréparable, continuera à importer du gaz naturel d’Europe. Ce n’est qu’alors que les molécules de gaz lui seront acheminées de l’ouest plutôt que de l’est.
The Saker : Comment voyez-vous le climat politique en Russie ? J’entends souvent dire que même si Poutine et la politique étrangère du Kremlin jouissent d’un soutien considérable, la réforme des retraites a vraiment fait mal à Poutine et qu’il existe désormais une « opposition patriotique » interne – par opposition à un système payé et acheté par la CIA & Co – qui devient de plus en plus bruyante. Est-ce vrai ?
Dimitry Orlov : Il est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de débats en Russie sur la politique étrangère. La popularité de Poutine a quelque peu décliné, même s’il est toujours beaucoup plus populaire que n’importe quel dirigeant national occidental. La réforme des retraites lui a fait un peu de tort, mais il s’est rétabli en adoptant une série de mesures destinées à faciliter la transition. En particulier, tous les avantages dont bénéficient actuellement les retraités, tels que la réduction des frais de transport en commun et des impôts fonciers, seront étendus à ceux qui approchent de l’âge de la retraite.
Il apparaît clairement que, bien qu’il soit toujours très actif dans la politique intérieure et internationale, Poutine se prépare à prendre sa retraite. Son effort principal en politique intérieure semble être de maintenir une discipline très stricte au sein du gouvernement pour faire avancer sa liste de priorités. La manière dont il entend effectuer la transition vers l’ère post-Poutine reste un mystère, mais ce qui s’est passé récemment au Kazakhstan peut offrir certains indices. Si tel est le cas, nous devrions nous attendre à un fort accent mis sur la continuité, Poutine gardant une certaine mesure de contrôle sur la politique nationale en tant qu’homme d’État senior.
Mais le changement le plus significatif dans la politique russe est de loin la mise en place d’une nouvelle génération de dirigeants régionaux. Un grand nombre de gouvernorats ont été attribués à de jeunes cadres ambitieux susceptibles de devenir des administrateurs nationaux. Ils appartiennent à une nouvelle génération de politiciens de carrière très professionnels dotés de compétences managériales modernes. Entre-temps, un nettoyage en profondeur des rangs a eu lieu, certains hauts fonctionnaires ont été emprisonnés pour corruption. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est que certains de ces nouveaux dirigeants régionaux sont maintenant aussi populaires ou plus populaires que Poutine. La malédiction de la gérontocratie, qui condamna l’expérience soviétique et qui afflige désormais l’establishment aux États-Unis, ne menace plus la Russie.
The Saker : Vous avez récemment écrit un article intitulé « La nef des fous prend-elle l’eau ? », dans lequel vous discutez du niveau élevé de stupidité dans la politique américaine moderne ? J’ai une question simple pour vous : pensez-vous que l’Empire peut survivre à Trump et, si oui, pour combien de temps ?
Dmitry Orlov : Je pense que l’empire américain est déjà largement terminé, mais il n’a pas encore été soumis à un stress-test sérieux, et personne ne se rend compte que c’est le cas. Quelque chose se produira qui laissera le centre du pouvoir complètement humilié, incapable d’accepter cette humiliation et de faire des ajustements. Les choses vont se détériorer à partir de là, car tous les membres du gouvernement font de leur mieux, dans les médias, pour prétendre que le problème n’existe pas. J’espère que le personnel militaire américain actuellement dispersé sur toute la planète ne sera pas simplement abandonné à son sort une fois que l’argent sera épuisé, mais je ne serais pas trop surpris que ce soit le cas.
The Saker : Enfin, une question similaire mais fondamentalement différente : les États-Unis – par opposition à l’Empire – peuvent-ils survivre à Trump et, dans l’affirmative, comment ? Y aura-t-il une guerre civile ? Un coup militaire ? Une insurrection ? Des grèves ? Une version américaine des gilets jaunes ?
Dmitry Orlov : Les États-Unis, en tant qu’ensemble d’institutions servant les intérêts d’un nombre réduit de personnes, continueront probablement à fonctionner pendant un certain temps. La question est : qui sera inclus et qui ne le sera pas ? Il ne fait guère de doute que les retraités, en tant que catégorie, n’ont rien à attendre des États-Unis : leur retraite, qu’elle soit publique ou privée, a déjà été dépensée. Il ne fait aucun doute que les jeunes, qui ont déjà été saignés par des perspectives d’emploi médiocres et des prêts étudiants grotesques, n’ont rien à espérer non plus.
Mais, comme je l’ai déjà dit, les États-Unis ne sont pas un pays mais un country club. Les membres ont leurs privilèges et se moquent bien de la vie de ceux qui sont dans le pays mais ne sont pas membres du club. Les récentes initiatives visant à laisser entrer tous les citoyens et à permettre aux non-citoyens de voter démontrent amplement que la citoyenneté américaine en soi ne compte absolument pour rien. Le seul droit de naissance d’un citoyen américain est de vivre comme un clodo dans la rue, entouré par d’autres clodos, dont beaucoup sont des étrangers venant de pays ce que Trump a qualifié de « pays trous à rats ».
Il sera intéressant de voir comment le public et les fonctionnaires, en tant que groupe, réagiront à la constatation que les retraites promises n’existent plus ; peut-être que cela fera basculer tout le système dans la mort. Et une fois que la bulle de la fracturation hydraulique sera crevée et qu’un autre tiers de la population découvrira qu’elle n’a plus les moyens de conduire, cela pourrait aussi forcer une sorte de réinitialisation. Mais alors tout le système de police militarisé est conçu pour écraser toute sorte de rébellion, et la plupart des gens le savent. Étant donné le choix entre la mort certaine et la drogue, la plupart des gens choisiront cette dernière solution.
Et ainsi, Trump ou pas Trump, nous allons avoir encore plus de choses identiques : des jeunes spécialistes brillants en technologies de l’information, en trottinette, sifflant dans la rue, passant devant des tas de quasi-cadavres humains baignant dans leurs excréments ; des femmes au foyer botoxées achetant des produits bio contrefaits tandis que des personnes affamées à l’arrière du magasin fouillent dans les bennes à ordures ; des citoyens inquiets exigeant que les migrants soient autorisés à venir, puis appelant les flics dès que ceux-ci installent des tentes sur leur pelouse ou sonnent à la porte et demandent à utiliser les toilettes ; les vieux couples aisés, qui rêvent de se rendre dans une résidence tropicale pour gringo, dans une mangrove où ils seront débités à la machette et jetés comme nourriture aux poissons ; et tous croyant que les choses sont merveilleuses parce que le marché boursier se porte si bien.
