12 décembre 2014

Exploration parisienne



L’on dit souvent que « Paris ne s’est pas fait en un jour » ou bien qu’ « il ne suffit pas de toute une vie pour connaître Paris ». Ancré sur les grandes îles des replis de la Seine, cette vieille ville du peuple celte endémique nommés les Parisi (qui fonde Lutèce vers -250) compense sa superficie parmi les plus ramassée des capitales d’Europe par une densité culturelle des plus compactes, déroulant de ses multiples boyaux de pierre ou de béton ses strates d’Histoire à n’en plus finir et d’histoires en veux-tu en voilà.
S’y télescopent aujourd’hui gaiment religions pour tous, transport fluvial, vieux tas de rues troués de boulevards plus récents, architectures en pagaille, évolution des symbolismes inscrits sur les murs, empierrement des quais de Seine, élévation de cathédrales et de cités HLM, dômes de gazon, marché de tissus ou de « puces », terrasses garnies au printemps, tours de verres et de métal pour gens sans peur à La Défense ou Montparnasse, anciens K barrés à l’humour chatnoiresque dans quartier-village anarcho-libetrtaire au fumet grivois et suranné, concerts cachés, loges masquées, clubbing techno, campeurs vieux ou jeunes, brasseries à l’ancienne ou à la Bonne Nouvelle, caves metal-goth ou bien soirées dansantes accordéonesques plus franchouilles, restaus savoyards pas cher, etc… L’on pourrait chanter la truculence des artères de la ville en un poème sans fin tant les rubans d’asphalte se coulent les uns dans les autres.



Pour l’heure, cependant, il est question d’un tourisme tout particulier en la capitale des lumières voilées, abasourdie de froid demi-sec. Une fin novembre terrible! La neige n’a pas encore braqué la superbe de ses doigts immaculés sur les hauteurs de pierre et d’amiante mais çà sent le tir de barrage imminent, irisé de pointes cristallines. La truffe alerte et fumante, après un réveil tardif et quelques égarements dans les dédales immémoriaux du centre (comme quoi même après huit années de vie dans les entrailles animées de Paris, on n’en maîtrise jamais complètement les aléas), me v’là quand même débouchant devant l’église Saint Merri, vissée dans un segment du long serpentin de pierre répondant à l’appellation canonique contrôlée de rue Saint Martin, à deux pas de loup du centre culturel Georges Pompidou, ce mastodonte bariolé qui tape les yeux de toute sa modernité usée.

I – Des saints de Paris.

 
C’est donc par cette ruelle typique du centre médiéval parisien, du genre en labyrinthe grandeur nature qui nous vaut l’honneur de tant de cars de touristes avides de photos souvenirs chaque année, à la belle saison du joli mois de mai et des jupes en fleur, que les quelques pèlerins du savoir que nous sommes se retrouvent. D’ailleurs, certains sont déjà présents lors de mon arrivée presque ponctuelle.



Nous remarquons tous que Saint Merri présente la singularité d’être totalement imbriquée dans les immeubles alentour. Au fil du temps, la logique urbaine a consciencieusement avalé chaque mètre carré d’espoir d’agrandissement de l’église depuis l’époque de sa construction. On doit le nom de Saint Merri à Médéricus ou Médéric, l’abbé de Saint Martin d’Autun (dans l’est, vers Langres). Médéric séjourne pauvrement à cet emplacement et y meurt le 29 août 700. Ses restes sont exhumés et servent alors de reliques pour la fondation de l’église par l’évêque de Paris, nommé Gozlin, en 884, après que Médéric ait été canonisé en saint patron de la rive droite. L’aspect actuel de l’édifice est pourtant beaucoup plus récent car il date de 1515, commencé en 1500. En effet, l’église a été reconstruite plusieurs fois depuis 1200. Etant donné qu’elle présente le même plan que Notre Dame de Paris, on la surnomme longtemps Notre Dame la petite. La nef actuelle est achevée en 1520 et le choeur en 1552. Ce dernier ne sera habillé de marbre qu’au XVIIIème siècle par le sculpteur Slodtz. Dans la rue Saint Martin, l’église n’est visible que par une façade discrète, presque gênée de s’afficher, qu’on remarquerait à peine s’il n’était trace, à ce jour, du chantier de restauration. A noter que la couche de crasse en train d’être dégagée y est pour quelque chose dans l’aveuglement et que l’église une fois ravalée ne manquera pas d’étinceler. Quand bien même, cette intégration dans le paysage étroit de la rue procure une sensation assez étrange de présence absente, trahie seulement par les gargouilles bondissantes. D’ailleurs, de beaux dragons ouvragés sur la base des pilastres décorant le chambranle de la porte d’entrée, nous rappellent à quel point tant d’années, voire de siècles, nous contemplent et à quel point la décoration urbaine a évolué. Dragon ou vouivre, là est la question, tant ces appellations sont synonymes et tant l’on en voit sur les monuments religieux. La vouivre (wyvern chez nos anglais de voisins), symbolise, s’il était besoin de le rappeler à la sagacité de nos alertes lecteurs, l’élément eau.



On ne peut évidemment éluder la figure qui « fait » Saint Merri, si l’on puis dire, parce-qu’il n’y a pas que çà non plus ici, loin de là: le fameux baphomet (ci-dessus). Gravé sur la clé de voûte de l’arcade de la porte d’entrée, il trône discrètement et vous accueille en ce lieu saint. Étrange figure en un tel emplacement, d’habitude plutôt réservée au Sauveur, en tant que point de convergence. Nous rappelons succinctement que le baphomet est une « figure » issue de l’ordre des chevaliers du Temple. L’on dit que ç’aurait été un genre de culte interne à l’ordre, pratiqué en cercle restreint, concernant plus les dignitaires que les chevaliers de base. Nous savons que dans ce quartier de Paris, l’ordre du Temple (1118-1307) était fortement implanté. L’empreinte des moines soldats sur l’architecture religieuse du Moyen Âge est considérable et, par la pose de ce baphomet, Saint Merri est incontestablement signée. Mais l’on sait maintenant que cette manière de diablotin n’est qu’une figure stylisée ou une interprétation du vrai baphomet qui était plutôt une tête coupée, dont on dit même parfois qu’elle parlait, et renvoie directement à ce culte (qu’on peut retrouver dans le martyr de Saint Denis, par exemple). L’origine même du terme baphomet prête à multiples interprétations mais dont l’une, parmi d’autres, pourrait être la contraction de Baptiste et Mahomet (1). … M’enfin va savoir, Charles! Toujours est-il que le Baptiste renvoie aussi à la tradition des têtes coupées.



Le diablotin de Saint Merri a été placé sur l’église au XVIème siècle, donc bien après la dissolution officielle de l’ordre du Temple. Ceci dit, une installation postérieure peut très bien signifier la marque, si ce n’est la présence toujours vivace, d’une filiation templière. En creusant un tout petit peu, on se doute bien qu’une organisation aussi répandue et structurée ne s’est pas fait faucher comme les blés de manière définitive, malgré l’empressement suspect de notre ex bon roi Philippe le Bel. Des « survivants » ont pris la poudre d’escampette et n’ont pas manqué d’essaimer, soit à l’étranger (Portugal/Écosse, pour les destinations star), soit en sol français de manière masquée pour ne pas se faire griller (à l’époque, c’était une expression qu’il fallait envisager au sens propre du terme), à travers le compagnonnage et les (ou certaines) corporations de métiers réceptrices de certains savoirs pour le côté opératif, ou bien des sociétés discrètes faisant profil bas en cryptant leur Tradition gnostique, pour le côté plus spéculatif. On pense notamment aux Rose Croix ou à la Société Angélique si chère à Rabelais, sociétés qui, en tant que continuation spirituelle, seront le terreau des premières loges maçonniques au début du XVIIIème siècle. En tant que mouvance catholique, l’ordre du Temple n’est évidemment pas à l’origine de toute la maçonnerie telle qu’on la connaît aujourd’hui, mais il est peut-être le point d’origine de certains « regroupements » ou transmission d’idées. Certains chevaliers rescapés des arrestations massives, et devenus hors-la-loi, se cachent et se regroupent au sein d’organisations de brigands qu’ils pilotent, comme par exemple à la célèbre Cour des Miracles. Des assemblées qui, sous couvert d’argot, langage codé totalement recréé et incompréhensible pour qui n’y est pas « initié », conserve et propage les savoirs ésotériques.

 
On sait que Saint Merri a été restaurée au XIXème siècle. Lors d’une restauration, le monument peut voir la symbolique de son ornementation considérablement remaniée. Du simple fait de l’évolution des symboles et de leur stylisation au cours des âges, elle-même conséquence de l’évolution de la pensée. Un symbole maçonnique de la fin du XIXème siècle sera assez éloigné d’une représentation de la même idée taillée par des sculpteurs du XIème, ou, a fortiori, d’un symbolisme préchrétien. En parlant d’ancienneté, nous levons des yeux admiratifs vers un des clochers de l’église. Il trône au sommet d’un élancement de pierre sobrement orné, un peu déporté du corps du bâtiment et abrite la plus vieille cloche de Paris, « la Merry », fondue en 1331. On ne la distingue pas vraiment, tout en hauteur et enfermée dans son campanile en bois, joli tout plein.


Nous jetons alors un oeil sur la porte de l’église pour connaître l’heure d’ouverture et constatons que le lieu restera fermé aujourd’hui. Ô joie de nos amis belges, normands et strasbourgeois venus lointainement (et très tôt) nous rejoindre! L’affront est cinglant, la gifle de premier ordre. Mais Paris s’en fout, il en a vu passer d’autres et des bien plus gentlemen que nous. N’empêche, mus par un esprit d’observation, de dépistage et d’enquête supérieur à notre sensation de froid égocentrique, notre groupe contourne l’église pour essayer de biaiser. Nous nous retrouvons dans la rue perpendiculaire, la rue des Lombards, et nous infiltrons par le côté, profitant sournoisement de l’arrivée de quelqu’un. Dans le vestibule, une jeune et gentille agnelle de Dieu, à l’oeil interrogateur devant notre horde ostrogothique qui s’invite, nous signale proprement que l’église n’est ouverte qu’aux musiciens qui se produiront le soir même. Quand çà veut pas, çà veut pas… Nonobstant, et pour satisfaire nos appétits en demande, la madame nous permet un petit tour et puis s’en va. Mais juste cinq minutes, faut pas trop en demander!



Nous entrons au niveau du choeur et, sans plus attendre, les yeux festoient. Gouttes d’azur et d’or, perdues entre peintures murales et boiseries finement sculptées, le décorum liturgique Renaissance colle à la rétine. Au creux des demi ténèbres de ce matin calme, nous arpentons d’un pas soutenu la coursive en arrondi qui longe le choeur et déroule son feuilleton de chapelles à suivre, à notre droite. Nous arrivons sur l’autre versant du choeur (flanc nord) au niveau d’un tableau du XVIème siècle faisant référence au site de Rennes-les-Bains dans l’Aude. On y voit Sainte Geneviève dans un espace cerclé de pierre avec des moutons. Cette toile ne se trouve plus à Saint Merri aujourd’hui mais au musée Carnavalet, toujours exposée (mon carnet de note rebelle ayant préféré la fugue, le lecteur indulgent saura pardonner l’oubli du nom de cette toile).
© Don Sudden

Doit-on voir dans ce cercle de pierres un quelconque rapport avec le fameux cromleck (cercle de menhirs) du livre La vrai langue celtique et le cromleck de Rennes-les-Bains, écrit par le curé de Rennes-les-Bains Henri Boudet en 1886? LVLC, comme on l’appelle, est un livre en apparence dénué de sens mais, en fait, « méchamment » crypté. L’abbé Boudet était un fin linguiste et son ouvrage parlerait de certaines choses se rapportant au site de Rennes-les-Bains dans l’Aude et à son histoire.


