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05 mars 2012

Création d'une plate forme centralisée d'écoute

Voilà un univers méconnu du grand public, objet de bien des fantasmes et de croyances souvent exagérées : bienvenue dans le monde des interceptions téléphoniques.
La règle est à la discrétion. Sous le contrôle des “services”, comme on dit dans le jargon, les opérateurs de ce marché ne font pas de vagues. Certains acceptent néanmoins de parler de leur activité et de leurs enjeux. Il faut dire que dans quelques mois, la poignée de sociétés privées présentes dans cette niche pourraient bien fermer boutique.
En cause ? La création d’une plateforme d’écoute nationale centralisée en lieu et place de celles des indépendants., moins perméables aux interventions politiques . Michel Besnier, PDG de Elektron, numéro 1 français du marché et rare opérateur à accepter de parler. Ce changement n’est en effet pas anodin. Tout d’abord judiciairement parlant, les écoutes sont devenues un outil incontournable pour les enquêteurs, elles contribuent à résoudre de nombreuses enquêtes de police.
En France, il y a chaque année entre 4 000 et 4 500 écoutes judiciaires quotidiennes. Les enquêteurs ont autant besoin d’outils souples et fiables que la justice d’un système indépendant et étanche. Méconnu, le marché pèse par ailleurs plus d’une vingtaine de millions d’euros par an. Sa “nationalisation” entraînerait ainsi la disparition de plusieurs PME et de plusieurs centaines d’emplois. Accessoirement.
Dans notre pays, il faut considérer séparément les interceptions de sécurité – dites écoutes administratives – et les interceptions judiciaires. Les premières sont autorisées par le Premier ministre sur la demande du ministère de l’Intérieur, de la Défense ou de l’Economie et des Finances. Les motifs sont la prévention du terrorisme, la criminalité organisée, la recherche de renseignement pour la sécurité nationale ou encore la protection économique.
Elles sont gérées par un organe dépendant directement du Premier ministre appelé le groupement interministériel de contrôle (GIC). Les écoutes judiciaires forment un autre ensemble. Elles sont toujours ordonnées par un juge d’instruction et effectuées sous son autorité et sous son contrôle. Le juge émet des réquisitions pour les effectuer. Elles sont demandées pour des sujets de matière criminelle et correctionnelle. L’ensemble de leur fonctionnement est contrôlé par la délégation aux interceptions de justice, la DIJ, qui est un organe dépendant du ministère de la Justice.

Les écoutes judiciaires
Par facilité de langage nous continuons à parler d’écoutes téléphoniques car jusqu’à une certaine époque, elles portaient surtout sur la voix. Depuis l’avènement des SMS et de l’Internet, nous parlons d’interception de données. C’est le cas pour la voix, pour les SMS ou encore pour les fadettes qui sont en fait des relevés téléphoniques. Les opérateurs se servent des fadettes pour la facturation des clients. Ces documents déterminent la position des appels.
Les écoutes sont devenues un outil incontournable pour les enquêteurs car elles remplacent avantageusement tous les moyens traditionnels d’enquête. C’est un moyen très utile pour recouper des informations, notamment en matière de lutte contre les stupéfiants. Près de 50 % des écoutes téléphoniques concernent les “stups”. Viennent ensuite les affaires de criminalité et de mœurs.
Pratiquement toutes les affaires judiciaires importantes sont élucidées grâce aux écoutes. Bien entendu, il n’y a pas que les écoutes. Il y a aussi les moyens d’appui scientifique, avec par exemple l’ADN. Mais les interceptions restent le levier principal. Pourquoi ? Parce que cela permet rapidement aux enquêteurs d’identifier ce qui peut les intéresser ou pas.

La procédure
Ces opérations ne peuvent pas être effectuées sans l’accord des opérateurs : Orange, SFR, Bouygues, Free, etc. Techniquement, ils sont les seuls en mesure de collecter les données passant sur leur réseau. Il existe un fantasme autour des écoutes sauvages. Une conversation téléphonique ne peut pas être interceptée par les airs. Il faut à un moment donné être sur le réseau. Seul l’opérateur est capable de le faire. Sauvage veut dire qu’il n’y a pas eu une réquisition – dans le cadre judiciaire par un juge d’instruction, ou dans le cadre administratif à la demande d’un ministère.
Il va s’adresser à l’opérateur. Ce dernier est forcément au courant. C’est pourquoi ils disposent de services dits “d’obligations légales”. Ces services sont réquisitionnés par le juge d’instruction. Ils sont à la disposition des autorités 24 heures sur 24. Concrètement, l’opérateur intercepte la conversation et la renvoie vers une troisième ligne dans des centres de police et de gendarmerie pour que les enquêteurs procèdent aux écoutes. Aujourd’hui tout passe par des serveurs.