À ce rythme, quand la fin des USA arrivera, la plupart des gens ne seront pas en mesure de le remarquer tandis que les autres ne seront pas capables de supporter ce genre d’informations bouleversantes et choisiront de les ignorer. Tout le monde veut savoir comment se terminera l’histoire, mais ce type d’information n’est probablement pas bon pour la santé mentale de qui que ce soit. Le climat mental aux États-Unis est déjà assez malade. Pourquoi devrions-nous vouloir le rendre pire ?
Le Saker : Dmitry, merci beaucoup pour votre temps et pour cet entretien des plus intéressants !
The Saker : Comment évalueriez-vous la situation actuelle en Ukraine en termes d’effondrement social, économique et politique ?
Dmitry Orlov : L’Ukraine n’a jamais été viable en tant qu’État indépendant et souverain ; on peut donc s’attendre à sa désintégration. La pertinence du concept d’effondrement repose sur l’existence d’une entité autonome, intacte et capable de s’effondrer, ce qui n’est absolument pas le cas avec l’Ukraine. Jamais au cours de son histoire, elle n’a été en mesure de rester une entité souveraine stable et autonome. Dès qu’elle a acquis son indépendance, elle est tombée. Tout comme les pays baltes – Estonie, Lettonie, Lituanie – elle avait atteint son apogée en matière de développement économique et social au moment même où l’URSS était sur le point de s’effondrer. Depuis, elle dégénère et perd sa population. Ainsi, le bon modèle pour en discuter n’est pas celui de l’effondrement soudain, mais celui de la dégénérescence et du déclin continus.
Le territoire de l’Ukraine a été uni par les bolcheviks, d’abord par Lénine, puis par Staline et ensuite par Khrouchtchev. C’est Lénine qui a intégré les régions orientales – Donetsk et Lougansk en particulier – qui faisaient auparavant partie de la Russie proprement dite. Staline a ensuite ajouté des terres occidentales, qui étaient à différentes époques, polonaises, austro-hongroises ou roumaines. Enfin, Khrouchtchev y a rajouté la Crimée russe, dans un geste inconstitutionnel à l’époque, aucun référendum public n’ayant eu lieu en Crimée pour se prononcer sur cette question, comme l’exigeait la constitution soviétique.
Avant cet effort bolchevique, le terme « Ukraina » n’était pas utilisé comme une désignation politique ou géographique à proprement parler. Le territoire était considéré comme une partie de la Russie, distingué du reste par un préfixe « Malo » (petit) et appelé « Malorossiya ». Le mot « ukraina » est simplement une forme archaïque du mot russe « okraina » (banlieue, terre frontalière). C’est pourquoi l’article définitif « le » est indispensable : l’Ukraine est littéralement « la banlieue de la Russie ». Les Soviétiques ont doté cette terre frontalière d’une identité imaginaire et ont forcé nombre de ses habitants à officiellement déclarer leur appartenance à la nationalité « ukrainienne », dans une tentative réussie d’obtenir un siège supplémentaire à l’ONU.
Cette identité politique était supposée être en rapport avec une identité ethnique ukrainienne, qui est elle-même une invention. L’ukrainien est une combinaison de dialectes de villages du sud de la Russie avec un peu de polonais ajouté pour parfumer. Les Russes trouvent cela enchanteur, ce qui le rend bien adapté aux chansons folkloriques. Mais cela n’a jamais eu beaucoup de mérite pratique et la langue de travail des Ukrainiens était toujours le russe. Même aujourd’hui, les nationalistes ukrainiens passent au russe si le sujet est suffisamment exigeant. Sur le plan religieux, la majorité de la population est, depuis des siècles, russe orthodoxe.
Au cours de mes conversations sur l’Ukraine avec de nombreux Ukrainiens au fil des ans, j’ai découvert une vérité choquante : contrairement aux Russes, les Ukrainiens semblent n’avoir aucune solidarité ethnique. Ce qui les lie, c’est leur expérience historique commune dans l’Empire russe, puis dans l’URSS, mais cet héritage historique est en train d’être effacé. Après l’effondrement de l’Union soviétique et l’indépendance de l’Ukraine, une campagne de négation des héritages soviétiques et russes a été menée, rendant obsolète cet héritage historique commun et l’a remplacé par une identité ukrainienne synthétique fondée sur une histoire falsifiée et étrangère à la majorité de la population. Cette fausse histoire séduit les collaborateurs nazis et tente de supprimer totalement le souvenir du rôle jadis très actif de l’Ukraine dans le large monde russe.
Nous avons donc un territoire essentiellement russophone, et historiquement essentiellement russe, où la plupart des gens parlent soit le russe – certains avec un accent – soit une sorte de patois ukrainien appelé Surzhik, qui a une sonorité ukrainienne mais qui contient principalement des mots russes – le chevauchement entre les deux langues est si grand qu’il est difficile de les délimiter. On dit que l’ukrainien correct est parlé dans l’ouest du pays, qui n’a jamais fait partie de l’empire russe, mais il s’agit d’un dialecte pratiquement incompréhensible dans le reste du pays.
En dépit de cette situation linguistique confuse, l’ukrainien a été imposé comme langue d’enseignement dans tout le pays. L’absence de manuels en ukrainien et le manque d’enseignants qualifiés pour enseigner en ukrainien ont fait chuter la qualité de l’enseignement public, donnant naissance à plusieurs générations d’Ukrainiens qui ne connaissent pas vraiment leur langue ukrainienne, ont peu appris le russe et parlent une sorte de demi-langue informelle. Plus récemment, des lois ont été adoptées qui limitent sévèrement l’utilisation du russe. Par exemple, les personnes qui n’ont jamais parlé un mot d’ukrainien sont désormais obligées de l’utiliser pour faire leurs emplettes ou obtenir des services gouvernementaux.