© Marc Lebeau


© Marc Lebeau

A leur tour, les moutons sont-ils un clin d’oeil à l’histoire/légende du berger Paris? Pour l’anecdote, c’est en 1645 qu’Ignace Paris, berger de Rennes-le-Château, découvre un important amas de pièces d’or enfoui sous terre, alors qu’il allait secourir une de ses brebis tombée dans un trou, ou plutôt un genre de boyau sous-terrain dont regorge la région.



Lors de notre trop rapide progression, nous volons vers un bas côté, à droite de l’entrée, où sont exposés des tableaux. Cette pièce en longueur est éclairée par trois coupoles de verre disposées au plafond, en puits de lumière. Au centre de la courte nef, on ne peut rater la chaire en bois, aussi massive qu’élaborée dans ses finitions. Juste en face, un christ en croix, toujours en bois, avec un inscription au-dessus. Mais le temps file à vive allure et les quelques minutes imparties viennent de s’évaporer.



 
Nous v’là donc bien marrons, vomis d’un coup sec par l’église, plongés de nouveaux et jusqu’au cou dans la frigorifique rue des Lombards. Conciliabule qui suit. D’un commun accord, nous optons pour une percée, à pied, jusqu’à l’église Saint Gervais Saint Protais, en longeant le flanc nord de Saint Merri. Un cloître a existé jadis de ce côté là. C’était un ensemble d’habitations dépendant de l’église. Aujourd’hui, il n’en reste de trace que le nom de la rue.



Nous nous retrouvons à l’église Saint Gervais Saint Protais, devant la fameuse place avec son orme tout seul comme çà. Planté en 1936 nous dit l’écriteau, cet arbre aurait, dit-on, des propriétés « revigorantes » lorsque l’on touche l’écorce. … Toujours est-il que la présence d’un orme à cet emplacement remonte au Moyen Âge et servait, à l’époque, de point de ralliement aux Compagnons et artisans, soit pour conclure des affaires ou trouver du travail. La place, agrandie au milieu du 19ème siècle par le baron Haussman et ses désirs de rectitude, a pris aujourd’hui une belle allure de parking toujours bondé.

 
Cette zone du 4ème arrondissement est le coeur vibrant du compagnonnage parisien. En effet, dans un périmètre assez restreint, se trouvent la librairie du compagnonnage, au sud de l’église, au 2, rue de Brosse, la bibliothèque du compagnonnage, un peu au sud est du monument, au 82, rue de l’Hôtel de Ville, et enfin la Maison des Compagnons du devoir de Paris, juste devant l’église et derrière l’Hôtel de Ville, au 1, place Saint Gervais. Nous voilà donc cernés! Mais, étant eux-mêmes sous la protection de Saint Gervais et Saint Protais, les compagnons ne s’installent, en général, jamais très loin d’un lieu de culte placé sous ce vocable. L’église n’est pas sans rappeler celle de Gisors, du même nom.  
Gisors, ville dans laquelle nous avions constaté la présence de trente trois corporations de métiers, toutes représentées dans des bas reliefs de certains piliers de la nef. A Paris, Saint Gervais Saint Protais, dont la construction débute en 1494 sur les fondations d’une basilique du 4ème siècle, est la plus ancienne paroisse de la rive droite. La façade, achevée quant à elle en 1621, marque une nette différence stylistique qui contraste avec l’antériorité du reste de l’édifice. A noter que cette façade réunit les trois ordres de colonnade grecque: l’ordre dorique au rez-de chaussée, l’ordre ionique au premier étage et l’ordre corinthien au dernier étage. Nous entrons, car c’est à l’intérieur que se loge la singularité du monument.



Comme dans la plupart des grandes églises de style gothique ou gothique flamboyant, la hauteur impressionnante de la nef tire toujours vers l’élévation, comme une invitation au calme. Certaines chapelles présentent bien sûr un intérêt esthétique mais l’essentiel est bien dans les stalles, ces doubles rangées latérales de strapontins en bois savamment sculpté, disposées de part et d’autre du choeur. C’est le dos de chaque siège amovible qui est sculpté, sans oublier les pieds stylisés, en passant par les accoudoirs, figuratifs eux aussi.



Chaque pied présente un animal différent, chaque siège affiche une saynète, une situation, un métier ou un personnage différent, tous contemporains de leur époque de fabrication. La qualité de l’ouvrage est saisissante et se laisse admirer de longues minutes. Nous sommes typiquement devant une oeuvre d’art de type artisanal, collective, façonnée par la conjonction de différents corps de métiers. Ces stalles recèlent aussi des symboles et cryptogrammes visuels élaborés par les équipes de compagnons qui les ont créées, comme en clin d’oeil à ceux qui sauront les déceler et comprendre qu’ils sont dans un lieu « initié » à certains savoirs, d’ordre alchimique, tellurique ou spirituel. D’un point de vue pratique, ces sièges servaient probablement aux V.I.P. et notables de l’époque.

Que peuvent bien signifier toutes ces cachoteries d’hermétisme? A quoi peut bien servir de dire des choses sans les exprimer clairement, au su de tous? Peut-être précisément parce-que, en plus de déranger les pouvoirs politiques à travers les âges parce-qu’elles donneraient trop d’autonomie de pensée aux gens, certaines notions de compréhension de l’univers sont à expérimenter ou comprendre de manière individuelle. Peut-être ces notions dépendent-elles aussi de la transmission de connaissances par des cercles d’initiés. Que peuvent être ces « notions »? Probablement des règles universelles permettant d’engendrer et de bâtir dans la cohérence et l’équilibre. Et, par la même, qui amenant à une meilleure compréhension du monde, ou de ce qu’est la réalité. D’où les traditions liées au compagnonnage, lui-même réceptacle de savoirs faire, et savoirs tout court, plus anciens, antérieurs au christianisme. Savoirs qui, paradoxalement, s’expriment pleinement dans les lieux de culte chrétiens importants, comme si on avait voulu les sauvegarder en utilisant les lieux les plus sûrs qui soient à l’époque, c’est-à-dire au coeur même du système qui les rejetait.



Alors de quoi s’agit-il? D’un savoir alchimique lié à l’universalité de la création? Ou bien de quelque chose d’encore plus terre à terre ou, si l’on peut dire, tellurique? Peut-être les deux… Ce qui est sûr, c’est que les anciens bâtisseurs des lieux de culte chrétien, en plus de travailler au service du monothéisme montant, n’ont jamais oublié pour autant les anciennes notions qui ont fait le succès des druides. Ces derniers, dit-on, n’étaient eux-mêmes que les récipiendaires d’un savoir encore plus ancien. Les « plantations » de mégalithes à certains endroits témoignent d’une très vieille technique visant à canaliser les énergies du sol présentes à l’état naturel, des sortes de lignes de force ou courants telluriques, utilisés ensuite pour améliorer le rendement et la qualité des cultures ou encore pour « rectifier » des zones. Ainsi beaucoup de lieux de culte chrétiens, avant de déterminer un emplacement définitif et d’entamer leur édification, tiennent compte des plissements de terrain et de la proximité de courants d’eau, géoconfiguration qui détermine la concentration de ces ondes de force. Des énergies qui sont savamment répercutées ou amplifiées par l’architecture même du bâtiment à des fins de guérison/bénédiction ou servant à tracer un chemin initiatique comme dans la cathédrale de Chartres. Dans cette optique, l’eau a toute son importance, avec son mouvement, son indispensable rôle dans l’élaboration de la vie, mais aussi son étrange capacité de mémoire vibratoire et donc de stockage d’information…



 
Pour en revenir à l’hermétisme, Gérard de Sède a, en son temps, étudié le sujet de la cryptographie (2). Comme le dit l’alchimiste Patrick Burensteinas, le codage du langage, technique que l’on nomme couramment langue des oiseaux, passe par trois modes:

1) l’a peu près phonétique, c’est-à-dire la similitude tonique de certains mots

2) les jeux de mots, c’est-à-dire la similitude de sens des mots

3) la signification symbolique de chaque lettre au sein d’un même mot.

Par exemple, pour illustrer cette troisième manière de codage, toujours selon Patrick Burensteinas, la lettre « F » renvoie à l’élément Feu, la lettre « T » à l’élément Terre, la lettre « R » à l’élément Air, la lettre « O » à l’élément Eau. On peut donc dire que quelqu’un qui maîtrise ou plutôt s’accomplit en tant qu’individu à travers les quatre éléments ou grâce à eux est quelqu’un de FORT.



L’écriture elle-même, telle qu’on la pratique aujourd’hui, est la résultante d’un lent processus d’évolution dans la stylisation graphique des idées à des fins de communication et de transmission de savoirs. C’est parti du dessin sur les parois des cavernes pour en arriver à l’alphabet, en passant par le cunéiforme. On peut sans peine imaginer l’utilisation du cryptage pour préserver des textes jugés importants, même à des époques reculées, et mieux comprendre que les informations les plus capitales ayant forgé l’histoire du monde et des civilisations s’est perpétué à travers des messages codés.



Mais le cryptage ne concerne pas seulement le texte, il est tout autant utilisé dans le domaine pictural, et cinématographique aujourd’hui. Il n’y a qu’à voir des films comme Dark Crystal ou 2001 l’odyssée de l’espace pour s’en rendre compte. Mais avant le cinéma, la télévision et l’affiche publicitaire, il y a eu la peinture, la gravure et tout ce qu’on peut compter de bas reliefs sur pierre et sur bois. Les stalles de l’église Saint Gervais en sont un bon exemple.



Voilà donc le genre d’imagerie toute symbolique que l’on voit sur les sièges des stalles. Ici, trois croissants (de lune?) entrelacés délimitant trois visages. La jeunesse de ceux-ci s’estompe progressivement d’un visage à l’autre dans le sens des aiguilles d’une montre en partant du visage de droite (le plus jeune). Une autre stalle nous montre deux personnes dans un escalier, probablement un maître et son apprenti (compagnons), en train de tracer des figures au compas.
© Marc Lebeau

Dans son ouvrage sur la cryptographie, Gérard de Sède parle de cette stalle. Il nous explique que le positionnement des personnages, le placement des outils et l’agencement des marches de l’escalier forment des lettres qui délivrent un message (3):

« …en ce qui concerne les cryptogrammes, la difficulté n’est pas tant de les déchiffrer que de… les voir. Beaucoup dorment dans des manuscrits où personne ne vient les chercher. Quand ils sont découverts, c’est par des érudits et non par des techniciens du chiffre. Mais surtout, l’ingéniosité des cryptographes médiévaux était incroyable. Formés avec des alphabets géométriques si simples qu’ils passent inaperçus, leurs textes chiffrés se cachent souvent sur des monuments, des enluminures, des tableaux, etc.

