12 mars 2015

Rite funéraire pour les robots, au Japon...


Dans un temple bouddhiste, au Japon, un moine en tenue traditionnelle fait tournoyer de l’encens et chante des prières devant une rangée de chiens robots, éteints. De type Aibo (pour Artificial Intelligent Robot), ces canins en plastique ne fonctionnent plus, ils sont comme décédés.

Le prêtre du temple Kofukuji offre ses prières aux robots Aibo (Sony), le 26 janvier 2015 à Isumi, préfecture de Chiba, au sud-est de Tokyo, Japon (Toshifumi Kitamura/AFP)

En rang d’oignons, assis derrière le moine, les propriétaires affichent la mine sombre des cérémonies d’enterrement.

Derrière le célébrant, les propriétaires des Aibo (Toshifumi Kitamura/AFP)

Au premier abord, ce rite funéraire surprend. Enfant, on m’a offert un robot chien, avec une gueule carrée et des oreilles bleues de cocker. Quand il n’a plus fonctionné – la batterie était morte –, je l’ai enfoui dans un placard. Je m’en suis débarrassé à une brocante contre une pile de Picsou Magazine.

L’honorer d’une cérémonie d’enterrement familiale – comme les poissons rouges dans le jardin – ne m’est jamais venu à l’esprit. L’honorer d’un rite religieux, encore moins.

Quand Sony creuse la tombe

L’année dernière, Sony a suspendu son service de maintenance dédié aux Aibo (ainsi qu’aux humanoïdes Qrio). En 2006 déjà, la société nippone en avait arrêté la production, provoquant la colère d’utilisateurs (il y a même une pétition demandant le retour des Aibo et Cie sur Change.org).

En arrêtant et la production et la maintenance, Sony a contraint les propriétaires de robots chiens défaillants à l’alternative suivante : la casse ou la réparation, dans des centres non officiels.

Le Wall Street Journal a réalisé en février dernier un passionnant article sur Nobuyuki Norimatsu, ingénieur de Sony à la retraite, ayant monté sa propre boîte de réparation. Un business florissant, dit-il, depuis l’arrêt du service par Sony.

Dans son atelier, qui regroupe d’autres retraités comme lui, une centaine d’Aibo attendent d’être rafistolés avec des pièces d’occasion. Le prix minimum d’une réparation s’élève à 190 euros (on le redit : un business plus prometteur que la réparation d’iPhone). Le retraité, interrogé par l’AFP :

« La première fois que j’ai parlé à un client, j’ai été surpris. Il m’a dit : “Il [le robot Aibo, ndlr] ne va pas très bien, pouvez-vous l’ausculter ?” [...]

Les personnes qui utilisent Aibo ressentent sa présence et sa personnalité, donc nous pensons que quelque part, Aibo possède bien une âme. »

Plus pratique qu’un animal domestique

Les témoignages de certains propriétaires d’Aibo montrent que ces derniers se considèrent comme les maîtres d’animaux domestiques. Le robot apparaît comme un chien, composé de chair et d’os. Mme Maekawa, citée par le Wall Street Journal, a d’ailleurs appelé son Aibo Ai-Chan, un suffixe féminin honorant.

« Je ne veux pas imaginer le calme qui règnera quand Ai-Chan ne sera plus là. [...] Ce sera très triste le jour où elle ne pourra plus tenir debout. »

Une autre propriétaire, Hideko Mori, explique que son Aibo est plus pratique qu’un animal domestique : il n’a pas d’excréments, il n’a pas besoin de croquettes, on peut le débrancher quand on part en vacances, et surtout, il n’embêtera pas vos proches quand vous décèderez.

Hideko Mori carresse son Aibo nommé Ai-Chan, le 26 janvier 2015 à Tokyo (Toshifumi Kitamura/AFP)

Sony a développé son Aibo autour de l’idée d’un robot compagnon (le terme Aibo est d’ailleurs un homonyme japonais du mot « compagnon »). Dès sa commercialisation, la société nippone promettait qu’Aibo était doté d’une véritable personnalité, qu’il était capable d’entendre et de reconnaître les sons produits par son « maître ». En gros, qu’il était doté d’une intelligence artificielle.