L’identité artificielle et synthétique de l’Ukraine est trop mince pour donner au pays un sens de soi ou un sens de son orientation. C’est une identité purement négative : l’Ukraine est celle qui n’est pas la Russie. Le trou dans la conscience publique qui en a résulté a été bouché en faisant un culte du cargo de l’intégration européenne : il a été annoncé que l’Ukraine laissait le monde russe derrière elle et rejoignait l’Union européenne et l’OTAN. Plus récemment, l’intention de rejoindre l’UE et l’OTAN a été inscrite directement dans la constitution ukrainienne. Entre-temps, il est clairement devenu évident que ni l’adhésion à l’UE ni à l’OTAN n’ont la moindre chance d’aboutir, étant devenues inutiles : l’UE a obtenu tout ce qu’elle voulait de l’Ukraine en l’obligeant à signer un accord d’association qui ne lui apporte rien en retour ; et le territoire ukrainien sert déjà de terrain de jeu pour les exercices d’entraînement militaire de l’OTAN.
Donc, en ce qui concerne l’effondrement social, il n’y a vraiment pas grand chose à discuter, car le terme « société ukrainienne » a très peu de fondement dans la réalité. Si nous abandonnons l’idée que l’Ukraine est un pays qui peut être viable si il est séparé de la Russie, que pouvons-nous dire de ses chances en tant que partie intégrante d’une Grande Russie ?
Ici, je dois faire une digression pour expliquer la différence entre un véritable empire et l’URSS. Un véritable empire fonctionne comme une pompe qui puise sa richesse dans ses possessions impériales, qu’elles soient outre-mer, comme dans le cas de l’Empire britannique, ou une partie de la périphérie, comme dans le cas de l’Empire russe. Ce dernier a hérité des traditions de l’empire mongol qui l’a précédé. Le terme mongol « tamga » était souvent utilisé pour indiquer le tribut annuel à recueillir auprès des régions nouvellement conquises à mesure que l’Empire russe s’étendait vers l’est. Beaucoup de ces tribus étaient auparavant des sujets mongols qui comprenaient la signification du terme.
Voici le point essentiel : l’URSS n’était pas du tout un empire normal. Au lieu de fonctionner comme une pompe pour transférer les richesses de la périphérie vers le centre impérial, elle fonctionnait comme un incubateur révolutionnaire, exploitant les ressources du noyau – la Russie – pour les exporter vers la périphérie afin de construire le socialisme, dans le but de fomenter une révolution communiste mondiale. Les divers groupes ethniques grossièrement sur-représentés parmi les bolcheviks venaient tous de la périphérie – le Pale juif ; la Biélorussie ; l’Ukraine ; le Caucase et les pays Baltes – et ils ne pensaient pas à sacrifier la Russie-mère sur l’autel de la révolution mondiale.
Leur zèle révolutionnaire était entravé par son manque total d’intérêt pratique. Lorsque cela a été reconnu, Léon Trotsky – le grand représentant de la révolution mondiale – a été exilé, puis assassiné. Plus tard, quand il est apparu clairement que, sans faire appel aux sentiments patriotiques russes, il était peu probable que la tâche de l’emporter sur l’Allemagne nazie aboutisse, Staline a réhabilité l’Église orthodoxe russe et a déployé d’autres efforts pour restaurer l’identité ethnique russe, auparavant décriée comme rétrograde et chauvine. Ce processus a également connu des revers importants : dans les années 1940, un groupe de dirigeants communistes de Leningrad a tenté de promouvoir les intérêts russes par le biais de la coopération régionale. Ils ont été purgés et soumis à une répression politique dans le cadre de ce que l’on a appelé « l’affaire de Leningrad ».
Heureusement, l’idée de la Russie en tant que base efficace de la révolution communiste mondiale n’a jamais été pleinement mise en œuvre. Cependant, la tendance à exploiter la Russie au profit de sa périphérie soviétique est restée intacte. Les plus importants dirigeants de l’URSS – Staline, Khrouchtchev et Brejnev – n’étaient pas russes ; Staline était géorgien alors que les deux derniers étaient ukrainiens. Toutes les autres républiques soviétiques avaient leurs propres organisations du parti communiste qui formaient les cadres à envoyer à Moscou, tandis que la Russie elle-même ne disposait pas d’une telle organisation. Le résultat inévitable a été que la plupart des autres républiques soviétiques ont pu absorber les ressources de la Russie, les rendant beaucoup plus prospères que la Russie elle-même.
Ainsi, l’image de l’URSS en tant qu’empire classique est tout simplement fausse. La bonne image mentale de l’URSS est celle d’une truie émaciée et prostrée, la Russie, allaitant quatorze gros porcelets gourmands – les autres républiques socialistes soviétiques. Malgré tous ses nombreux échecs, Boris Eltsine a eu raison : il a démantelé l’URSS – même s’il l’a fait d’une manière incompétente et plutôt proche de la trahison.
Si vous avez besoin d’une explication sur la raison pour laquelle la Russie est maintenant en train de renaître, de plus en plus prospère et capable d’investir des sommes énormes dans des systèmes d’armes hypersoniques et dans des infrastructures modernisées pour son peuple, voici la réponse : les quatorze porcelets ont été renvoyés à leurs propres affaires. Ce petit point de vue met évidemment à nu l’idiotie du « Grand échiquier » de Zbigniew Brzezinski : sa théorie selon laquelle la Russie veut être un empire mais ne peut pas le faire sans l’Ukraine se brise avec la prise de conscience que la Russie n’est pas un empire depuis plus d’un siècle et n’a ni besoin ni désir de le devenir.
En tout cas, les empires de nos jours sont un peu rétros, vous savez, et ne sont d’aucune utilité, sauf comme moyen pour les Américains stupides d’aller jusqu’au bout de leur faillite. La Russie a besoin de partenaires commerciaux fiables, capables de subvenir à leurs besoins, et non de vassaux ingrats réclamant des dons. Le simple fait de rendre la Crimée conforme aux normes russes contemporaines, après 30 ans de négligence de la part de l’Ukraine, s’est avéré être une tâche monumentale. Quant au reste de l’Ukraine – oubliez ça !
Alors, armés de cette perspective, que pouvons-nous dire de l’Ukraine du point de vue de la Russie contemporaine ?