Prenons par exemple, cette « Miséricorde » de l’église ST-GERVAIS à PARIS. Elle représente un maçon, équerre et compas en main, travaillant à un escalier. Que va supposer que chacune des marches de l’escalier représente une ou plusieurs lettres d’un alphabet géométrique. Il s’agit d’une banale « planche à tracer », les pieds des personnages posés sur certaines pierres tenant lieu de points… »

Chaque marche, l’équerre et le compas forment une lettre de l’alphabet maçonnique. La phrase ainsi dissimulée se lit: «ÉTUDIE L’ŒUVRE »



Gérard de Sède donne des exemples précis de codages anciens, signe d’une certaine connaissance de toutes ces techniques :

Il nous apprend que « …les Spartiates inventèrent le premier système de cryptographie par transposition avec la scytale (un message plein de lettres enroulé autour d’un bâton devenait clair lorsqu’enroulé à un autre bâton de même diamètre)… ».

Que les « …Hébreux inventèrent l’athbash (on inversait tout simplement l’ordre des lettres)… ».

Que le « …boustrophédon des Grecs compliqua ce système enfantin. On écrit l’alphabet sur plusieurs lignes. Chacune comporte le même nombre de lettres et est écrite en sens inverse que la précédente… »

Exemple (Le « A » devient « L », etc.…)

A B C D E F
L K J I H G
M N O P Q R
X W V T U S
Y Z



Que les «… Romains employaient deux systèmes cryptographiques : une sorte de sténographie – les notes tironiennes- et le système « JULES CÉSAR » qui consiste à décaler chaque lettre de l’alphabet d’un nombre de rangs déterminés… »

Que le «… Moyen-Âge introduit un nouveau type d’alphabets secrets fondé sur le découpage de figures géométriques. Le plus connu est la planche à tracer maçonnique dont l’usage remonterait dit-on au Xème siècle : c’est tout simplement une grille échiquetée de 3 cases sur 3 dont on a supprimés les bords. Le découpage case par case produit 9 signes différents. On obtient 18 signes en ajoutant un point à chacun des 9 premiers. Les 8 derniers sont fournis par le découpage et la ponctuation d’une croix de SAINT-ANDRÉ… »



Il est, bien sûr, d’autres visages, symboles et/ou métiers, activités gravées sur ces bijoux d’artisanat, libre à chacun d’aller s’en régaler les yeux, c’est à l’église Saint Gervais Saint Protais, sur la place Saint Gervais dans le 4ème arrondissement de Paris. Et, contrairement à Saint Merri, l’église est ouverte.



Nous nous satellisons de longues minutes autour de ces chefs d’oeuvre, absorbés par ces imageries d’un autre temps, taillées par les mains expertes d’un autre âge et laissées en héritage à notre conscience d’aujourd’hui. Mais le chemin doit se poursuivre et nous prenons bientôt la direction de la chapelle du fond, derrière le choeur et son maître autel. Nous y observons une autre singularité du Saint Gervais Saint Protais de Paris, à savoir l’incroyable clé de voûte qui trône comme un gros noeud d’architecture savante.



Une clé de voûte circulaire qui scelle les mini arcades ouvragées convergeant vers elle. Une inscription latine forgée dans le métal est plaquée sur la couronne. Difficilement lisible sur site car trop haut placée, on aperçoit tout de même les mots. Malgré cela, un grossissement photo a posteriori est le bienvenu. On constate deux beaux « N » inversés au début de la phrase, celle-ci commençant par « eN l’aN ».



Évidemment, ces lettres inversées attirent toujours l’attention, surtout quand ce sont des « N ». Ce lettrage, ainsi que l’inversion du « S », se rencontre beaucoup dans la région et l’affaire de Rennes-le-château, comme en témoigne l’ancienne tombe du curé Saunière. La signification de cette graphie singulière pose toujours question. Le symbolisme qui s’en dégage est pourtant bien réel. Grosso merdo, vu par le prisme de la langue des oiseaux et autres piafs gazouilleurs, un « N » inversé peut signifier ce qui se trouve à l’opposé de la « haine », c’est-à-dire l’amour. Certains, encore, parlent d’un effet de mode du XIXème siècle. C’est vrai qu’en parcourant l’Aude et d’autres zones des Pyrénées, l’on croise régulièrement nombre de « N » inversés sur des tombes datant du XIXème siècle, au détour d’un hameau déshérité, voir abandonné, perdu entre roc et herbes folles, ou même en allant examiner les pierres tombales de bourgades plus importantes. On leur dit bonjour et ils sont contents mais restent toujours assez avares en explication. Le doute est donc permis… Mais il est utile de préciser que la clé de voûte pendante de Saint Gervais Saint Protais a été réalisée au XVème siècle par un certain Jacquet. Allez hop! Exit l’effet de mode 19ème! Il y a bien ici une volonté de communiquer quelque chose ou d’attirer l’attention. Même si c’est suspendu à 10m de haut! Un travail rarissime, donc, fantaisie architecturale tout à fait sérieuse qui mériterait à elle seule qu’on s’y extasie des heures, et que l’on retrouve dans d’autres chapelles latérales plus proche de l’entrée.

Nous sortons de l’église par l’est, via une porte située dans le prolongement du choeur, et débouchons sur une rue piétonne assez calme, la rue des Barres, avec ses cafés branchouilles et ses magasins d’objets en tous genres fabriqués par des soeurs.



Tout comme pour Saint Merri, ce côté de l’église se fond totalement dans le pâté d’immeubles alentour et n’est visible que par cet accès à ordre dorique (ci-dessus). Il donne sur la rue des Barres, qui portait le nom, en 1293, de ruelle des moulins du Temple car les moulins qui étaient placés sur la rivière coulant à l’endroit qu’on appelait les « Barres » étaient devenus la propriété de l’ordre du Temple. Signe, s’il était besoin de le préciser, de la proximité entre compagnonnage et Templiers.



C’est en prenant de la distance, depuis la rue des Barres ou depuis le croisement entre celle-ci et la rue de l’Hôtel de Ville, qu’on aperçoit le monument dans toute sa dimension gothique. De nouveau noyés dans le froid, nous observons également des vouivres sculptées sous une gargouille de la chapelle à la clé de voûte surréaliste. La vouivre est reconnaissable à sa queue enroulée.



Nous nageons toujours en plein élément liquide. Logique, étant donné la présence passée de moulins à eau en ces lieux. Et, si près du gros serpent (vert) nonchalant de la Seine, ce n’est peut-être finalement pas anodin. Ces signes de piste vouivresques se retrouvent parfois, en rebond, à l’intérieur même des églises comme pour indiquer un « sens » ou un « chemin », une voie dynamique. Voie de « force » ou de « réalignement », toujours est-il que, comme nous l’avons vu à propos de l’art de la cryptographie, les architectes des monuments religieux catholiques savaient parfaitement intégrer à leur vision monothéiste, des notions plus anciennes, plus élémentaires. Ils l’inscrivaient sur les murs des lieux du culte dominant pour en garder trace et mémoire en se servant des codes visuels de l’époque. Ces grands ouvriers du Moyen Âge (les opératifs, on serait tentés de dire « les vrais »), n’avaient pas prévu la culture de masse trépidante de la seconde moitié du XXème siècle, fondée sur le principe hypnotique d’accélération continuelle et un autre genre de boîte à images préfabriquées qui feront tomber au plus profond de l’oubli ce savoir fondamental si proche de nous.



Chemin faisant, nous passons le bonjour à la Tour Saint Jacques et nous attardons quelques minutes en ses jardins. Fraîchement détartrée de sa gangue de pollution après quelques années de restauration, elle arbore fièrement sa blancheur nouvelle, comme une grosse dent plantée là. Il y avait, à la base, une église entière placée sous le vocable de Saint Jacques, datant du XIIème siècle. La tour actuelle n’a été rajouté qu’au XVIème siècle mais a finalement survécu à tout le site, l’église originelle n’existant plus depuis le début du XIXème siècle. Devenu un square au milieu du XIXème siècle en conséquence des nouveaux tracés de Haussman, le site se trouve à l’intersection des rues de
  
Rivoli, qui trace vers la place de la Concorde à l’ouest, et du boulevard de Sébastopol, qui file droit vers la gare de l’Est, au nord. Même si le monument a joui de plusieurs restaurations, nous pouvons y admirer la statuaire et le plan étrangement incliné de la face ouest. Le square actuel inclut la borne du centre exact de Paris, le « point zéro » de la ville. Nous notons également que certaines figures gravées, bas reliefs et gargouilles se répondent et se complètent dans leur symbolique (merci à mon carnet de notes fugueur…).
© Marc Lebeau

Certains de nos compagnons de route, parisiens du cru, regagnent leurs pénates à l’heure du repas, le reste de la Communauté du Restau se dirigeant maintenant vers le miam miam. Retour, donc, vers les gay marécages giboyeux des environs de Saint Merri, en plein quartier central, non loin du croisement des rues Flamelle et Pernelle. Nous accostons, un peu tôt d’ailleurs, à un restaurant particulier. En effet, La table des gourmets, ainsi nommé, s’est installé dans une ancienne chapelle templière du XIIème siècle. Le style ogival de la salle en sous-sol atteste d’une ancienneté certaine. Décor typique d’époque qui pique le plaisir au vif dès les premières oeillades. Un autre monde… Nous remarquons bientôt quelques arcades bouchées dans le mur du fond. Un paladin venu nous rejoindre à ce moment, pour la visite de Saint Sulpice cet aprèm, nous signale que ces arcades bouchées sont des accès à d’autres salles situées juste derrière et en contrebas. « Je peux vous le dire, j’y ai déjà dîné, moi », chante-t-il un brin nostalgique. En fait, ces espaces, y compris la salle où nous sommes, servaient de stocks au Templiers et nous n’en voyons aujourd’hui qu’une partie seulement. Le propriétaire des lieux (un chinois) nous avouera, après interrogatoire au fer rouge, qu’en gros ces salles, pour d’obscures raisons de placement que nous serions incapables de détailler en ces lignes, ont été bouchées car il aurait dû payer trop cher pour avoir le droit de les exploiter. Nous constatons donc avec dépit qu’une fois de plus l’argent, véritable Démiurge de ce monde, déformant l’Homme à son image, détient souvent les dernier maux.

II – Le Temple béni.



Sur ces entrefaites sustentatoires et salutaires, toujours riches en échanges et interactions, nous voilà de nouveau tous réunis au pied d’un des plus beaux exemples de l’art du non dit à la parisienne, l’église de Saint Sulpice. La concentration de messages cachés au mètre carré est proprement faramineuse et atteint ici un tel degré, que, pour paraphraser le début de cet article, bien présomptueux est le visiteur ou chercheur, aussi vaillant soit-il, qui prétendra se « payer » Saint Sulpice en une journée. C’est sans conteste le plat de résistance de la promenade, le paquebot hermétique posé là, le pavé d’Histoire dans la tête. Le dessein hermétique qui s’intercale au crépis liturgique de surface est un monument dans le monument. Pour se fendre tout d’abord d’un brin d’histoire très superficiel, on peut dire que l’aspect actuel de l’église est relativement récent et date des années 1655/1660, amorcé en 1645 par le Prince de Condé.



Ci-dessus, une vue de Saint Sulpice par le peintre François-Etienne Villeret (1800-1866, domaine public). Où l’on peut voir à quel point les feux de signalisation ont poussé comme des champignons et l’érection outrancière des bites en bordure de trottoirs chargent aujourd’hui l’espace visuel de leur inutilité. A l’image de la façade de l’église Saint Gervais Saint Protais, le monument reflète le style classique en vogue au XVIIème siècle et présente le même étagement des 3 ordres: dorique au rez-de chaussée, ionique au 1er étage et corinthien tout là-haut in excelsis sur les deux tours. Enfin, plutôt sur la tour nord, la tour sud présentant un aspect bien plus lépreux.



