Du 16 au 18 septembre 1982, alors que la guerre civile déchire le Liban, des milices chrétiennes massacrent les populations palestiniennes vivant dans ces deux camps de réfugiés. De récentes preuves confirment la complicité des autorités israéliennes dans l’exécution de ces tueries.
Si les noms de Sabra et Chatila résonnent dans nos mémoires d’une façon si terrible, c’est que les massacres commis pendant ces trois jours et deux nuits d’horreur, du 16 au 18 septembre 1982, dans les camps de réfugiés palestiniens de la banlieue sud de Beyrouth ont été accompagnés d’atrocités incroyables. Certains de leurs auteurs, d’ailleurs, n’hésitent pas à s’en vanter et à donner des détails plus abominables les uns que les autres qui ont fait l’objet d’un film documentaire en 2006 (1).
Ces massacreurs patentés qui ont tué, violé, torturé à tour de bras étaient des Libanais membres de milices chrétiennes rassemblées dans les Forces libanaises (FL) sous la direction de Bachir Gemayel. Ces phalangistes participaient depuis 1975 à la guerre civile au Liban contre les musulmans chiites et aussi sunnites, mais surtout contre les « forces palestino-progressistes » alliant les organisations palestiniennes et les partis de gauche libanais, dont le Parti communiste.
Selon le principe « les ennemis de mes ennemis sont mes amis », les FL s’étaient alliées à l’État d’Israël dans le but de combattre ceux qu’ils considéraient comme leur ennemi commun : le peuple palestinien et son représentant légitime et reconnu, l’OLP (Organisation de libération de la Palestine), que dirigeait Yasser Arafat.
Les phalangistes avaient facilité l’invasion du Liban et son occupation par l’armée israélienne depuis le 6 juin 1982, lui ouvrant la voie et lui balisant le chemin jusqu’au siège de Beyrouth. La capitale fut bombardée tout l’été depuis l’est et le nord (quartiers chrétiens), tandis que l’ouest et le sud résistaient vaillamment à l’écrasante supériorité numérique d’Israël (2).
Beyrouth, le 6 juin 1962. Déploiement de l’armée israélienne. © Michel Philippot/Sygma/Getty Images
Pour avoir suivi l’armée d’invasion en compagnie de confrères israéliens, l’auteure de cet article a pu constater la franche camaraderie qui régnait entre chefs phalangistes et officiers israéliens. Parmi ces confrères, Amnon Kapeliouk, du journal « Yediot Aharonot », le plus grand tirage du pays, publiait dès novembre 1982 un livre intitulé « Sabra et Chatila. Enquête sur un massacre » (3). Il y montrait en particulier le rôle d’Ariel Sharon, ministre de la Défense, à la fois l’âme et le bras armé de cette invasion. Il avait plus ou moins forcé la main du premier ministre de l’époque, Menahem Begin, qui avait fini par le laisser faire après lui avoir fait promettre de ne pas occuper Beyrouth. Promesse avalée, comme les autres, par un Sharon qui ne rêvait que d’une chose : détruire l’OLP retranchée à Beyrouth-Ouest, tuer Arafat et le plus possible de ces Palestiniens qu’il appelait « terroristes ».
Certes, les horreurs de Sabra et Chatila ne sont pas directement commises par les Israéliens. Mais l’enchaînement des faits tel qu’il est établi par Kapeliouk, cartes à l’appui, parle de lui-même. Le 6 juin 1982, l’armée israélienne entre au Liban sous la conduite du chef d’état-major Raphaël Eytan et du chef de la région Nord, Amir Drori. Cela en concertation étroite avec Bachir Gemayel, allié inconditionnel, qui est élu président du Liban le 22 août, au beau milieu du siège de sa capitale. Israël mettait ainsi au pouvoir un homme qui partageait sa haine des Palestiniens. N’avait-il pas déclaré un mois plus tôt, dans une interview au « Nouvel Observateur » : « Il y a un peuple de trop au Moyen-Orient et c’est le peuple palestinien » ?