Tout d’abord, c’est un spectacle monstrueux, comme en témoigne le contenu des talk-shows russes dans lesquels les experts ukrainiens apparaissent comme des personnages de dessins animés clownesques et indestructibles : chaque fois que leurs arguments risibles en défense de l’Ukraine explosent, ils restent là un moment carbonisés et furieux, puis s’éclipsent et réapparaissent dans le prochain débat, frais comme des gardons. Ce spectacle grotesque a un certain mérite didactique : il aide le corps politique russe à développer de puissants anticorps contre l’hypocrisie occidentale, car c’est l’ingérence occidentale qui a fait de l’Ukraine contemporaine un désastre horrible. Mais c’était inévitable en un sens : privée de la tétine soviétique, l’Ukraine essaie de traire les États-Unis et l’Union européenne depuis maintenant trente ans et, à défaut, elle dévore ses entrailles.
Deuxièmement, l’Ukraine est une source importante d’immigrants, ayant perdu environ un tiers de sa population depuis l’indépendance. Une grande partie de sa population est qualifiée de russe : sur le plan linguistique, culturel et religieux, elle est parfaitement compatible avec la population russe. Les Ukrainiens constituent déjà le troisième groupe ethnique le plus peuplé de Russie – après les Russes et les Tatars – et la Russie a pu absorber les Ukrainiens qui se sont réfugiés chez elle ces dernières années. Alors que la population de l’Ukraine diminue, une sélection naturelle se produit. Ceux qui sont les plus compatibles avec le monde russe ont tendance à s’installer en Russie, les autres allant en Pologne et dans d’autres pays de l’UE.
Enfin, il y a beaucoup de fatigue en Russie sur le sujet ukrainien. C’est actuellement un point de discussion majeur en raison de la farce des élections présidentielles qui se déroulent dans ce pays, mais on entend de plus en plus la question : « Devons-nous continuer à en parler ? ». Il n’y a rien de positif à dire sur l’Ukraine, et les gens ont tendance à simplement hocher la tête et zapper sur une autre chaîne. Ainsi, ce qui reste de la perspective des Russes à propos de l’Ukraine est qu’elle est pénible à regarder et qu’ils préférèrent aller voir ailleurs.
Cependant, cela ne peut pas se passer comme ça. Pour de nombreuses raisons historiques, la Russie reste le plus grand partenaire commercial de l’Ukraine. Les économies russe et ukrainienne ont été conçues comme une unité reposant sur le même ensemble de plans, de normes et de réglementations. En dépit des efforts politiques concertés déployés par les dirigeants ukrainiens pour rompre ces liens, nombre d’entre eux sont restés obstinément en place faute de solutions de rechange. Dans le même temps, l’Ukraine fait très peu de choses dont l’Union européenne ou le reste du monde a besoin, et très peu de celles-ci sont conformes aux normes et aux réglementations volumineuses de l’UE. Plus précisément, l’UE n’a aucun intérêt pour les produits manufacturés ukrainiens et considère avant tout l’Ukraine comme une source de matières premières et de main-d’œuvre bon marché.
C’est la Russie qui fournit le combustible nucléaire nécessaire aux centrales nucléaires vieillissantes de l’Ukraine, apportant plus de la moitié de son électricité, tandis que le charbon russe – l’anthracite, en particulier – fournit une grande partie du reste. Mais, pour des raisons politiques, les responsables ukrainiens répugnent à admettre que le cordon ombilical qui relie l’Ukraine à la Russie ne peut être rompu. Par exemple, ils n’achètent pas de gaz naturel russe directement, mais à des intermédiaires au sein de l’UE, à un prix majoré ! Sur le papier, l’Ukraine importe du gaz à l’UE ; mais physiquement, les molécules de gaz provenant de Russie ne quittent jamais le territoire ukrainien ; elles sont simplement détournées pour un usage local.
Au moment de l’effondrement de l’URSS, l’Ukraine était sa partie la plus développée et peut-être même la plus riche, et certains s’attendaient à ce que, après s’être débarrassée du joug soviétique, son avenir soit tellement brillant qu’elle ne pourrait pas être contemplée sans lunettes de soleil. Elle disposait de ressources naturelles abondantes – terres fertiles, charbon – et d’une main-d’œuvre instruite. Elle a fabriqué de nombreux produits de haute technologie tels que des avions à réaction ; des moteurs diesels pour la marine ; des moteurs d’hélicoptères, de fusées et bien d’autres parmi les meilleurs au monde. Au lieu de cela, elle a vécu plusieurs décennies de pillages, de stagnation et de délabrement. À l’heure actuelle, l’Ukraine a perdu la plus grande partie de son industrie et l’infrastructure de l’ère soviétique s’est détériorée à un point tel qu’elle est en grande partie hors d’usage et sur le point de s’effondrer. L’industrie a cessé ses activités et les spécialistes ont pris leur retraite ou sont partis travailler en Russie, dans l’Union européenne ou aux États-Unis. Certains spécialistes des fusées se seraient apparemment rendus en Corée du Nord, ce qui explique les récents succès étonnants de la RPDC dans le domaine des fusées ainsi que son choix exotique et improbable de carburant : la diméthylhydrazine asymétrique.
The Saker : Qu’en est-il des républiques du Donbass ? Comment compareriez-vous la situation en Novorossie avec ce qui se passe en Ukraine ?
Dmitry Orlov : Le terme « Novorossiya » (Nouvelle Russie) remonte à plusieurs siècles, à l’époque où la Grande Catherine a élargi l’empire russe à la Crimée et à d’autres possessions du sud. Ce que Lénine a réaffecté à la République socialiste soviétique d’Ukraine était constitué de terres russes, les régions de Donetsk et de Lougansk.
Il existe plusieurs autres régions ukrainiennes presque entièrement russes – Kharkov et Odessa en particulier – mais Donetsk et Lougansk ne sont pas du tout ukrainiennes. C’est pourquoi, après le renversement du gouvernement en 2014, lorsqu’il est devenu évident que les nationalistes ukrainiens qui s’étaient emparés du pouvoir à Kiev voulaient opprimer la partie russe de la population, ces deux régions ont décidé de se défendre elles-mêmes. Les nationalistes ukrainiens ont réagi en lançant une guerre civile, qui a commencé il y a exactement cinq ans et qu’ils ont perdue. Pour sauver la face, ils ont déclaré que leur défaite était le résultat d’une « invasion russe », mais ils n’ont pas été en mesure de le prouver. Si les Russes avaient envahi les lieux, le résultat aurait été une répétition de son action en Géorgie en août 2008, elle aurait duré environ une semaine.