 
C’est, d’ailleurs, un colossal détail que l’on remarque assez vite: le fossé décoratif entre les deux tours. En regardant la tour sud, on a l’impression de contempler un ouvrage inachevé, ouvert aux quatre vents, dont on aurait arrêté la construction en plein élan. On distingue bien la structure commune mais l’ornementation de la tour sud brille par son absence: frontons, colonnades, dorures, statuaire, balustrade du haut. Rien… En fait, elle semble présenter la structure sous-jacente de l’autre, le fondamental mis à nu et révélé à l’oeil, le soubassement indispensable sur lequel reposent toutes les fioritures. Ce côté « chantier en cours » s’observe aussi sur la peinture de Villeret, qui doit remonter, en toute logique, à la moitié du XIXème siècle. L’on en déduit que ces deux tours telles que nous les voyons aujourd’hui sont d’origine, donc que le dénuement de la tour sud est un acte volontaire, déjà parlant.

 
Du coup, la tour nord se remarque d’autant. Son aspect élaboré et clinquant, son obésité décorative dame le pion à sa jumelle « décharnée » du sud. Tout comme l’autre, mais de manière plus manifeste, on la divise nettement en deux, avec une partie carrée à la base qui soutient la partie circulaire au sommet. Chacune de ces deux parties est marquée d’une inscription (ou sceau, puisqu’inclues chacune dans un cercle) divine dorée à l’or fin. La base carrée se voit affublée de l’Imprononçable judaïque, le Tétragramme sacré YHWH, alors que la partie circulaire affiche le Monogramme du Christ, ou chrisme, symbole de l’alpha et l’oméga christique. La partie circulaire sommitale nous invite à la spiritualité et l’élévation, mais prend tout de même ses fondements sur l’embase carrée plus massive. Les deux formes s’emboitent et semblent exprimer une notion de complémentarité, type corps/esprit, ou masculin/féminin. On note que le Tétragramme se situe en-dessous du chrisme, ce qui pourrait implicitement signifier des notions d’ordre plus physique, terrestre, pour ne pas dire tellurique, « d’en deçà ». C’est l’embase du monde matériel (tétravalent?), dont la finitude est signifiée par la forme carrée et ses quatre faces cardinales. Un monde comme terrain d’expérience indispensable à l’émergence d’une spiritualité élevée, conscience immatérielle symbolisée, elle, par le chrisme et dont l’idée d’éternité s’exprime par l’infini de la forme circulaire.



On ne saurait évidemment oublier la fontaine aux quatre abbés, ceinturée par trois niveaux de bassins, ornés de lions rugissants et de Pan cracheurs d’eau. Le lion qui, soit dit en passant, symbolise la matérialité, de par sa force brute, comme dans la tapisserie de la Dame à la Licorne du musée de Cluny. Oeuvre où la Licorne, d’ailleurs, renvoie plus à l’esprit, en opposé complémentaire. Des lions et des Pan « dansent » au gré des clapotis de l’eau qui frémit en cascade, nous voici donc en pleine matérialité. Ceci étant, la fontaine, quoique admirable et monumentale, n’est pas non plus l’objet de la visite. Nous devons continuer.



Depuis quelques années, tout comme ses consoeurs Saint Merri et très récemment encore la brave Tour Saint Jacques, Saint Sulpice finit de se faire minutieusement dépolluer la ganache. En droite ligne de la fontaine aux lions se déroule le tapis de marches de l’église. C’est devant le grand Saint Paul, statufié dans le mythe avec ses Épîtres et son épée, que nous nous retrouvons.



Nous pénétrons ce sanctuaire et nous agglutinons de suite à droite de l’entrée, au creux de la chapelle des Saints Anges, la n°7, avec ses célèbres murs garnis des peintures de Delacroix, La lutte de Jacob avec l’Ange à gauche et, pile en face, Héliodore chassé du Temple. Notre guide hermétique du jour nous rejoint et nous avertit, bien urbain, que dans l’église de Saint Sulpice aucun élément de décoration et d’ornement n’est placé à la sauvette. C’est généralement le cas dans n’importe quel lieu de culte où tout à un sens, mais la particularité de Saint Sulpice est que, comme dit précédemment, tout y a un double sens. A la culture religieuse traditionnelle s’adjoint quelque chose de plus profondément enfoui. Pour parler clair, il s’y trouve des « indications » qui, non seulement font rebondir l’oeil à travers l’église mais guident le raisonnement et l’esprit vers une région du sud de la France bien connue de nos fins limiers et détrousseurs d’Arches perdues. Non, pas celles d’Étretat. Quoique…



Dans la chapelle des Saint Anges, donc, sont exposés trois tableaux du peintre français Eugène Delacroix. Deux peintures murales se font face, exécutées directement sur les murs (la technique employée par Delacroix nous interdit de parler de fresques). S’ajoutent à celles-ci une autre au plafond, Saint Michel terrassant le démon, peinte en atelier puis collée a posteriori. Ces trois tableaux sont exécutés entre 1849 et 1861, tous livrés en 1861. D’ailleurs, la date de 1861 ainsi que la signature du maître figurent sur un seul des trois tableaux: Héliodore chassé du Temple.

Attardons-nous plus précisément sur les deux tableaux muraux. Commençons par La lutte de Jacob avec l’Ange. Avant de s’avancer plus loin, il est utile de préciser qu’ici nous pénétrons dans un domaine où la subjectivité a toute sa part et peut même teinter le propos si l’on se garde d’analyser avec la tête froide. Nonobstant, des détails sont tout de même intéressants. Il n’y a aucune prétention d’explication de quoi que ce soit ici, juste la volonté de mettre en évidence certains éléments dignes d’intérêt dans ces deux magnifiques œuvres.



La lutte de Jacob avec l’Ange met en scène le passage de la Bible où Jacob livre combat à l’Ange/Dieu venu lui barrer la route, pour on ne sait quelles raisons d’ailleurs. L’affrontement dure toute une nuit et s’achève par la victoire de Jacob. Enfin, pas totalement puisque celui-ci se voit infliger une blessure à la cuisse qui le rend boiteux à vie. Après cette bagarre, Jacob dira avoir vu la « face de Dieu ». Dieu qui lui dit alors: « On ne t’appellera plus Jacob mais Israël (« Celui qui se bat avec Dieu ») car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes et tu l’as emporté ». Ou un truc du même tonneau, quoi.

L’action se déroule dans un bosquet plutôt sombre. Grâce à un coup d’éclairage (celui du peintre), Jacob et l’Ange se détachent visuellement. La dominante colorée tape globalement dans le vert, ponctuée de points plus lumineux aux tons chauds, type ocre, rouge ou chair. L’oeil est dirigé constamment par cette alternance d’ombre et lumière mais également grâce à des structures fermées dans la partie supérieure, induites par l’agencement des branches et des troncs du massif d’arbres. Quelques lignes directrices, à leur tour, se chargent de porter le regard. Par exemple, la lance en bas à droite, au premier plan, pointe vers le combat. Amenant l’oeil vers la jambe pliée de Jacob, on peut aussi penser qu’indirectement, elle préfigure la blessure du combattant. Cette jambe pliée vient renforcer une ligne directrice assez nette. Par extension, si l’on peut dire, c’est tout le personnage de Jacob qui est tendu dans cette direction, pris dans son élan. Il vient s’écraser sur l’Ange, dressé comme un mur dans une station, lui, beaucoup plus verticale et statique. On serait tenté de dire de Jacob qu’il est tendu comme un arc, élément qui, précisément, manque au petit tas de fripes et accessoires sur lequel est posé la lance. L’on y voit un carquois rempli de flèches mais nulle part nous ne voyons d’arc. Certains diront que cet oubli est volontaire et désigne, par omission, le village d’Arques, dans le département de l’Aude, non loin de Rennes-le-Château. Peut-être, si l’arc a dit… A la recherche de l’arc perdu, pour celui qui a vu la « face de Dieu ».

Pourquoi pas mais cette interprétation paraît cousue de fil trop fin, conséquence typique d’une vision de surface. Extrapoler sur ce que l’on ne voit pas est parfois un peu bancal. Bienvenue, donc, sur l’autoroute de la déformation et ses voies rapides où Dame erreur pointe les bout de ses arguments faciles comme des lances acérées, répétés à l’envi. Que voyons-nous, en réalité? Deux combattants qui s’étreignent dans une lutte sans merci, portée par le génie dynamique de Delacroix. Deux lignes directrices se croisent, celle de Jacob, en plein mouvement, et celle de l’Ange qui fait face. Cet « axe de l’Ange », tout en verticalité, passe par la jambe droite de celui-ci, par sa main droite qui freine la jambe pliée de Jacob, enfin par les mains jointes des deux adversaires, qui pointent vers le haut. En suivant cette ligne, l’oeil remonte vers la partie supérieure du tableau et rencontre un détail intéressant: une arche de pierre, située en haut de la falaise en arrière plan. On la discerne, glissée habilement derrière l’écran d’arbres, isolée dans une structure fermée discrète, délimitée par deux branches et du feuillage. Il faut bien prendre conscience que dans une peinture comme une photographie, rien n’est placé au hasard, tout est fait sciemment, lentement construit, posé. « L’arc » sois disant absent est donc bien présent, vissé sur le premier tiers vertical de l’image et juché sur un des points de force de celle-ci, tout comme Jacob et l’Ange.

En terme de composition picturale, un point de force se situe à l’intersection des axes principaux de l’image, dont la position est déterminée par le nombre d’or, valeur universelle d’équilibre. Ces lignes se situent entre le centre exact et le bord cadre. Les quatre points d’intersection des deux axes verticaux et horizontaux sont ainsi appelés « points de force » car ce sont des zones vers lesquelles l’oeil se dirige spontanément. Quand une image n’est pas structurée selon la symétrie axiale ou centrale, les points de force sont les meilleurs placements pour éviter un déséquilibre ou pour initier un sens de lecture. Quand un point de narration ou un détail est situé sur un tel endroit, cela signifie implicitement qu’il s’agit d’un élément clé. Mais créer un équilibre n’interdit pas pour autant la hiérarchisation de l’information. En tant qu’action principale, le combat est mis en avant. Il n’est pourtant qu’au deuxième plan, juste après le tas de vêtements à la lance. Au deuxième plan de la profondeur, certes, mais il est mis en relief par un coup de projecteur et placé sur un point stratégique de l’image. Le spectateur le regardera donc toujours en premier, avant le tas de vêtements. Ici, le degré d’importance des événements est signifié par les clairs obscurs et les différents arrière plans de la perspective, de type « aérienne » ou « atmosphérique ».

La peinture nous montre donc une arche perchée discrètement là-haut, soutenue par l’axe qui passe par la jonction, ou l’alliance, des mains de Dieu et de l’Homme. La syntaxe visuelle est incontestable. De plus, l’arche en question rappelle vaguement, de par sa forme, les célèbres formations rocheuses d’Étretat. On pense évidemment à la Manneporte ou la porte d’Aval. Cette impression est très subjective mais assez envahissante. S’il devait y avoir une telle analogie, que peut-elle bien signifier?



 
L’image présente aussi une forme géométrique récurrente, en « V », pointe en haut ou en bas. On la trouve dans l’agencement des troncs d’arbre à droite, dans le croisement de l’arête des falaises au fond, mais aussi dans la croisée de la pointe des ailes de l’Ange en bas, ainsi que dans la position des jambes de celui-ci. D’ailleurs, l’aile droite elle-même forme clairement un « V ». Pour en revenir aux falaises, on remarque que l’échancrure de celles-ci se prolonge de chaque côté pour former non plus simplement un « V » mais une croix. Un « X », symbole alchimique de la lumière, baigné dans l’éclat doré d’un début de soirée ou d’un matin en contre jour, le tout à l’aplomb direct de la tête de l’Ange.

