20 mars 2024

Pourquoi l’humanité a perdu la moitié de son microbiome en 50 ans ?

A contrario de ce que certains scientifiques appellent la « sixième extinction de masse », qui entraîne avec elle l’effacement progressif des paysages et des mugissements des espèces concernées, certaines disparitions ne laissent pas de traces. Du moins pas de traces visibles à l’œil nu. Et pourtant : au cours des 50 dernières années, l’humanité a perdu 50 % de son microbiome ancestral, c’est-à-dire de l’ensemble des bactéries présentes dans le corps humain, censées nous aider à rester en bonne santé.

Avec quelles conséquences pour la santé humaine ? C’est justement la question à laquelle un duo de réalisateurs américains, Sarah Schenck et Steven Lawrence, tente de répondre dans L’extinction invisible, un documentaire inédit et passionnant qui sera projeté le 30 octobre prochain à Paris dans le cadre de Pariscience, festival international de films scientifiques créé par l’Association science et télévision (AST). On y suit le parcours de deux « scientifiques globetrotters », Gloria Dominguez-Bello et Marty Blaser, dans leur quête urgente pour « inverser cette tendance avant qu’il ne soit trop tard », ainsi que trois patients atteints de maladies potentiellement mortelles déclenchées par cette perturbation, qui tentent comme ils le peuvent de retrouver une vie normale… Décryptage de ce phénomène encore méconnu avec Sarah Schenck et Steven Lawrence.

Quel rapport entre disparition du microbiome ancestral et augmentation de certaines maladies, comme les allergies ou les diabètes ? Y’a-t-il un lien de cause à effet établi scientifiquement ?

Sarah Schenck:

C’est une excellente question. Les preuves s’accumulent depuis des décennies. À l’heure actuelle, on peut dire qu’il existe un lien, mais il s’agit d’un lien de corrélation, pas de causalité. Cela veut dire que les scientifiques constatent une augmentation rapide de plusieurs types de maladies chroniques en même temps qu’ils constatent que les microbes humains disparaissent. Il existe cependant des études montrant un lien direct entre la perte de certains microbes et l’apparition de certaines maladies, que ce soit chez les humains ou les animaux.

Par exemple, une étude norvégienne a établi un lien très clair entre la bactérie helicobacter pylori et l’asthme : si une personne est infectée par cette bactérie, elle sera beaucoup moins susceptible de faire de l’asthme. Or, ces deux dernières décennies, helicobacter pylori a surtout été considérée comme dangereuse, et la plupart des médecins ont prescrit des antibiotiques pour l’éliminer chez leurs patients. Aujourd’hui, nous savons que ce microbe, bien qu’il puisse contribuer à des problèmes d’estomac chez certaines personnes, semble également avoir un puissant effet protecteur contre l’asthme. Tout au long de l’histoire humaine, l’infection à helicobacter pylori a été très répandue : presque tout le monde en était porteur, dans la plupart des cas sans problèmes discernables. Malheureusement, il semble que peu de personnes vivant dans le monde industrialisé sont concernées, environ 30 %, et ce nombre ne cesse de diminuer de génération en génération.

D’une façon plus générale, et peut-être plus personnelle, quelles leçons retenez-vous de votre documentaire ?

Steven Lawrence:

Dans notre film, tous les patients que nous suivons et leurs familles sont aux prises avec des maladies potentiellement mortelles. Filmer intimement leur quotidien a été pour nous une vraie leçon de courage et d’engagement. Il faut beaucoup de persévérance pour continuer et essayer de nouveaux traitements. Comme le disent Gloria Dominguez-Bello et Marty Blaser dans le film, nous sommes à l’aube d’une révolution scientifique dans notre compréhension du rôle que les microbes jouent pour notre santé et peuvent jouer dans l’atténuation ou la guérison de certaines maladies comme le diabète, l’obésité, les allergies alimentaires ou l’autisme. Donc personnellement, l’une des nombreuses leçons que je retiens de ce film, c’est à quel point le progrès scientifique dépend de la collaboration sincère des scientifiques et des patients. Les patients comptent sur les scientifiques pour s’en sortir, et inversement, les scientifiques ont besoin de la participation des patients aux essais cliniques pour avancer dans leurs recherches.