Les Ukrainiens continuent de tirer des missiles sur les territoires de Donetsk et de Lougansk, faisant des victimes sporadiques parmi les civils. De temps en temps, ils organisent des escarmouches mineures, subissent des pertes et se retirent. Mais surtout, leur « Opération antiterroriste » – c’est ainsi qu’ils appellent cette guerre civile – s’est transformée en une initiative de propagande, les mythiques « envahisseurs russes » étant invoqués à chaque fois pour expliquer leur série de défaites par ailleurs inexplicables à leurs yeux.
Après un certain effort pour former les Ukrainiens, les instructeurs de l’OTAN ont abandonné. Ceux-là se sont simplement moqués d’eux, car il était clair, à leurs yeux, que les instructeurs ne savaient pas du tout se battre. Il a ensuite été décidé de mettre de côté la « feuille de route » de l’inclusion de l’Ukraine au sein de l’OTAN, car les Ukrainiens sont trop fous et agités pour rester en place dans une structure sédentaire. Les entraîneurs ont ensuite été remplacés par des types de la CIA qui ont simplement collecté des informations sur la manière de mener une guerre au sol de haute intensité sans soutien aérien, ce qu’aucune force de l’OTAN ne pourrait envisager de faire. Dans de telles conditions, les forces de l’OTAN se retireraient automatiquement ou, à défaut, se rendraient.
Dans le même temps, les deux régions orientales, très développées sur le plan économique et dotées de nombreuses industries, s’intègrent de plus en plus étroitement à l’économie russe. Leurs universités et instituts sont maintenant pleinement accrédités dans le système d’enseignement supérieur russe. Leur monnaie est le rouble. Bien qu’elles soient toujours reconnues comme parties de l’Ukraine sur le plan international il est très important de noter que l’Ukraine ne les traite pas comme telles.
Le gouvernement ukrainien ne considère pas les citoyens de Donetsk et de Lougansk comme des citoyens : il ne paie pas leurs pensions, il ne reconnaît pas leur droit de vote et ne leur fournit pas de passeport. Il revendique le territoire de Donetsk et de Lougansk, mais pas les personnes qui y résident. Reste le fait que le génocide et le nettoyage ethnique sont généralement désapprouvés par la communauté internationale, mais une exception est faite à cause de la russophobie : les Russes vivant à Donetsk et à Lougansk ont été qualifiés de « pro-russes » et sont donc devenus des cibles légitimes…
La Russie résiste aux appels à reconnaître officiellement ces deux républiques populaires ou à fournir un soutien militaire manifeste – des armes et des volontaires circulent sans entrave depuis la Russie, bien que le flux de volontaires se soit ralenti. Selon une perspective purement cynique, cette petite guerre est utile à la Russie. Si, à l’avenir, l’Ukraine échoue complètement et se fragmente, comme cela semble devoir être le cas, et si certains de ces fragments – qui pourraient théoriquement inclure non seulement les régions de Donetsk et de Lougansk, mais aussi celles de Kharkov, Odessa et Dniepropetrovsk – demandent à nouveau à rejoindre la Russie, la Russie serait confrontée à un grave problème.
Vous voyez, au cours des trente dernières années, la plupart des Ukrainiens se sont contentés de boire de la bière et de regarder la télévision alors que leur pays était pillé. Ils ne voyaient aucun problème à sortir pour manifester et protester à condition d’être payés pour le faire. Ils ont voté pour qui les payait. La disparition de l’industrie ukrainienne n’a pas posé de problème tant qu’ils pouvaient travailler à l’étranger et envoyer de l’argent à leur famille. Ils ne sont pas furieux ni même embarrassés par le fait que leur pays est à peu de chose près dirigé par l’ambassade des États-Unis à Kiev. Parmi les seuls passionnés il y a les nazis qui défilent avec des torches et arborent des insignes hitlériens. En bref, ces types ne sont pas le genre de personnes avec lesquelles un pays qui se respecte voudrait avoir quelque rapport, sans même parler de les absorber en masse, car cela aurait pour effet de démoraliser toute la population.
Mais les habitants de Donetsk et de Lougansk ne sont pas du tout comme cela. Ces mineurs, ouvriers et chauffeurs de taxi passent des jours et des nuits dans les tranchées, résistent à l’une des plus grosses armées d’Europe et luttent pour chaque mètre carré de leur sol. Si l’Ukraine doit renaître sous une forme jugée acceptable par la Russie, ce sont ces personnes-là qui peuvent former la culture de base au départ. Elles doivent gagner, et elles doivent gagner sans aucune aide de l’armée russe – qui peut écraser l’armée ukrainienne comme une punaise, mais pour quel intérêt ? Ainsi, la Russie fournit une aide humanitaire, des opportunités commerciales, des armes et des volontaires, et attend son heure, car la création d’une nouvelle Ukraine viable à partir de l’ancienne Ukraine est un processus qui prendra beaucoup de temps.
The Saker : Que pensez-vous du premier tour des élections présidentielles en Ukraine ?
Dmitry Orlov : Le premier tour des élections était une fraude pure et simple. L’exercice avait pour objectif de permettre au président Porochenko de participer au second tour. Cela a été fait en falsifiant autant de votes que nécessaire. Dans un grand nombre de circonscriptions, le taux de participation était exactement de 100% au lieu des 60% habituels et comptait les votes des personnes qui avaient déménagé, étaient décédées ou avaient émigré. Tous ces faux votes sont allés à Porochenko, lui permettant ainsi de se qualifier au second tour.
Maintenant, la lutte se joue entre Porochenko et un comédien du nom de Vladimir Zelensky. La seule différence entre Porochenko et Zelensky, ou l’une des trente autres personnes qui ont participé au vote, est que Porochenko a déjà volé ses milliards alors que les candidats n’ont pas encore eu l’occasion de le faire, la seule raison de se porter candidat à la présidence, ou à n’importe quelle fonction élective en Ukraine, étant de se mettre en position de faire un important pillage.
Donc, il y a une raison objective de préférer Zelensky à Porochenko : Porochenko est un voleur patenté alors que Zelensky n’en est pas encore un, mais il faut bien comprendre que cette différence commencera à s’équilibrer à compter de l’inauguration de Zelensky. En fait, les élites de Kiev sont actuellement très satisfaites de leur plan ingénieux consistant à vendre toutes les terres de l’Ukraine à des investisseurs étrangers – empochant sans aucun doute de plantureuses « commissions ».