Enfin, un élément beaucoup plus discret parsème cette oeuvre. Nous remarquons, en effet, un certain nombre de visages en trompe l’oeil, disséminés dans les replis du décor. Perception subjective ou réelle fantaisie de l’auteur, il s’agit de rester prudent. Car ces « figures » ne se remarquent qu’en y regardant de plus près. Par exemple, l’extrémité de la peau de bête que porte Jacob, au niveau de son pied droit, met la puce à l’iris. Elle semble arborer une tête animale qui regarde vers les bergers à droite. L’oeil du spectateur est amené en douce de ce côté de l’image, direction soutenue par l’épée de Jacob tombée au sol, dont l’extrémité pointe également la transhumance. On y distingue trois personnages dont la progression ondule littéralement sous nos yeux. Là encore, ils ne demandent qu’à s’animer tant l’effet de mouvement ressort. L’homme au premier plan, de type sémite ou sarrasin, porte un pantalon bleu, l’homme à cheval, plutôt de type  
occidental, arbore une tunique rouge et chevauche un cheval blanc. La femme à l’amphore dorée sur la tête porte une robe blanche avec un pardessus indistinct. En plus d’être le point de convergence de cette mini scène latérale, elle se trouve aussi sur un point de force de l’image. Le triptyque coloré bleu-blanc-rouge est clair. Quant à la caravane, on la perd de vue pour la retrouver plus « loin », par le truchement d’une découverte du bosquet, juste au-dessus de la tête de l’Ange, à mi-chemin entre celle-ci et le « creuset » doré des falaises du fond. Cette caravane se dirige clairement vers la vallée au-delà des escarpements rocheux, hors champ pour le spectateur. Est-ce une métaphore de l’Humanité, symbolisée par le troupeau en marche, qui auraient besoin de guides pour la mener vers la lumière ou dans le droit chemin?

Deux visages transparaissent, disposés de part et d’autre de la tête de l’homme à cheval. L’un, à gauche, juste à côté de la femme en blanc, semble représenter un profil de lion. Chacun peut y voir tout autre chose mais cette forme semble la plus évidente. Elle rappellerait presque les lions de la fontaine. Elle prend corps dans l’excroissance racinaire de l’arbre au tronc oblique. Dans l’alignement à droite, un bédoin est assis sur son dromadaire. L’agencement de la jambe gauche de l’homme, des deux gourdes placées de part et d’autre de celle-ci ainsi que le pli d’étoffe ou de tissu au bas de la selle semble former un visage christique. Par effet de perspective, l’homme en rouge tourne le regard vers lui.



En regardant bien, on voit une autre forme se détacher de cette zone. Tout au bord, derrière le dromadaire et se prolongeant un peu plus bas avec le rocher, un crâne apparaît. Un genre de grosse tête de mort avec l’oeil au niveau du reflet du rocher et tout l’arrondi du crâne délimité par la selle. Il est coupé en deux par le bord de l’image, laissant toute une partie hors champ. Celle-là est plus sujette à caution. À dire vrai, c’est sur les lieux même, en grandeur nature, que cette forme s’est dégagée.

Un peu plus en retrait du troupeau mais se rapprochant du centre de la toile, une autre figure, fondue habilement dans le décor, regarde la scène. Une « face de bois » se profile à la base du premier tronc d’arbre en partant de la gauche. Réminiscence de l’Homme vert celte ou tête d’écorché, à chacun son point de vue. En double trompe l’oeil, une partie de ce visage, quand on l’isole, dessine même une tête de chien genre basset dont l’oreille pendante est formée par le nez du visage humain. Une partie de la base du tronc juste à côté est plongée dans l’ombre. Ici aussi, flairant une noirceur un peu moins lisse que les autres, le regard ne peut s’empêcher de la sonder. En effet, elle paraît présenter, en filigrane, des structures géométriques, faisant penser à une architecture. Là encore, la prudence est de mise tant la lisibilité de cette zone s’avère hasardeuse. Lisibilité d’autant plus ambigüe à Saint Sulpice où, après une exposition de 150 ans, la peinture s’est un peu usée. Certains détails sont certainement un peu gommés par rapport à ce que devait voir le public de 1861. Doit-on faire un rapprochement entre la figure du chien et cette
 
construction masquée, placée au centre de l’image? Nous nous rappelons alors que, parmi bien d’autres surnoms, le peuple des cagots, ces ouvriers et artisans hors pair ayant oeuvré activement à l’érection des cathédrales « gothiques » sous la houlette financière, logistique et spirituelle des Templiers, était appelés « chiens de Goth » (4).

Au-dessus de ce double trompe l’oeil, dans le même tronc, un autre visage apparaît dans les courbures noueuses de l’écorce. D’aspect hostile, il regarde à l’opposé du visage du bas, vers les falaises. A droite comme à gauche, de près comme de loin, ces entités élémentales paraissent « surveiller » la progression du troupeau. Que représentent-t-elles? Les embûches du chemin semées par la vie? A l’image de Jacob qui doit livrer combat pour pouvoir continuer sa route…



Un autre analogie de forme est « apparue » sur le tard: le massif de feuilles, coincé entre le visage de bois noueux et le « X » des falaises, semble profiler une carte de France. Très schématique, certes, mais tout de même, l’impression est là. Avec l’estuaire de la Gironde débouchant sur la croisée/creuset d’or des falaises. La France serait-elle un creuset? Ce buisson-France est subtilement placé entre Jacob/Israël et l’Arche de pierre (normande?). L’Alliance des mains de l’Ange/Dieu et de l’Homme semblent pointer une région particulière de cette France. Plein sud… Mmmm… Intuition ou ressenti très personnel, donc, là encore, à chacun de juger. Ou jauger…



Le tronc du centre présente un autre détail remarquable. Juste avant sa courbure, nous voyons un profil humain gravé dans l’écorce, à la manière d’un glyphe. De la même façon que les éléments évoqués auparavant, 
 
il ne se remarque pas immédiatement et demande un regard attentif. Il est mis en évidence par un coup de projecteur discret, comme un halo de lumière qui l’enveloppe, et se confond avec le feuillage de l’arbre voisin. Un fois de plus, la toile délivre un symbole difficilement identifiable. Que signifie-t-il? Lourde question… Comme évoqué précédemment, ce détail n’apparaît pas du tout évident quand on va voir le tableau à Saint Sulpice même. Prudence, donc.

Pour finir, un autre visage, beaucoup plus discret et laissé à l’appréciation de chacun, se fond avec malice.… Tapis dans la végétation, il semble ne pas perdre une miette du combat (en haut à droite)…



Trouvez Charlie…



Encore une fois, ce visage n’apparaît pas de manière claire lorsque l’on va mirer l’oeuvre à Saint Sulpice. On ne voit qu’un gros pâté vaguement coloré. On peut mettre çà sur le compte de l’usure temporelle mais la prudence reste de mise.

 
En prenant un peu le large, notre guide du jour nous dévoile autre chose: la lance pointée de ce tableau indique, par prolongement, une autre zone de l’église. Nous comprenons que les éléments du décor sont non seulement intéressants pour eux-mêmes mais interagissent entre eux pour délivrer un message. A priori, la lance de Jacob renverrait vers les deux toiles de la section nord du transept, peintes par Emile Signol. Deux autres peintures de Signol sont présentes dans la section sud du transept. Toutes mettent en scène des épisodes de la vie de Jésus et ont été peintes entre 1872 et 1879. Le bémol, c’est que Delacroix ayant livré les siennes en 1861, il ne pouvait renvoyer vers les toiles d’Émile Signol alors absentes. On peut penser alors à l’imposant Saint Pierre en bronze. Celui-ci est figuré assis et tient deux clés dans la main gauche. Il pointe l’index droit vers le haut. Ce geste semble indiquer la croix de Lorraine sculptée au sommet de la boiserie de l’entrée du transept nord, juste derrière lui. Les toiles de Signol, quant à elles, sont célèbres grâce un détail: le peintre a signé en majuscules en inversant le « n » de son nom, faisant, pour le coup, directement référence à un lettrage que l’on retrouve dans l’affaire de Rennes-le-Château, mais aussi à l’ornementation un peu plus ancienne d’autres églises, comme nous l’avons vu précédemment à Saint Gervais Saint Protais de Paris.

La toile d’Eugène Delacroix qui fait face au combat de Jacob, c’est Héliodore chassé du Temple. Elle met en scène un épisode du second Livre des Maccabées où le dit Héliodore est envoyé au Temple de Salomon par le roi de Syrie Séleucus IV afin d’en dérober le trésor. En désespoir de cause, le prêtre du Temple, Onias (à Sion?), prie Dieu. En réponse, ce dernier expédie deux anges et un cavalier pour administrer une bonne volée au voleur. Et fissa!



C’est une composition verticale de mêmes dimensions que Jacob. Première opposition: le décor change, nous ne sommes plus dans la nature mais au sein d’une architecture bâtie de main d’homme, en l’occurrence le Temple de Salomon, architecture ésotérique et légendaire par excellence. Au premier coup d’oeil, d’ordre général, s’impose la dominante chaude des couleurs, en particulier des tons dorés. Deuxième contraste avec La lutte de Jacob avec l’Ange, où dominent les tons froids. Ici, le noeud principal de l’action se situe nettement dans la moitié inférieure où l’oeil est, pour ainsi dire, happé par une structure en spirale farouchement dynamique. Composée des deux anges punisseurs armés de verges, du cavalier divin en armure d’or et du malheureux Héliodore, écrasé au sol par le cheval autant que par son acte coupable, elle fait littéralement tourbillonner le regard. Cette impulsion part du rideau au-dessus (duquel semblent tomber les anges) pour s’enrouler jusqu’au sabot du cheval qui immobilise Héliodore. Comme dans La lutte, le mouvement est presque palpable. Les verticales et horizontales rectilignes des piliers et des murs viennent stabiliser quelque peu ce désordre tout circulaire, cette « circulation ». Une ligne directrice traverse le cercle de l’action de part en part, amorcée par le sceptre d’or du cavalier, relayée par les pattes du cheval et aboutissant jusqu’à la main relevée d’Héliodore. Une ligne courbe croise l’axe du sceptre. Elle part de la jambe droite d’Héliodore pour se prolonger avec le bras gauche en extension de l’ange vêtu de violet. Tout comme dans le tableau d’en face avec la croisée des falaises, Delacroix nous plante un magnifique « X », visible comme les moustaches sur le museau d’un chat noir.



Le « X », symbole de lumière, dont la croisée converge sur ce pauvre Héliodore, « soleil d’or » du creuset qui « souffre », vautré dans le rouge. Une vraie diagonale, plus centrée, croise le fer avec l’axe du sceptre. Il est matérialisé par l’alignement des deux sabots arrière du cheval, du sabot de la patte avant droite, du genou plié de la patte avant gauche et du coude droit de l’ange vêtu de violet. Comme dans toute l’église, les couleurs rouge et vert se répondent à travers la toile. Mais, tout comme dans la toile de Jacob, d’autres couleurs entrent en jeu comme le violet de la tunique de l’ange tombant sur Héliodore. Associé à la couleur verte du vêtement de l’ange qui surgit à gauche cadre et à l’or de la toison du cavalier, il semble que nous ayons là un triptyque alchimique.