Les plateformes d’interception
Une fois collectées, les données sont enregistrées et distribuées aux enquêteurs et accompagnées d’outils nécessaires à leur exploitation. Cela se fait par l’intermédiaire de plateformes spécialisées qui sont du ressort d’entreprises privées. Notre prestation comprend des serveurs d’enregistrement, de gestion, des réseaux de distribution virtuelle, un PC par enquêteur, et de multiples logiciels. En France, il y a 5 fournisseurs privés comme Elektron qui assurent la mise à disposition des plateformes, leur évolution technologique, leur maintenance, la fourniture du hardware, la R&D, la formation et la proximité avec l’enquêteur, et enfin l’interface avec les opérateurs et la Direction des interceptions de justice (DIJ).
Les 5 sociétés présentes sur le marché dans ce domaine opèrent une trentaine de plateformes d’écoute, et assurent 90 % des volumes. Chaque plateforme est un point d’accueil des données qui sont envoyées par les opérateurs, un peu comme un gros serveur d’enregistrement. Depuis ces ordinateurs qui nous appartiennent, nous transmettons à chaque enquêteur individuellement les codes d’accès de la ligne téléphonique sous surveillance. Tout est sécurisé : nous ne permettons pas à l’enquêteur X d’avoir accès aux données de l’enquêteur Y.
Chaque enquêteur dispose où qu’il soit, dès lors qu’il est relié à cette centrale, des outils pour travailler. Nos solutions garantissent une forme d’indépendance technique ou technologique. Nous opérons nos propres serveurs, nous mettons à disposition des enquêteurs nos propres ordinateurs. Même les réseaux par lesquels transitent les données sont indépendants de ceux du ministère de la Justice et de l’Intérieur. Il n’y a aucune interconnexion entre les outils du ministère de l’Intérieur et ceux du ministère de la Justice.
Concrètement, le juge d’instruction réquisitionne une plate-forme pour opérer sur l’ensemble de cette activité. Aujourd’hui l’enquêteur peut recevoir sur un seul PC mis à sa disposition l’intégralité des données, en l’occurrence la voix et les SMS. Il doit pouvoir tout suivre pour avancer dans son enquête. Cet ensemble de données va être traité par nos logiciels pour permettre à l’enquêteur de les recouper et de déterminer tous les éléments qui vont l’amener à conclure son enquête. Pour les écoutes judiciaires “classiques”, les besoins de la police portent sur la voix, les SMS et les fameuses “fadettes”. C’est bien souvent par là que l’enquêteur commence son travail. Les fadettes donnent la liste des appels effectués avant les écoutes. L’enquêteur sait ainsi à qui parlait la cible avant l’enquête.
Elektron a fait le choix d’un système très centralisé sur un nombre de plateformes limité. Nous en possédons moins d’une dizaine pour l’ensemble du territoire. Elles génèrent environ 40 % du volume des écoutes en France. Tous les systèmes proposés par les fournisseurs de plateformes d’écoute sont peu ou prou les mêmes. En France, le marché de l’interception est essentiellement opéré par des sociétés techniquement spécialisées. et indépendantes. Il n’y a jamais eu de grands groupes, et il y a bien une bonne raison à cela !

Le modèle d’antan
La société Elektron existe depuis 30 ans. Nous sommes le numéro 1 des écoutes et interceptions de données en France. Nous sommes davantage présents au sein des services de police et de préfecture qu’au sein des services de gendarmerie, et très implantés dans la région parisienne. Jusqu’au début des années 2000, Elektron fabriquait des enregistreurs analogiques monovoix qui étaient mis à disposition au coup par coup sur réquisition dans les centres de police et de gendarmerie.
A chaque fois qu’il y avait un besoin, nous amenions une machine à l’enquêteur, lequel effectuait ses écoutes, puis nous récupérions l’appareil à la fin de l’affaire. Les enregistrements étaient réalisés sur cassettes, à l’ancienne. Les commissariats disposaient d’une salle d’écoute téléphonique comptant une multitude de lignes téléphoniques de renvoi sur lesquelles nous branchions les machines. Elles étaient activées en fonction des besoins de l’enquêteur.
Un système qui coûtait cher au ministère de la Justice. Le budget activation de ligne – il fallait passer par France Télécom à l’époque – revenait environ à 10 millions d’euros par an à l’Etat. Il y avait aussi le coût logistique de transport des machines. Pour terminer, l’enquêteur n’était absolument pas concerné par les coûts car c’est le ministère de la Justice qui paie, et non pas celui de l’Intérieur. Il y avait une totale incohérence entre le donneur d’ordre et le payeur.