Les programmes des trente et plus candidats étaient identiques, mais cela ne fait aucune différence dans un pays qui a renoncé à sa souveraineté. En termes de relations extérieures et de considérations stratégiques, l’Ukraine est dirigée par l’ambassade des États-Unis à Kiev. En termes de fonctionnement interne, la principale prérogative de tous les dirigeants, y compris le président, est le pillage. Leur idée est de prendre la galette et de fuir le pays avant que tout n’explose.
Il reste à voir si le deuxième tour des élections sera également une fraude pure et simple et ce qui en résultera. Il existe de nombreuses alternatives, mais aucune d’entre elles ne ressemble à un exercice de démocratie. Certes, et même dans ce cas, on entend par « démocratie », la simple capacité d’exécuter les ordres émanant de Washington ; sans cela, l’Ukraine deviendrait un « régime autoritaire » ou une « dictature » et serait sujette à un « changement de régime ». Mais à part cela, rien ne compte.
Les machinations des « démocrates » ukrainiens m’intéressent autant que la vie sexuelle de rats d’égouts, mais, par souci d’exhaustivité, permettez-moi de vous en décrire le déroulement. Porochenko a entamé le second tour par une fraude flagrante, car la perte de cette élection transformerait instantanément son statut dans la chaîne alimentaire politique ukrainienne, le faisant passer de prédateur à proie. Cependant, il n’était pas trop subtil dans cette affaire, il y a de nombreuses preuves de sa tricherie, et la concurrente qu’il a écartée, Yulia Timoshenko, pourrait théoriquement contester le résultat devant un tribunal et l’emporter. Ce serait l’invalidation de toute l’élection et ça laisserait Porochenko en charge jusqu’à la prochaine. Faites mousser, rincez, répétez.
Une autre option serait pour Porochenko de truander le second tour – de manière encore plus sévère, car cette fois, il est en retard de plus de 30% – auquel cas Zelensky pourrait théoriquement contester le résultat devant les tribunaux. Cela invaliderait toute l’élection et laisserait Porochenko au pouvoir jusqu’à la prochaine. Faites mousser, rincez, répétez. Ça vous excite encore ?
Cela n’a aucune importance, car nous ne savons pas lequel des deux est le choix du Département d’État américain. Selon la personne choisie et quels que soient les résultats d’élections ou de poursuites judiciaires, une botte géante viendra du ciel et marchera sur la tête du mal choisi. Bien sûr, tout sera fait pour sembler hautement démocratique, pour le plaisir des apparences. Les dirigeants de l’UE vont s’obliger à des applaudissements de circonstance, tout en ravalant leur envie de vomir, et le monde ira de l’avant.
The Saker : Où se dirige, selon vous, l’Ukraine ? Quelle est votre meilleure « estimation » de ce qui se passera dans le futur à court et moyen terme ?
Dmitry Orlov : Je pense que nous serons soumis à encore plus de la même chose, même si certaines choses ne peuvent pas durer éternellement, et donc ne dureront pas. Le plus inquiétant est que les centrales nucléaires de l’ère soviétique, qui fournissent actuellement la majeure partie de l’électricité en Ukraine, approchent de leur fin de vie utile et qu’il n’y a pas d’argent pour les remplacer. Par conséquent, nous devrions nous attendre à ce que la plupart du pays sombre dans l’obscurité. De même, le gazoduc qui fournit actuellement du gaz russe à l’Ukraine et à une grande partie de l’UE est à bout de souffle et prêt à être mis hors service, tandis que de nouveaux gazoducs traversant la mer Baltique et la mer Noire sont sur le point de le remplacer. Après cela, l’Ukraine perdra également l’accès au gaz naturel russe.
Si les Ukrainiens continuent à subir sans condition, tout en rêvant d’une adhésion à l’UE/à l’OTAN, le pays se dépeuplera, la terre sera vendue à l’agroalimentaire occidental et deviendra une sorte de no-mans-land agricole gardé par les troupes de l’OTAN. Mais cette sorte de transition en douceur risque d’être difficile à orchestrer pour l’UE et les Américains. L’Ukraine est assez fortement militarisée, regorge d’armes, elle est pleine de personnes qui ont circulé sur les lignes de front dans le Donbass et savent se battre, et elles peuvent décider de le faire à un moment ou à un autre. Il faut se rappeler que les Ukrainiens, malgré le déclin des trente dernières années, ont encore l’esprit combatif des Russes et qu’ils se battront comme des Russes – jusqu’à la victoire ou jusqu’à la mort. Les techniciens militaires de l’OTAN, de genre ambivalent homme/femme, ne voudraient pas du tout leur faire obstacle.
De plus, le rêve d’une Ukraine dépeuplée devenant un terrain de jeu pour l’agroalimentaire occidental pourrait être quelque peu gêné par le fait que les Russes ont une vision très sombre des OGM occidentaux et n’aimeraient pas que du pollen contaminé passe leur frontière ouest. Ils trouveraient sans aucun doute et à moindre effort un moyen de rendre la tentative d’agroalimentaire occidentale en Ukraine non rentable. Orchestrer une fuite de rayonnement, petite mais très médiatisée, provenant d’une des anciennes centrales nucléaires ukrainiennes fonctionnerait probablement. Assez bizarrement, les Occidentaux ne sont pas gênés de s’empoisonner avec du glyphosphate, mais ont une peur mortelle de la moindre radiation ionisante.
The Saker : Qu’en est-il de l’UE et de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ? Où va l’UE à votre avis ?
Dmitry Orlov : L’UE a un certain nombre de problèmes majeurs. Elle n’est pas budgétairement et financièrement saine. Dans son ensemble, ou en tant que nations qui la composent, elle n’est plus capable d’exercer sa pleine souveraineté après l’avoir cédée aux États-Unis. Mais les États-Unis ne sont plus en mesure de garder le contrôle, car ils sont en conflit interne au point de devenir incohérents dans leurs déclarations. Globalement, la structure ressemble à une poupée russe (matryoshka). Vous avez les États-Unis, comme une sorte de coque extérieure fissurée. À l’intérieur de celle-ci se trouve l’OTAN, une force d’occupation occupant une grande partie de l’Europe jusqu’à la frontière russe. C’est inutile contre la Russie, mais cela peut constituer une menace crédible de violence répressive contre les populations occupées. L’UE, dernière poupée, se trouve à l’intérieur de l’OTAN : une tribune politique ainsi qu’une bureaucratie tentaculaire qui vomit des tonnes de directives et de recommandations.