« Pour que le changement s’accélère, nous avons besoin que les gens, en particulier les parents, deviennent très attentifs »

Steven Lawrence, co-réalisateur du documentaire

Sarah Schenck:

La mère de Ningning, un petit garçon autiste vivant en Chine que nous suivons dans le film, a eu un accouchement très difficile. Sa vie a été clairement sauvée par les antibiotiques qu’elle a dû prendre. Mais nous tenions à montrer aux téléspectateurs que si ces antibiotiques peuvent être précieux, ils ont aussi parfois des « coûts » pour notre santé. Notre film se concentre sur la façon dont nous avons modifié notre système interne – appelé microbiome – d’une manière qui contribue à l’exposition à ces maladies, tout en soulignant la voie à suivre pour inverser cette perte et reconstituer nos microbes les plus sains.

Malheureusement, ce sujet est encore largement méconnu du grand public. Comment faire pour accroître la sensibilisation ? Comment avez-vous vous-même entendu parler de ce sujet ?

Sarah Schenck:

Aux États-Unis, un enfant sur treize souffre d’allergies alimentaires, dont certaines sont mortelles. J’ai deux enfants qui sont concernés, donc le sujet m’intéresse depuis longtemps. Ma plus jeune fille a failli mourir quand elle avait trois ans. Ce fut un choc car, bébé, elle mangeait de tout, elle n’avait aucune allergie. Seulement, un jour, elle a contracté une angine streptococcique, qui est réapparue deux fois en un an. Je lui ai donné des antibiotiques pour guérir, les deux fois. Quelques mois plus tard, après avoir mangé un biscuit aux noix de pécan, j’ai vu son visage devenir écarlate et ses lèvres gonfler. Nous l’avons amenée aux urgences, elle a été soignée, mais je voulais en savoir plus. J’ai alors contacté le docteur Martin Blaser, qui a établi un lien entre augmentation des allergies alimentaires et perte de nos microbes « ancestraux », principalement à cause de notre surutilisation des antibiotiques.

Comme mon quotidien consiste à traduire des concepts scientifiques en des termes accessibles aux gens ordinaires, j’ai commencé à travailler sur un projet de film. J’ai retrouvé le docteur Blaser et j’ai découvert qu’il avait un don rare : il pouvait transmettre des idées scientifiques complexes en termes simples et accrocheurs. Son épouse, la microbiologiste vénézuélienne Maria Gloria Dominguez-Bello, était tout aussi brillante et charismatique. J’avais trouvé le fil du récit dans ce duo. Ensuite, j’ai cherché un collaborateur chevronné, et je l’ai trouvé en la personne de Steven Lawrence. J’espère que notre film permettra aux autres familles confrontées à ces défis de savoir qu’elles ne sont pas seules. La meilleure façon de sensibiliser est d’évoquer la façon dont ce problème affecte chacun d’entre nous.

Steven Lawrence:

Dans les années 1990, on m’a administré plusieurs séries d’antibiotiques pour ce qui semblait être une infection parasitaire persistante, que j’avais contractée en faisant des films en Russie et en Asie centrale. Au fur et à mesure que le traitement progressait, au lieu de guérir, j’ai développé des problèmes intestinaux, allergiques et auto-immuns qui ont rendu ma vie douloureuse pendant plus d’une décennie. J’ai cherché des réponses, mais à l’époque, personne ne savait que l’injection d’antibiotiques dans l’intestin pouvait faire dérailler le système immunitaire. Le mot microbiome n’existait même pas. Bien que ma santé se soit largement améliorée aujourd’hui, je lutte toujours contre les séquelles de cette surconsommation d’antibiotiques.

Bref, autant vous dire que quand j’ai rencontré par hasard Sarah lors d’un dîner en 2014, qu’elle m’a dit qu’elle travaillait sur un documentaire sur le microbiome et qu’elle cherchait un partenaire, j’ai dit : « J’en suis ! » À ce moment-là, je savais que ce qui m’était arrivé était potentiellement arrivé à des dizaines de millions d’autres personnes. Je voulais utiliser mon expérience personnelle pour aider à créer une prise de conscience. On a alors parcouru le monde, à la rencontre de médecins et de chercheurs, qui nous ont rappelé l’importance de nos microbes et du fait de prescrire les antibiotiques avec prudence. Mais pour que le changement s’accélère, nous avons besoin que les gens, en particulier les parents, deviennent eux aussi très attentifs et poussent les législateurs à agir. Espérons que notre film contribuera à cette mission.

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