Le modèle actuel
Quand en je rachète Elektron en 2000, je ne peux que constater l’archaisme du système en place. Les GSM arrivaient, le business model devait évoluer. Nous décidons alors d’innover en mettant à disposition à l’année et gratuitement des plateformes complètes (serveurs, réseau, ordinateurs, logiciels) aux enquêteurs. Et de modifier le mode de tarification – nous facturons le tribunal d’instance – désormais effectuée à l’utilisation, autrement dit au moment des écoutes.
Nous avons choisi des ordinateurs permettant d’enregistrer un grand nombre de données, et modernisé le système téléphonique en numérique pour pouvoir opérer des centaines de lignes à partir d’un seul point. Unéquipement et une installation mise gratuitement à la disposition des donneurs d’ordre en échange de l’exclusivité dans le centre. Ce changement d’approche et de modèle a permis de réduire la facture de moitié.Changer les choses a été long et difficile. Il y avait des incompréhensions. Au niveau de l’Etat, les techniciens chargés de valider le bon fonctionnement de notre système étaient réticents. Ils n’étaient pas forcément habitués à des systèmes informatiques complexes.
Nous avons commencé à présenter le concept fin 2002. Les premières plateformes nouvelle génération n’ont vu le jour qu’en 2005. Nous avons été les premiers à créer ces systèmes. Les concurrents ont suivi avec retard. Nous avons pris position dans les grands centres, là où les besoins étaient les plus importants, et sommes présents partout sauf à Marseille, bien que notre société soit marseillaise. Là-bas, c’est trop compliqué…

L’interception sur internet
De plus en plus de communications passent pas Internet. Mais il y a toujours un moment où les données passent par le réseau national. Dès lors, tout peut être intercepté. Toutes les données d’Internet sont plus complexes à gérer, parce que les volumes sont plus gros. Mais techniquement, rien ne pose problème. Pour un enquêteur, trop d’informations tue l’information. Internet complexifie le travail mais tout se règle. A condition d’avoir suffisamment de moyens financiers. Internet en effet intéresse vivement les enquêteurs, notamment en matière de contre-terrorisme.

La réalité du métier
La technologie requiert des compétences pour rester compétitif. Elektron est aussi en effet un intégrateur. Nous faisons de la veille auprès des spécialistes de l’interception dans le monde entier, et n’hésitons pas à acquérir leurs innovations pour rester performant au service de l’enquêteur sur le terrain. Car son métier, ce n’est pas l’informatique, ni l’écoute téléphonique stricto sensu. Son métier c’est l’enquête. Notre rôle est donc d’adapter ces complexités évolutives et permanentes à son travail quotidien.
De rendre extrêmement simples d’utilisation des heures et des heures d’écoute téléphonique. Tout doit être le plus convivial possible pour simplifier l’enquête. Un exemple parmi cent : le renvoi d’appel. Un enquêteur en surveillance de deux dealers sait que ces personnes vont se parler. Il peut renvoyer leur conversation vers son mobile, et gérer cela en temps réel, de nuit comme de jour, la semaine comme le week-end. Les enquêteurs sur le terrain demandent de la facilité et de la souplesse, en d’autres termes du service permanent et des nouvelles fonctionnalités qui suivent régulièrement les multiples innovations technologiques, un ensemble antinomique avec un excès de centralisation.

Les vertus de la dématérialisation
Nous nous interrogeons vivement sur le bien fondé professionnel et technique du projet de l’Etat, avec la mise en place de cette unique plateforme nationale d’écoute et d’interception de justice centralisée (PNIJ). Un projet qui, en voulant en apparence bien faire, met en cause l’autonomie, la souplesse et l’indépendance des systèmes et de leurs utilisations actuelles. Et qui va non seulement réduire leur efficacité pratique, mais risque de générer des surcoûts, au lieu d’engendrer des économies.
Je comprends parfaitement cette volonté de rationalisation, et notamment de dématérialisation des procédures administratives, qui permet de réaliser des économies, elles fondées, et de soulager le personnel surchargé des tribunaux, quand on sait qu’aujourd’hui toutes les réquisitions sont faites sur du papier. Chaque mois, Elektron par exemple, produit 2 500 factures qui passent dans des circuits longs et complexes : juge, greffe, service de décentralisation des frais de justice, etc. Mais cette dématérialisation peut tout à fait se faire , et est en train de se faire, sans remettre en cause la décentralisation de la distribution des interceptions.