Comme aucune de ces superstructures politico-militaires n’est en réalité structurée sans l’ingrédient clé de l’hégémonie américaine, nous ne devrions pas nous attendre à ce qu’elle se comporte particulièrement bien. Elle continuera comme lieu de discussion pendant que divers gouvernements nationaux tenteront de récupérer leur souveraineté. Les électeurs référendaires britanniques ont certainement essayé de pousser leur gouvernement dans cette direction et, en réponse, leur gouvernement a expérimenté diverses méthodes dilatoires de contournement en se faisant passer pour mort, mais un gouvernement différent pourrait en réalité essayer d’exécuter la volonté du peuple. En revanche, les gouvernements hongrois et italien ont fait des progrès dans le domaine de la réaffirmation de leur souveraineté, avec le soutien du public.
Mais rien n’est encore vraiment arrivé. Une fois que l’élite politique d’un pays a été complètement émasculée par la reddition de sa souveraineté nationale, il lui faut un peu de temps pour renaître et se mettre à poser une menace crédible aux intérêts transnationaux. Même en Russie, il a fallu près de dix ans pour contrecarrer le pouvoir politique et l’influence de l’oligarchie. Nous pouvons voir que l’empire s’affaiblit et que certains pays commencent à rechigner à être des vassaux, mais rien de définitif n’est encore arrivé.
Ce qui pourrait accélérer les choses, c’est que l’UE, avec les États-Unis, semble se diriger vers une récession/dépression. Cela aura pour effet de contraindre tous les travailleurs d’Europe de l’Est travaillant dans l’Ouest à rentrer chez eux. Un autre effet serait que les subventions de l’UE à ses récentes acquisitions dans l’Est – la Pologne et les pays baltes en particulier – diminuent considérablement ou disparaissent complètement. L’afflux de migrants économiques de retour au pays, ainsi que le manque de soutien financier sont susceptibles d’entraîner la disparition de certaines élites nationales qui se régalent des largesses occidentales en échange d’un peu de russophobie.
Nous pouvons imaginer que cette vague importante d’êtres humains, chassés de l’Europe occidentale, se dirigera vers l’est, se heurtera à la Grande Muraille de Russie et refluera à l’ouest, mais alors équipée d’armes ukrainiennes, de savoir-faire et de divertissantes pensées de pillage plutôt que d’emploi. Là-bas, ils se disputeront avec les nouveaux arrivants du Moyen-Orient et d’Afrique tandis que les autochtones rentreront se coucher, espérant le meilleur, en réfléchissant à de nouvelles idées sur la neutralité de genre et autres causes louables.
Ces anciennes nations européennes vieillissent toutes, non seulement en termes de démographie, mais également en fonction de la durée maximale que la nature attribue à une ethnie donnée. Les ethnies (pluriel d’ethnos) ne durent généralement que mille ans et, à la fin de leur cycle de vie, elles ont tendance à présenter certaines traits révélateurs : elles cessent de se reproduire suffisamment, deviennent sexuellement dépravées et généralement décadentes. Ces tendances sont déjà en pleine lumière. Voici un exemple particulièrement absurde : les actes de naissance français ne contiennent plus de cases pour père et mère, mais pour parent 1 et parent 2. Peut-être que les barbares envahisseurs verront cela et mourront de rire ; mais si ce n’est pas le cas ?
Ne pouvant plus se battre, ces ethnies épuisées ont tendance à être facilement envahies par les barbares, demandant alors pitié. En s’appuyant sur l’exemple de la fin de l’Empire romain et sur des exemples similaires de l’histoire de la Chine et de la Perse, leur accorder miséricorde est l’une des pires erreurs qu’un barbare puisse commettre : il en résulte un groupe de barbares sexuellement dépravés et généralement décadents… qui sera facilement envahi et massacré par le prochain groupe de barbares.
Il est impossible de prédire ce qui va déclencher l’ethnogenèse d’Europe occidentale, mais nous pouvons être sûrs qu’une souche mutante de fanatiques arrivera sur les lieux, avec un instinct de conservation très relatif, mais avec une soif inextinguible de chaos, de gloire et de mort, et alors la course repartira encore.
The Saker : Que se passera-t-il une fois que Nord Stream II sera terminé ? Où va l’Europe, surtout dans ses relations avec les États-Unis et la Russie ?
Dmitry Orlov : Les nouveaux gazoducs sous la Baltique et la Mer Noire seront achevés, ainsi que la deuxième installation de GNL à Sabetta, et la Russie continuera à fournir du gaz naturel à l’Europe et à l’Asie. Je soupçonne que l’extravagance de la fracturation hydraulique aux États-Unis entre dans sa phase finale et que le rêve d’exportation de GNL à grande échelle vers l’Europe ne se concrétisera jamais.
Les nations européennes se rendront progressivement compte que leurs relations avec la Russie sont essentiellement bénéfiques, tandis que leurs relations avec les États-Unis sont principalement nuisibles et elles procéderont à certains ajustements. L’Ukraine, une fois son réseau de gazoducs décrépi et irréparable, continuera à importer du gaz naturel d’Europe. Ce n’est qu’alors que les molécules de gaz lui seront acheminées de l’ouest plutôt que de l’est.
The Saker : Comment voyez-vous le climat politique en Russie ? J’entends souvent dire que même si Poutine et la politique étrangère du Kremlin jouissent d’un soutien considérable, la réforme des retraites a vraiment fait mal à Poutine et qu’il existe désormais une « opposition patriotique » interne – par opposition à un système payé et acheté par la CIA & Co – qui devient de plus en plus bruyante. Est-ce vrai ?
Dimitry Orlov : Il est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de débats en Russie sur la politique étrangère. La popularité de Poutine a quelque peu décliné, même s’il est toujours beaucoup plus populaire que n’importe quel dirigeant national occidental. La réforme des retraites lui a fait un peu de tort, mais il s’est rétabli en adoptant une série de mesures destinées à faciliter la transition. En particulier, tous les avantages dont bénéficient actuellement les retraités, tels que la réduction des frais de transport en commun et des impôts fonciers, seront étendus à ceux qui approchent de l’âge de la retraite.