Une autre zone attire l’oeil. L’homme à barbe rousse en bas à droite, qui paraît déstabilisé par la bagarre, arbore un bonnet phrygien rouge constellé d’étoiles dorées. D’un point de vue ésotérique, ce type de couvre chef renvoie directement aux loges maçonniques révolutionnaires. L’on sait que ces loges sont en grande partie issues des confréries opératives des corps de métiers du Moyen Âge, et donc du compagnonnage, lui-même jadis sous la protection de l’ordre du Temple. Le Temple, qui est précisément le décor de l’action. Les corporations de métiers étaient des organisations professionnelles mais réceptrices, en toile de fond, d’un certain savoir ramené d’orient par les Templiers des débuts, ordre dont bien des chevaliers ont été obligés de se disperser après sa chute ou se sont réunis dans le seul endroit où le pouvoir royal ne fourrait pas trop son nez: la Cour des Miracles. Des brigands organisés en une hiérarchie précise, communiquant grâce à l’argot (l’art Goth), et qui portaient la « cagoule« . On observe chez ce personnage « latéral », mais pourtant au premier plan, un style vestimentaire assez rude et simple, qui, a priori, se prête plus à celui d’un brigand que d’un homme de bonne famille. Ce sentiment est renforcé par la boucle d’oreille et les quelques armes autour de lui. D’ailleurs, le lobe de son oreille a une drôle de forme. Est-ce une référence aux cagots, ces « compagnons » d’un autre « genre », une « race maudite » ou « céleste », souvent remarquée à son époque pour son absence de lobe aux oreilles. On ne fait plus le rapprochement entre les cagots et leur art dit « gothique » ou « gau-tique », en référence aux Gals du proche orient à l’origine du nom « Galilée » (Galaad, qui trouve le Graal?) et chez qui le symbole du coq était très présent. Le gallinacée gaulois n’est pas loin… Une légende de l’origine des cagots veut qu’ils aient été renvoyés du chantier de construction du Temple par Salomon pour leur mauvais travail. Les cagots chassés du Temple, donc… (5). D’ailleurs, la couleur rousse des cheveux et barbe du personnage évoque aussi le « feu roux » ou rouge que l’on trouve dans les jeux de tarot. D’ici, également, à ce qu’il y ait un rapport avec le personnage de Noël Dorgeroux du roman Les trois yeux de Maurice Leblanc, il n’y a pas loin! Singulier patronyme d’un savant fou ayant ouvert d’étranges « portes » à l’accès « trinitaire »… Est-ce donc le fruit d’un hasard naïf de retrouver cette couleur ici, hormis le fait qu’elle s’accorde avec la tonalité générale?


 
Rappelons à l’occasion que nous sommes dans la chapelle n°7. Chiffre symbolique s’il en est, le 7 représente, en alchimie, le nombre d’étapes menant de la matière à l’esprit. C’est le chemin des 7 métaux. Ou encore les sept planètes des jours de la semaine. Additionné au « X » du tableau, 10 en chiffres romains, le 7 donne 17, un chiffre pas anodin. D’ailleurs une phrase des Psaumes mis en exergue à l’entrée de la chapelle, juste à côté de La lutte de Jacob avec l’Ange, nous rappelle vivement à l’élévation: RETIRE MOI DE LA BOVE QUE JE N’Y RESTE PAS ENFONCÉ. C’est tiré du Psaume LXVIII, nous précise l’inscription.

Autre détail de l’image, un peu en retrait dans l’escalier, en arrière plan dans l’ombre, une femme, de type plutôt oriental, joint les deux mains au-dessus de sa tête dans un geste de prière, ou plutôt d’imprécation. Elle est tout entière en extension, des pieds jusqu’au bout des doigts, et regarde en direction de l’enfant en haut des marches. C’est lui qu’elle implore, partagée entre dévotion et crainte. En regardant de plus près, nous remarquons qu’elle ne porte pas de chaussures et qu’une couronne d’or gît à ses pieds. S’agit-il de celle d’un roi? De la coiffe d’un évêque? Mais les évêques sont plutôt habillés de violet alors qu’ici c’est l’or et les tons chauds qui mènent la danse. Le style vestimentaire de cette femme ne s’accorde pas avec celui des autres personnes du Temple. Serait-ce une allusion à Marie Madeleine d’où descendraient, selon certaines hypothèses, la lignée des rois de France? Cette femme paraît effectivement en plein mea culpa, mais que ferait une Marie-Madeleine dans une scène de l’Ancien Testament?

L’enfant dressé en haut des marches paraît impressionner certains personnages autour. Avec son bras en l’air, il est croqué en plein élan.

 
Une fois de plus, l’impression de mouvement est très bien rendue. La colère apparente de ce chérubin est accentuée par les traits graves de son visage et ses yeux laissés dans l’ombre. Regard dur qui répond à celui, implorant, de la femme aux mains jointes. On remarque la posture de crainte de l’homme à gauche. Ce triptyque de personnages arbore respectivement le rouge, le bleu et le blanc, trilogie déjà remarquée dans La lutte de Jacob avec l’Ange. Est-ce donc ce morveux aux cheveux d’or qui a jeté à bas la couronne? Et dans ce cas, que ou qui représente-t-il? Qui peut-il bien être pour se permettre un tel geste? Un petit nuage de fumée grise surplombe ce quatuor. A priori, on ne voit pas trop d’où elle peut sortir, ni même ce qu’elle signifie.

Un peu en retrait de l’homme (brigand?) au bonnet phrygien, un soldat a l’air visiblement malmené par les événements. C’est un des hommes d’Héliodore. Appuyant la rythmique verticale de l’image, il tient sa lance debout, fer pointé vers le haut. Le regard, guidé vers la partie supérieure droite du tableau, s’arrête en chemin sur un motif décoratif de la porte pour le moins étrange: un serpent enroulé. Au-delà du fait de rappeler la spirale « infernale » de l’action, que diable vient faire ce serpent ici?

 
Toujours dans cette partie, et se détachant sur fond plus clair, un homme porte une sorte de jarre en or. Probablement un voleur encore affairé qui s’enfuit avec une partie du trésor avant que çà ne chauffe pour son matricule. La forme de son casque renvoie à celle du bonnet phrygien de l’homme à la boucle d’oreille. Ces deux lascars sont donc de mèche. Une mini structure fermée piège également le regard sur un élément étrange. En effet, la tête de l’homme au bonnet phrygien, son bras en l’air plié à angle droit et la tête casquée du soldat forment un losange qui isole le visage grimaçant d’un autre soldat posté un peu plus loin. Inquiétant ou juste disgracieux, ce visage quelque peu effacé fait penser à une tête de mort. Contrairement à tous les autres, il regarde le spectateur droit dans les yeux.

 
En haut, un groupe d’hommes, dont le prêtre Onias en violet, sont sujets à la panique ou, du moins, à un certain effarement mêlé de curiosité. C’est sûr que ce n’est pas tous les jours que des anges tataneurs se frayent un chemin jusque dans un lieu de culte, verges en main pour fouetter les coquins! Ces hommes et femmes, regardent tous la scène du bas avec attention, sauf Onias. Étrangement, celui-ci regarde le rideau qui vole au vent et en paraît fort impressionné. La direction de son regard est incontestable. On se rappelle que c’est Onias qui invoque Dieu pour stopper Héliodore. C’est ce que le tableau, conformément à la Bible, nous raconte mais on ne saurait trop dire si celui-ci est encore en prière où s’il prend conscience de la conséquence de ses prières à Dieu. Probablement qu’il y a un peu des deux.

 
Ou bien est-ce autre chose… Comme Jacob lors de son combat, Onias serait-il en train de mirer la « face de Dieu »? A priori non, mais… Regardons de plus près. Car une intuition aussi fugace que brûlante, pousse à la vérification. Constat troublant: après retournement de l’image, un visage semble se profiler, glissé en trompe l’oeil dans la partie sombre du rideau. Qu’est-ce donc? La « Face de Dieu »? C’est sûr qu’il y a matière à interprétation, tant on pourrait aussi y projeter le profil d’un poing fermé. Malgré tout, une arcade sourcilière, un oeil clos et une bouche fermée se dessinent. Le front difforme et l’absence de nez viennent tempérer l’évidence de la déduction. Pourtant la couleur chair employée pour la mince partie du rideau qui est retournée parle d’elle-même. Elle entre en résonance avec la couleur sanguine nervurée de la partie foncée. D’ailleurs, la partie claire fait plus penser à un bras qui se finit par une main aux doigts collés. Collés ou palmés. Ou alors une tête d’oie se glisse-t-elle discrètement dans les plis du rideau?…

Ainsi donc, les tableaux de la chapelle des Saints Anges recèlent encore de nombreux rébus visuels. Ils ont dormi un siècle et demi durant, à nous de les dépoussiérer un peu. Pour parfaire la visite de cette zone de Saint Sulpice, il aurait fallu se pencher aussi sur la toile du milieu, Saint Michel Terrassant le démon. Saint Michel « terrasse », c’est-à-dire littéralement « met en terre », le démon, c’est-à-dire le monde à l’envers, le « de-mon ». Le daemon, comme diraient les Grecs, l’esprit insufflé à toute chose. Semer en terre le daemon, la « féconder » avec le Souffle de l’Esprit, pour qu’elle en porte les fruits?


© A.K.

Axé sur la symétrie, contrairement aux deux autres, normal, dirons-nous, pour la toile du « milieu », ce tableau met en évidence une structure en « T » retourné. L’étoffe que porte Saint Michel sur sa jambe gauche semble dessiner une espèce d’animal type serpent à deux têtes. L’élément récurrent de la lance est présent. Un détail étrange: le démon porte une couronne de fer et son visage semble être plutôt un masque humain qu’un vrai visage. Mais le démon n’a pas de face puisqu’il peut les prendre toutes.

Hormis le vitrail, cette chapelle, sous l’invocation des Saints Anges depuis seulement 1844, est entièrement « tapissée » des tableaux de Delacroix. Ainsi, le triptyque forme une arche picturale monumentale qui enveloppe physiquement le visiteur dès lors que celui-ci y pose le pied. La disposition de l’oeuvre elle-même parle donc aussi. Trois tableaux, trois épisodes bibliques, trois combats des mythes religieux. C’était la chapelle n°7, celle des trois lances ou des trois coups de tonnerre. Faites vos jeux! Et que sont donc ces entités? Frappeurs, bagarreurs, « ébranleurs » ou « terrasseurs » de démon, le moins que l’on puisse dire c’est qu’ils ont l’air peu enclin au dialogue, ces anges là!

À propos de cette chapelle des Saints Anges, à Saint Sulpice, je disais:

- Jamais (…) Delacroix n’a étalé un coloris plus splendidement et plus savamment surnaturel; jamais un dessin plus volontairement épique.

Charles Baudelaire

Juste au-dessous du tableau d’Héliodore, une porte communique avec une pièce discrète à côté, la chapelle du Péristyle. Nous constatons qu’elle est exceptionnellement ouverte. En effet, l’accès à cette chapelle est la plupart du temps fermé au public. Occasion rare, nous nous engouffrons sans ménagement.Un détail de taille dans cette petite pièce circulaire, c’est qu’au même emplacement du tableau d’Héliodore mais de l’autre côté du mur trône un magnifique bas relief.

Cette chapelle, à laquelle on accède par celle des Saints Anges, se trouve à la base de la tour du sud. Tout d’abord elle devait être la cage de l’escalier tournant qui aurait conduit à la loggia du premier étage. Puis on en fit une vraie chapelle, « destinée pour être le sanctuaire du Saint Viatique ». Ainsi le prêtre appelé la nuit pour des malades pourrait facilement, entrant par la porte qui ouvre sous le portique extérieur, prendre le Saint Viatique.