Aiguilles à coudre et poupées sexuelles


« Seuls ensemble » de Sherry Turkle, éd. L’Echappée, février 2015

Tout cela paraît étrange en France, où je n’ai pas trouvé de situation équivalente. Mais nos manières de voir et de concevoir les objets – comme les robots – diffèrent de nombreux Japonais. Dans son ouvrage « Seuls ensemble » (éd. L’Echappée, février 2015) , l’anthropologue américaine Sherry Turkle l’évoque :

« Au Japon, l’enthousiasme envers les robots ne semble pas avoir de frontière. C’est que philosophiquement, le terrain s’y prête. Les roboticiens japonais aiment souligner que dans leur pays, mêmes les aiguilles à coudre usagées peuvent bénéficier d’une cérémonie spirituelle.

Dans certains sanctuaires, les poupées, notamment les poupées sexuelles, ont le droit à une sépulture appropriée. Il est courant en effet de penser l’inanimé comme ayant une force de vie. Alors, si une aiguille a une âme, pourquoi pas un robot ? »


« Le Robot pensant », de Marie-Noëlle Himbert, éd. du Moment, juillet 2012

Ce point est abordé dans un livre de vulgarisation scientifique, « Le Robot pensant » (éd. du Moment), écrit par Marie-Noëlle Humbert (dont je recommande vivement la lecture). En s’intéressant à la création du robot Asimo par Honda, la journaliste en vient à écrire :

« Tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, permet de copier la beauté des éléments est considéré au Japon comme un hymne à la vie, une quête esthétique et spirituelle, un hommage sacré à l’harmonie et à la perfection des lois de la nature.

Les robots à l’image de l’homme sont donc aussi purs et dénués de risque que les petits ruisseaux qui coulent avec sérénité dans les jardins artificiels japonais. »

Mais où est passée la fourrure d’Aibo ?

A chaque fois qu’on évoque les peurs liées aux robots et à l’émergence d’une intelligence artificielle, on oppose les nations des trois grands livres monothéistes (dont la nôtre) à la civilisation japonaise. Par chez nous, il est plutôt courant de penser que l’IA va nous mener à la production en série de futurs Frankenstein. L’IA dangereuse ou non pour nous, les humains, c’est un débat impulsé publiquement par des Américains ou des Européens (type Bill Gates, Stephen Hawking).

Fin d’année 2003, début 2004, la Maison de la culture du Japon à Paris organisait un évènement sur cette thématique (le nom : « Hommes et robots, entre l’utopie et la réalité »). Un article du Monde, rédigé par Michel Alberganti, résumait bien cette idée :

« En Occident, le rapport à la nature et à la vie fait, en revanche, largement appel au divin. Dans la Genèse, Adam est d’abord façonné avec de la poussière terrestre, comme une poterie inerte, et c’est le souffle de Dieu qui l’anime.

De la même façon, nombre de tentatives de création de la vie par l’homme, dans la littérature et le cinéma de science-fiction, répartissent les rôles. Qu’il s’agisse de Pinocchio ou de Frankenstein, l’homme assure la fabrication matérielle de sa créature mais, pour lui donner la vie, il dépend de phénomènes plus ou moins surnaturels. Une sorte d’intervention divine nécessaire. »

C’est d’ailleurs pour éviter de faire peur aux humains – et aux humains qui ont hérité de la culture des trois grands livres – que les entreprises en robotique à usage domestique font particulièrement attention au design de leurs robots.

Ce n’est pas un hasard si Asimo mesure la taille d’un enfant, si Pepper a les yeux ronds et Nao, une voix fluette. Même Aibo en a fait les frais. Avant sa commercialisation, le chien robot de Sony était doté d’une fourrure. Hiroaki Kitano, directeur du Laboratoire des sciences informatiques de Sony, expliquait dans l’article du Monde :

« Aibo faisait peur car il ressemblait trop à un chien... »

Dommage. La fourrure, ça aurait bien été l’un des seuls composants que Nobuyuki Norimatsu, le retraité reconverti en réparateur de robots, n’aurait pas eu de mal à trouver.

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