Il apparaît clairement que, bien qu’il soit toujours très actif dans la politique intérieure et internationale, Poutine se prépare à prendre sa retraite. Son effort principal en politique intérieure semble être de maintenir une discipline très stricte au sein du gouvernement pour faire avancer sa liste de priorités. La manière dont il entend effectuer la transition vers l’ère post-Poutine reste un mystère, mais ce qui s’est passé récemment au Kazakhstan peut offrir certains indices. Si tel est le cas, nous devrions nous attendre à un fort accent mis sur la continuité, Poutine gardant une certaine mesure de contrôle sur la politique nationale en tant qu’homme d’État senior.
Mais le changement le plus significatif dans la politique russe est de loin la mise en place d’une nouvelle génération de dirigeants régionaux. Un grand nombre de gouvernorats ont été attribués à de jeunes cadres ambitieux susceptibles de devenir des administrateurs nationaux. Ils appartiennent à une nouvelle génération de politiciens de carrière très professionnels dotés de compétences managériales modernes. Entre-temps, un nettoyage en profondeur des rangs a eu lieu, certains hauts fonctionnaires ont été emprisonnés pour corruption. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est que certains de ces nouveaux dirigeants régionaux sont maintenant aussi populaires ou plus populaires que Poutine. La malédiction de la gérontocratie, qui condamna l’expérience soviétique et qui afflige désormais l’establishment aux États-Unis, ne menace plus la Russie.
The Saker : Vous avez récemment écrit un article intitulé « La nef des fous prend-elle l’eau ? », dans lequel vous discutez du niveau élevé de stupidité dans la politique américaine moderne ? J’ai une question simple pour vous : pensez-vous que l’Empire peut survivre à Trump et, si oui, pour combien de temps ?
Dmitry Orlov : Je pense que l’empire américain est déjà largement terminé, mais il n’a pas encore été soumis à un stress-test sérieux, et personne ne se rend compte que c’est le cas. Quelque chose se produira qui laissera le centre du pouvoir complètement humilié, incapable d’accepter cette humiliation et de faire des ajustements. Les choses vont se détériorer à partir de là, car tous les membres du gouvernement font de leur mieux, dans les médias, pour prétendre que le problème n’existe pas. J’espère que le personnel militaire américain actuellement dispersé sur toute la planète ne sera pas simplement abandonné à son sort une fois que l’argent sera épuisé, mais je ne serais pas trop surpris que ce soit le cas.
The Saker : Enfin, une question similaire mais fondamentalement différente : les États-Unis – par opposition à l’Empire – peuvent-ils survivre à Trump et, dans l’affirmative, comment ? Y aura-t-il une guerre civile ? Un coup militaire ? Une insurrection ? Des grèves ? Une version américaine des gilets jaunes ?
Dmitry Orlov : Les États-Unis, en tant qu’ensemble d’institutions servant les intérêts d’un nombre réduit de personnes, continueront probablement à fonctionner pendant un certain temps. La question est : qui sera inclus et qui ne le sera pas ? Il ne fait guère de doute que les retraités, en tant que catégorie, n’ont rien à attendre des États-Unis : leur retraite, qu’elle soit publique ou privée, a déjà été dépensée. Il ne fait aucun doute que les jeunes, qui ont déjà été saignés par des perspectives d’emploi médiocres et des prêts étudiants grotesques, n’ont rien à espérer non plus.
Mais, comme je l’ai déjà dit, les États-Unis ne sont pas un pays mais un country club. Les membres ont leurs privilèges et se moquent bien de la vie de ceux qui sont dans le pays mais ne sont pas membres du club. Les récentes initiatives visant à laisser entrer tous les citoyens et à permettre aux non-citoyens de voter démontrent amplement que la citoyenneté américaine en soi ne compte absolument pour rien. Le seul droit de naissance d’un citoyen américain est de vivre comme un clodo dans la rue, entouré par d’autres clodos, dont beaucoup sont des étrangers venant de pays ce que Trump a qualifié de « pays trous à rats ».
Il sera intéressant de voir comment le public et les fonctionnaires, en tant que groupe, réagiront à la constatation que les retraites promises n’existent plus ; peut-être que cela fera basculer tout le système dans la mort. Et une fois que la bulle de la fracturation hydraulique sera crevée et qu’un autre tiers de la population découvrira qu’elle n’a plus les moyens de conduire, cela pourrait aussi forcer une sorte de réinitialisation. Mais alors tout le système de police militarisé est conçu pour écraser toute sorte de rébellion, et la plupart des gens le savent. Étant donné le choix entre la mort certaine et la drogue, la plupart des gens choisiront cette dernière solution.
Et ainsi, Trump ou pas Trump, nous allons avoir encore plus de choses identiques : des jeunes spécialistes brillants en technologies de l’information, en trottinette, sifflant dans la rue, passant devant des tas de quasi-cadavres humains baignant dans leurs excréments ; des femmes au foyer botoxées achetant des produits bio contrefaits tandis que des personnes affamées à l’arrière du magasin fouillent dans les bennes à ordures ; des citoyens inquiets exigeant que les migrants soient autorisés à venir, puis appelant les flics dès que ceux-ci installent des tentes sur leur pelouse ou sonnent à la porte et demandent à utiliser les toilettes ; les vieux couples aisés, qui rêvent de se rendre dans une résidence tropicale pour gringo, dans une mangrove où ils seront débités à la machette et jetés comme nourriture aux poissons ; et tous croyant que les choses sont merveilleuses parce que le marché boursier se porte si bien.
À ce rythme, quand la fin des USA arrivera, la plupart des gens ne seront pas en mesure de le remarquer tandis que les autres ne seront pas capables de supporter ce genre d’informations bouleversantes et choisiront de les ignorer. Tout le monde veut savoir comment se terminera l’histoire, mais ce type d’information n’est probablement pas bon pour la santé mentale de qui que ce soit. Le climat mental aux États-Unis est déjà assez malade. Pourquoi devrions-nous vouloir le rendre pire ?
Le Saker : Dmitry, merci beaucoup pour votre temps et pour cet entretien des plus intéressants !
The Saker
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