On la mit « sous l’invocation de Saint Joseph mourant », et c’est pourquoi M. de Tersac fit poser en 1787, au-dessus de l’autel qui se trouvait jadis à la place de l’entrée actuelle, un bas-relief de Mouchy représentant La mort de Saint Joseph, et dans les niches quatre statues du même sculpteur, symbolisant la Résignation, l’Espérance, la Religion, l’Humilité, au-dessus desquelles, dans des médaillons, sont des génies tenant des attributs qui rappellent ces vertus.

Comme on le voit, cette chapelle ressemble, comme disposition et décoration à celle que nous avons trouvée dans la tour du nord. Nous pouvons examiner le tableau au-dessus de l’autel. Il est de Hallé et représente l’Apparition de Notre Seigneur à Marie-Madeleine. « Il appartenait primitivement, nous dit Simon de Doncourt, à la confrérie des Jardiniers et était placé dans leur chapelle ». (6)



D’une grande finesse d’exécution, ce bas relief présente des effets de drapé et des courbes très « fluides » où vient couler la lumière. Pour ce qui est de la composition, le zigzag de la ligne directrice emporte le regard du triangle en bas à droite vers un élément qui ne manque pas d’étrangeté, discret mais présent, dans l’arc de la partie supérieure à gauche: un groupe d’angelots accompagné d’une « créature » assez grotesque, grimaçante, presque animale, aux yeux larges et profonds avec arcade sourcilière marquée, et pourvue d’un crâne particulièrement allongé. Ou peut-être cet allongement atypique se confond-il avec les nuages. Toujours est-il que cette « chose » est retranchée derrière les petits anges. Un détail qu’on rate souvent sur place mais qui ne manque pas d’interpeler quand on le voit. On pense à un genre de démon hideux que l’artiste aurait placé là mais on se demande tout de même ce que ce « greemlin » difforme vient faire par ici.



A bien regarder, on voit que le personnage au chevet de Saint Joseph, au premier plan dans le triangle de droite, a les deux index pointés dans deux directions distinctes. La main droite (le bras plié) paraît indiquer quelque chose derrière le personnage et la main gauche (bras tendu) pointe en bas. Ce dernier pointe-t-il la crypte du Rosaire, située sous la tour du sud? Ce soubassement au plafond bas et voûté (pour l’avoir arpenté un autre jour de coup de bol, décidément!), ne présente pourtant pas beaucoup d’éléments de décor. Peut-être les frises d’époque sur certaines arêtes des voutes.



Ce bas-relief de Saint Joseph vient donc en doublon d’Héliodore, comme en face cachée, sans couleur. Un lit où, effectivement ici, Saint Joseph dort ou s’apprête à dormir pour de bon, hors temps et hors espace. La présence d’angelots dans l’oeuvre prolonge un peu la chapelle des Saints Anges.



Pour l’anecdote, nous avons profité d’une exposition qui s’est tenue dans la chapelle du Péristyle. Une artiste peintre a eu l’audace, pour ne pas dire autre chose, de venir vendre ses toiles entre 12 000 et 15 000€ pièce (1000 ou 2000€ seulement pour les versions papier) au pied du gigantesque triptyque crypté du Maître. Cherchez l’erreur… Ses « impressions » gris-bleuté étaient fort sympathiques mais nettement surévaluées. M’enfin…



N’ayant pas le budget pour une seule de ces toiles, même à neuf réunis, nous préférons plutôt admirer le bas-relief de Mouchy ainsi que sa statuaire. Celle-ci jalonne le pourtour, chaque statue étant inclue dans une alcôve.



Il est utile de préciser que, lors d’une deuxième venue en solitaire pour faire des photos, la porte de la chapelle s’est ouverte une seconde fois pour une autre exposition, sur l’art copte cette fois, au moment de Noël. Votre Serviteur Loup a donc pu prendre ces clichés sur le tard pour illustrer son article, tranquille le chat. Comme quoi, s’il est un moment favorable pour avoir une chance de contempler cette chapelle si souvent fermée, c’est bien en fin d’année, période propice aux brèches menant de l’autre côté du miroir.



Ci-dessus la statue de l’Humilité, qui foule au pied une couronne.

Repus visuellement, nous remercions et quittons ce cercle. Nous continuons dans la grande nef rectiligne. En chemin nous croisons les autres chapelles et la superbe chaire.



Coincée entre deux pans de marbre rouge et vert, la chaire arbore crânement sa feuille d’or et ses marbres blancs pleins de veines. Des stalles VIP lui font face, tout en bois aux sièges de velours rouge.

Nous remontons vers les incontournables de Saint Sulpice comme par exemple le mausolée de Languet de Gercy dans la chapelle de Saint Jean-Baptiste. M. Languet, homme d’église apparemment connu en son temps pour sa générosité et son dévouement, meurt subitement dans son abbaye de Bernay le 2 octobre 1750. Il est inhumé dans la chapelle de Saint Jean-Baptiste le 24 juin 1757, date où est achevé son mausolée, oeuvre de Michel-Ange Slodtz. En gros, la partie sommitale met en scène une allégorie qui nous dit qu’un homme tel que M. Languet ne peut disparaître dans l’oubli de la mort. Simon de Doncourt rapporte une description de ce monument, qu’il a juste recopié de l’original imprimé:

L’Immortalité (…) vient d’un vol rapide dissiper les ténèbres qui le couvrent, tenant sous son bras gauche le plan géométral de l’église de Saint Sulpice, tracé en or sur l’airain. À sa voix, M. Languet sort du tombeau. La Mort frémit à l’aspect de son ennemie; elle s’échappe, confuse et désespérée. (…) Le tout est adossé à une pyramide de marbre de brèche d’Alep sur un grand socle de même marbre. La pyramide elle-même est adossée au mur de l’Arcade qui fait face à l’autel de la chapelle. (7)


Simonet, 1771.



Sur place, on distingue effectivement un genre de tablette sous le bras de l’Immortalité, même si elle se fond dans la masse de pierre, mais elle ne présente rien de ce dont parle Simonet. En fait, elle est nue de toute inscription. Aucun plan de quoi que ce soit n’est visible, ni aucun tracé à l’or, walou! Le chercheur doit donc s’en remettre à cette description d’époque. Il est dit souvent que l’Immortalité tenait un document papier ou parcheminé dans sa main gauche, celle qui est refermée. Un document qui contiendrait des « indications ». De quelle nature, la vérité c’est que, extrapolations mises à part, personne n’en sait fichtre rien puisqu’il n’y a rien. C’est à la Révolution que le tombeau subit quelques dégradations et déménagements. Ce mausolée est trimbalé au musée des Monuments français. Un certain M. de Pierre en obtient la restitution à l’église en 1819, après s’être copieusement bagarré. Entre temps, évidemment, des éléments ont disparus:

Après quatre années d’incessantes demandes, il l’obtint enfin, en 1819. Ce mausolée ne revint pas intact: il ne faut pas s’en étonner après les scènes de la Révolution et les déménagements trop nombreux. On avait enlevé à l’Immortalité la branche de laurier qu’elle tenait de la main gauche et supprimé les deux génies en marbre qui surmontaient le piédestal: le génie de la Religion tenant une croix et s’appuyant sur un cartel en marbre où était appliqué l’écusson, en bronze, de M. Languet et le génie de la Charité couché sur une corne d’abondance d’où sortaient des fruits en bronze doré. Malgré ces disparitions, M. de Pierre reçut avec joie ce monument, et le remit à sa place en le réparant tant bien que mal. (8)

Que tenait réellement l’Immortalité dans sa main? Mystère… Le plan de l’église a-t-il été mis là pour donner une quelconque information? Car c’est le même Simonet ayant fait un descriptif écrit de Saint Sulpice paru en 1771, date « miroir » assez remarquable, qui parle du tabernacle du maître autel représentant l’Arche d’Alliance, avec les deux chérubins dessus. Le Mercure de Gaillon a mis en évidence ce manuscrit de Simonet qui qualifie Saint Sulpice de nouveau Temple de Salomon. La question serait de savoir maintenant ce que symbolise l’Arche d’Alliance elle-même…


© Mercure de Gaillon

Malheureusement, si la recherche des documents du passé tend à corroborer très fortement le côté « Temple » de Saint Sulpice, beaucoup d’éléments de décoration qui pouvaient aller dans ce sens ne sont plus visibles aujourd’hui, comme ce fameux tabernacle/Arche, absent depuis les années 1930, et le « document » qui se trouvait supposément dans la main gauche de l’Immortalité du tombeau de Languet. Ou encore comme ces inscriptions « grattées » par le temps ou des mains mal intentionnées, qu’on ne peut plus lire. On pense tout de suite aux quelques lignes à la base du gnomon, effacées de main de curé, dit-on. De curé Saunière, même. Ou également à la dalle gravée d’où part la ligne de cuivre jusqu’au gnomon. En aparté, Thierry Garnier nous fait part de la copie d’un document rare en sa possession, non encore publié, qui montre l’inscription originelle de cette dalle. Inscription que l’on ne voit plus aujourd’hui.



Une ligne traversant l’église de part en part, souvent qualifiée, à tort, de méridien de Paris mais qui est en fait un simple méridien d’église. Une méridienne d’église est une ligne tracée à des seules fins astronomiques et, dirons nous, « d’horloge ». Horloge solaire évidemment, c’est un tracé qui ne concerne que le monument lui-même. A Saint Sulpice, des dalles marquent à plusieurs endroits les points d’impact au sol de la lumière au moment des solstices d’été et d’hiver, ainsi que celui de l’équinoxe. Nous voyons effectivement un « trou » pratiqué dans le vitrail de l’aile sud du transept, tout à gauche dans la rangée située juste en-dessous de l’arcade de la fenêtre, par lequel la lumière passe. Un gnomon n’est rien d’autre qu’un cadran solaire muni d’un style (une tige) qui projette son ombre sur une plaque et détermine ainsi l’heure du moment. À Saint Sulpice, le gnomon peut difficilement projeter son ombre étant donné sa position dans un coin de l’aile nord du transept. Le corps de l’obélisque est marqué du signe du capricorne qui pourrait signaler le point le plus élevé du gnomon que viendraient lécher les rayons du soleil. L’éclairement de la boule sommitale serait à vérifier lors du solstice d’hiver (jour le plus court de l’année).

En tous cas, s’il est maintenant certain que des éléments de codage permettant de comprendre pleinement la dimension double qu’ont voulu lui donner ses constructeurs manquent à l’intérieur, rien n’empêche de jeter un oeil à l’extérieur. En sortant, nous contournons l’église par le flanc nord. Cette séance d’observation va s’avérer tout à fait instructive.



Nous arrivons au transept nord et prenons conscience du côté double, ou miroir, qui est à l’oeuvre ici. Nous remarquons, en effet, deux petites obélisques surmontées d’une boule, exactement à l’image du gnomon intérieur. Ces éléments sont situés de chaque côté de la façade du transept, au-dessus du porche d’entrée.