Les méfaits de la centralisation
Mais ceci n’a rien à voir avec le rôle des fournisseurs de plateforme qu’est le nôtre, qui est avant tout d’assurer de manière performante et à moindre coût les mises à disposition des interceptions, le tout avec une veille technologique de pointe.Des circuits en outre qui garantissent, ne l’oublions pas, une plus grande indépendance dans l’accès et l’usage des informations recueillies.
La conception d’une plateforme aussi centralisée, confiée à un grand groupe comme Thalès, pose par ailleurs des questions professionnelles et fonctionnelles dans son exploitation quotidienne. Nous ne sommes pas contre le fait de vouloir faire appel à un groupe comme celui-ci pour la construction de cette fameuse plateforme, mais nous devons en rester ensuite les opérateurs dans le quotidien.Il y a en effet une grande différence entre savoir concevoir une plateforme, centraliser le recueil de données, et savoir gérer quotidiennement les distributions de celles-ci, tout en répondant aux attentes des utilisateurs, répartis dans toute la France.
Répondre au plus près du terrain aux multiples demandes d’adaptations aux évolutions technologiques comme aux attentes spécifiques des différents métiers de l’enquête est un savoir-faire spécifique, propre à des sociétés de services comme les nôtres. Nous faisons le lien entre les opérateurs téléphoniques, les enquêteurs de police et de gendarmerie, et les différents services du ministère de la Justice et de la magistrature.
Nous avons des obligations de résultats que n’aura pas une plateforme publique centralisée. Nous renouvelons nos équipements tous les 30 mois, et disposons d’un parc et de terminaux à la fois homogènes, performants et simples d’utilisation, adapté aux évolutions des logiciels. Et nous offrons du service. Si un enquêteur fait face à une difficulté technique, il contacte Elektron. Nous sommes alors dans l’obligation de lui donner une réponse extrêmement rapide, même s’il s’agit d’un problème inhérent à l’opérateur de télécommunications. Il est difficile d’imaginer le ministère de l’Intérieur ou celui de la Justice rendre ce type de services, sans coûts de développements supplémentaires, dans les mêmes délais et avec le même résultat.
Imaginez en effet les aller-retours entre les demandes des multiples utilisateurs sur le terrain, les techniciens regroupés sur une seule plateforme, avec au -milieu les processus hiérarchiques de décision intermédiaire, d’ordres …et de contre-ordres . Contrairement à nos sociétés, souples et réactives, au contact quotidien des enquêteurs. L’Etat a autre chose à faire qu’opérer techniquement des plateformes d’écoute ! A chacun son rôle et son métier.

Vraies et fausses économies
En créant sa plateforme, le ministère de la Justice se désengage d’une partie de ses problèmes de fonctionnement technique sur le ministère de l’Intérieur. En effet, en cas de problème, vers qui les enquêteurs, officiers de police ou de gendarmerie se retourneront-ils dorénavant, si ce n’est vers le ministère de l’Intérieur., qui subira alors des coûts induits non prévus. Nous assisterons alors davantage à un transfert de coût qu’à une économie réelle. La comparaison des coûts des systèmes étatisés et privés doit être considérée dans son ensemble et pas uniquement ministère par ministère.

Procès d’intention
Je vois déjà par ailleurs – et même si cela ne nous concerne pas, car nous ne sommes que des prestataires de services -, les procès d’intention en tous genres qui seront faits au pouvoir en place, par les uns ou les autres, sur les risques futurs de déviance, remettant en cause “la sacro-sainte séparation des pouvoirs et plus généralement de l’équilibre démocratique”. Car toutes les données étant désormais centralisées au même endroit au ministère de la Justice, l’Etat, mais aussi le pouvoir politique en place, pourra voir tous les matins, qui est écouté et comment, par quel magistrat a été demandée l’écoute, etc. Certains pourraient même accéder en primeur au compte rendu des écoutes. Ce n’est certainement pas l’objectif, mais cela constitue un risque de déviance à prendre en compte.

Savoir-faire exportable
Et passons sur le fait que nos PME, en tant qu’opérateur privé, sont alors appelées à disparaître, corps et biens, au-lieu de pouvoir se développer à l’international, et exporter avec succès les savoir-faire français en la matière. En 2005, le projet de plateforme nationale a fait l’objet d’un appel d’offres dont notre profession a été purement et simplement été écartés. sans avoir été consultées, et encore moins avoir le droit de postuler. Dès le départ, la Direction des interceptions de justice (DIJ) a affiché la volonté d’exclure tous les acteurs privés du projet, et Thales a été retenu.
Une parfaite illustration de l’incapacité de l’Etat à protéger ses PME performantes sur leur marché intérieur pour leur permettre de se développer rapidement sur le marché mondial. On retrouve dans cette affaire le problème typiquement français du développement des entreprises de moyenne et de petite taille. Il y a un marché potentiel fantastique à l’export pour des entreprises comme les nôtres avec des savoir-faire technologiques et opérationnels spécifiques.
Tous les pays démocratiques ou en voie de démocratisation en effet ont des besoins d’écoute judiciaire, et ont un intérêt réel à utiliser ce type de modèle d’interceptions, dont la décentralisation garantit à la fois l’indépendance des pouvoirs et la performance technologique et opérationnelle.


Par Edouard Laugier
D'après Au bout de la route

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