Comme dans tout monument contenant un message crypté et présentant une architecture aussi foisonnante que symbolique, les détails « parlant » ne se laissent pas attraper facilement, il faut les débusquer, ne pas hésiter à lever les yeux, chercher dans les coins, regarder attentivement certaines zones, y passer du temps, prendre ses jumelles ou son objectif photo. Ces gnomons externes sont visibles mais restent assez discrets. Que viennent-ils faire ici? Peut-être est-ce un rappel. Car, à l’intérieur de l’église, c’est précisément dans ce coin nord ouest du transept qu’est situé le grand gnomon. En parfaites répliques de celui-ci, ces deux modèles réduits extérieurs viennent en doublon. Et quand celui de l’intérieur pourrait n’avoir qu’une utilisation astronomique (pour les ceusses qui ne sont pas copains avec l’ésotérisme ou qui refusent les lectures à double entendement), à quoi peut donc bien servir d’en rajouter deux petits à l’extérieur?



Un autre élément interpelle. Vu de l’intérieur de jour et de l’extérieur de nuit, les deux rosaces des façades du transept présentent, en leur cercle central, des lettres. Le transept sud affiche un « P » central bleu autour duquel se love un « S » jaune. La façade nord, quant à elle, présente deux « S », un bleu et un jaune, tous deux très proches et dessinés l’un derrière l’autre dans le même sens. Qu’est-ce que cela signifie?

Quant aux gnomons, y-a-t-il un sens symbolique dans cet agencement? Et symbolique de quoi, après? Nous v’là bien avancés… Engoncés dans nos larges écharpes de feutre, nos regards en élévation fixent l’abîme frustrant de cette question sans réponse. Sous peine de se statufier dans les rigueurs de l’hiver précoce, nous poursuivons vers l’arrière du monument, le « cul » de l’église, si l’on peut dire, la longueur de celle-ci ayant été prolongée. L’on voit, en effet, un renflement s’arrondir et mordre l’espace de la rue Garancière. C’est l’extérieur de la chapelle de l’Assomption située au fond de l’église, derrière le choeur. D’étonnement en étonnement, Saint Sulpice sourit décidément aux yeux baladeurs et récompense le curieux. En effet, pour peu que l’on prête attention, nous voyons deux gnomons stylisés, accolés de part et d’autre de l’abside. Ainsi, nous retrouvons cette figure sur la face est.



Un autre élément brille, si l’on puis dire, par sa discrétion et menace de passer inaperçu pour peu qu’on le néglige. Dans le prolongement du gnomon sud de l’abside, en remontant, on observe une petite ouverture circulaire au niveau de la frise du haut, elle-même composée de motifs circulaires de même taille. Remarquée sur le tard, comme beaucoup d’autres détails ou étrangetés, on en déduit que cette « fenêtre » doit donner dans la chapelle de l’Assomption, plus précisément dans le renfoncement où est érigée la statue de la vierge. Malheureusement, après vérification à l’intérieur, le décor ne présente aucun éclairage trahissant la lumière venant de l’extérieur. Ce « soupirail » est masqué par le décor. Soit dit en passant, la Vierge est sise debout sur un globe finement fendu en son axe médian, rappelant une ronde paire de fesses! Elle tient le petit Jésus dans ses bras et piétine un gros serpent du pied gauche. Le bout de la langue de ce serpent forme étrangement la pointe d’une flèche, l’inverse d’un « y », qui pointe l’agneau au sept sceaux placé en contrebas. Nous l’avons vu avec les peintures d’Eugène Delacroix dans la chapelle n°7, une flèche, ou un fer de lance, est un indicateur. Tout comme sur nos panneaux de signalisation routière, elle pointe, ou indique, toujours une direction à suivre. Cette forme étrange, pour une langue de serpent, confirme le côté « communiquant » de Saint Sulpice.

Le dôme couvrant cette chapelle est ornée d’une étoile dorée à cinq branches, plantée sur un mât court. Elle fait bien sûr penser à l’étoile qui guide les trois mages auprès de Jésus lors de la Nativité. Un symbole fort et ancien que cette étoile: les cinq dimensions convergentes de l’Humain, la quintessence, le pentagramme d’or (pythagoricien?) annonçant le divin fait Homme, la sphère céleste ou spirituelle manifestée dans le domaine terrestre.



Nous passons l’arrondi arrière et, au sud-est, à la faveur d’un élargissement des rues, la vision prend un peu le large et nous notons plusieurs détails, toujours vers les hauteurs. L’étoile dorée, évidemment, mais aussi deux autres éléments qui interpellent.



Nous remarquons deux fines tours accolées à l’arrière du bâtiment de la nef. A priori, voilà les deux colonnes de l’entrée du Temple de Salomon, nommées Boaz et Jakin. Dans le Temple de Jérusalem d’origine, ces colonnes étaient des genres de gros cylindres placés dans le vestibule, l’un, Jakin, placé au sud-est, l’autre, Boaz, placé au nord-est. Le Temple, Demeure à Mystères de YHWH Elohim, étant bâti sur un axe est-ouest. Ces colonnes, situées à l’entrée, faisaient face à l’est, en opposition aux églises du culte chrétien qui, elles, ont leur entrée toujours placée à l’ouest. Hormis quelques étranges exceptions. Dans le Temple hébreux, Boaz et Jakin délimitaient un espace où l’on pouvait voir le soleil se lever à n’importe quelle époque de l’année, l’intervalle entre les deux colonnes intégrant la variation du positionnement du lever du soleil sur l’horizon entre les deux solstices (été et hiver), à la latitude de Jérusalem.



Saint Sulpice exprime donc une nouvelle fois, dans son architecture même, l’inversion ou l’effet miroir, ces deux colonnes pouvant symboliser une entrée « cachée », plus spirituelle ou symbolique du lieu, diamétralement opposée à l’entrée classique du monument, bien matérielle celle-là. Tout cela flaire quelque peu la maçonnerie. Dans la codification des loges du rite écossais, Boaz est situé au septentrion (nord) et Jakin au midi, conformément au Temple originel, alors que c’est l’inverse dans les rites français. En tout état de cause, le rapprochement avec le Temple devient, avec cet élément, de plus en plus parlant.

 
Au sommet du toit d’un bas côté, non loin de Boaz et Jakin, nous apercevons un oiseau aux ailes déployées qui semble se gratter la poitrine. En regardant d’un peu plus près, on voit qu’il donne la becquée à sa progéniture blottie contre son ventre. Qu’est-ce donc que cet oiseau au cou de cygne? Renvoie-t-il aux pélicans aperçus dans la chapelle de la Vierge?

Il s’agit effectivement d’un pélican mais stylisé. Dans la symbolique chrétienne, il est souvent mélangé avec le cygne et le phoenix, d’où le cou allongé. En fait il nourrit sa progéniture avec sa propre chair, conformément au symbole du pélican. On voit les gouttes de sang lui couler du poitrail. Il symbolise le Christ qui se sacrifie en versant son sang pour les autres, qui nourrit l’Humanité avec sa propre chair. Ce que fait symboliquement Jésus lors de la dernière Cène en proposant le pain et le vin aux douze apôtres, en tant que Sa chair et Son sang, Sang Réel de la Terre. D’ailleurs, en Hébreux, le mot « pélican » est une recomposition du nom « Abraham » (Ab= Père et Rahram= pélican), d’où Abraham dit le « Père pélican » ou « Père miséricordieux ». Encore un croisement entre mythes hébreux et symbolique chrétienne.



Ci-dessus, l’intérieur de la chapelle de l’Assomption richement décorée, notamment avec les fameux pélicans (deux à gauche et deux à droite) qui, comme l’oiseau à l’extérieur, nourrit sa progéniture en s’ouvrant la poitrine. Les quatre bas reliefs du pélican sont chacun inclus dans un cadre au quatre coins desquels nous observons l’étoile à cinq branches. Ainsi, la décoration intérieure et l’ornementation extérieure se répondent constamment par un jeu de répétitions de formes et de symboles.



Poursuivant le tour de l’église, nous arrivons au niveau de la façade de l’aile sud du transept. Aguerris au petit jeu de l’observation des recoins, notre regard dégage spontanément vers les hauteurs et Saint Sulpice délivre de nouveau quelques détails amusants mais significatifs de sa singularité: nous retrouvons deux petits gnomons, de part et d’autre du fronton, comme sur la façade nord. Mais avec une différence notable.



Encore une fois, le détail ne frappe pas tout de suite pour qui n’a pas l’habitude ou les réflexes de ce genre d’observations minutieuses mais les gnomons de ce côté sont inversés par rapport à ceux de la face nord.



En effet, ce n’est plus l’obélisque qui se termine par la boule caractéristique mais l’obélisque qui repose sur celle-ci. Ou plus précisément, ce sont quatre petites boules qui servent de pieds ou de base à l’obélisque. Du côté sud, c’est donc la forme anguleuse qui repose sur les sphères alors qu’au nord, c’est la sphère qui repose sur la forme anguleuse.



Inversions, complémentarités, oppositions, retournements, redondances, doubles sens, que se cache-t-il dans l’entrelacs des formes? Du cercle ou du carré, du Chrisme ou du Tetragramme, de l’Arc ou de la Croix, lequel l’emportera? De quoi nous parle l’église de Saint Sulpice depuis le début? Des deux principes entremêlés, très certainement, se chevauchant constamment comme deux notions ou couleurs qui s’opposent et se complètent dans l’architecture du réel. De l’accession de l’Homme au divin par la prise de conscience de lui-même et l’Alliance de ses deux dimensions physiques et spirituelles. Saint Sulpice n’est-il qu’un miroir aux alouettes ou un authentique discours structuré parlant de la dualité de toute chose? Et pourquoi « nouveau Temple de Salomon »? Que viendrait faire en France la Demeure du Démiurge, alors qu’on aurait pu tenter de la reconstruire sur l’emplacement de ses restes? Paris, une Jérusalem bis? A vrai dire, on peut extrapoler à loisir. Il serait fort aise, pour approfondir la question, de pouvoir lire l’intégralité du descriptif de Simonet. Toujours est-il que les quelques détails relevés lors de cette visite donnent de sérieuses indications en ce sens.



Après une courte visite à l’abbatiale de Saint-Germain-des-prés toute proche, nous nous réfugions au chaud pour une discussion à bâtons rompus autour, d’une part du sujet du jour, mais également d’accueillante charcutaille et force olives. Ces aventures pédestres ont bien mérité leurs assiettes de réconfort made in terroir. Toast est porté à cette journée d’érudition tranquille, toutes flûtes dehors, brandies à l’aune de l’amitié et du plaisir de l’exploration collective. Le sentier des Mystères s’arrête au détour de l’apéro mais le Voyage, lui, continue. Tenter de lever quelques-uns des voiles de la Connaissance universelle n’est pas une mince affaire, lire entre les lignes non plus. Capter le « double entendre » des textes, de l’architecture et des images est un exercice de longue haleine, une prise d’habitude à laquelle il faut donner du temps. Passer le miroir des apparences exige le maximum. La ville lumière se drape donc de nouveau dans sa parure d’hiver, marbrée d’ombre et de froid, jusqu’à la prochaine Communauté de braves qui viendra faire chanter le langage des murs.

Franck Balmary.

NB: la totalité des clichés photographiques présents dans cet article dont l’auteur n’est pas mentionné, sont la propriété intellectuelle et morale de Franck Balmary.

(1), (5), (6): Les Templiers, © Michel Lamy, Éditions Aubéron 1997, Pocket 2001.



(2): clichés Histoire et cryptographie, Gérard de Sède.

(4): Voir la discussion sur le forum de la gazette de Rennes-le-Château. Auteur: Jmori7.

(7), (8), (9): Chefs d’oeuvre de Saint Sulpice, © Gaston Lemesle & Éric Daviron, La compagnie d’Hauteville 2005.

 

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