Tout cela se passait sous le regard et avec l’appui des États-Unis de Ronald Reagan. Sous son égide, un cessez-le-feu est négocié qui prévoit l’évacuation des forces palestiniennes de Beyrouth-Ouest. Celle-ci se fait sous la protection militaire française et italienne, avec promesse d’assurer la sécurité des populations civiles palestiniennes mais aussi libanaises repliées dans les camps pour fuir l’armée d’invasion. Le 1er septembre, les derniers combattants palestiniens sont évacués par mer, et avec eux le chef de l’OLP, Yasser Arafat, qui trouvera refuge à Tunis. Le 13 septembre, tous les contingents occidentaux (américains, français et italiens) sont partis. Le 14, le nouveau président du Liban, Bachir Gemayel, est tué par une bombe lors d’une réunion au siège des Forces libanaises (l’explosion fait 33 morts).
Le 15 septembre, à 5 heures du matin, l’armée israélienne entre dans Beyrouth-Ouest sur trois axes et encercle les camps de Sabra et Chatila. Ariel Sharon vient personnellement inspecter le dispositif. Il s’agit selon lui « d’éviter une effusion de sang après la mort de Bachir (Gemayel) ». Le chef d’état-major Raphaël Eytan affirmera pour sa part que des combats ont lieu dans les camps entre factions palestiniennes armées qui y sont restées après le départ d’Arafat. Il demande à l’armée libanaise : « Ne gênez pas notre progression. Nous aurons peut-être besoin de vous plus tard pour nettoyer les camps. »
Le 16 septembre, les Forces libanaises entrent à Sabra et Chatila et les massacres commencent. Sharon reçoit un message d’Eytan : « Nos amis sont entrés dans les camps », et répond : « Félicitations. » Pendant les deux nuits suivantes, l’armée israélienne braquera de puissants projecteurs pour aider les tueurs à accomplir leur mission de « nettoyage ». Le 17 septembre, l’ambassadeur itinérant de Reagan, Morris Draper, demande à Sharon de se retirer, ce à quoi celui-ci répond : « Si nous partons, qui va s’occuper des terroristes ? » Et Draper lui accorde quarante-huit heures de plus… quarante-huit heures de meurtres, de viols, de tortures.
Le 25 septembre, 400 000 Israéliens défilent à Tel-Aviv pour dénoncer les massacres. © UPI/Havakuk Levision/AFP
On ne saura jamais le nombre exact des victimes du carnage. L’armée israélienne parle de 700 à 800 morts, les Libanais de plus de 1 000 et les Palestiniens de 5 000, dont un quart de Libanais. Les corps sont entassés à la hâte dans des fosses communes, mais des dizaines jonchent encore les rues, le 18 septembre au matin, quand l’accès est ouvert aux journalistes et aux secours.
Le choc est immense, l’émotion planétaire. Tout de suite, la responsabilité d’Israël est pointée. Tel-Aviv va tout faire pour détourner l’attention et se justifier en faisant même semblant de ne pas être au courant ! Le 19 septembre, une réunion d’urgence a lieu entre le nouveau chef des Forces libanaises, Elie Hobeika, et les Israéliens : le général Eytan, Amir Drori et le chef adjoint du Mossad, Menahem Navot. Il s’agit de se mettre d’accord sur une version des événements acceptable pour l’opinion internationale, mais aussi israélienne.
Des manifestations de masse ont en effet eu lieu en Israël pour condamner l’attitude du gouvernement et demander la démission de Sharon et Begin. La plus importante, organisée par le mouvement israélien la Paix maintenant, a réuni 400 000 personnes, le 25 septembre, à Tel-Aviv. Le 29, l’armée se retire de Beyrouth.
L’implication d’Israël est si évidente que Sharon sera obligé de démissionner quelques semaines plus tard, de même Begin au bout d’un an après la publication du rapport d’Yitzhak Kahane, le juge qui dirigea la commission d’enquête israélienne sur le massacre.
Hobeika finira mal : il mourra dans une voiture piégée en 2002 alors qu’il allait répondre à une convocation d’un tribunal de Bruxelles saisi par 23 victimes rescapées au nom de la compétence universelle (4).
Ces faits qu’Israël a tenté de dissimuler à tout prix, révélés dès novembre 1982 par Amnon Kapeliouk, sont désormais corroborés par d’autres sources. Le 22 juin 2022, le journal israélien « Yediot Aharonot » publiait un article de Ronen Bergman à partir de sources restées secrètes du rapport Kahane et du Mossad. Il confirme la coordination très étroite qui existait entre Israéliens et phalangistes bien avant l’invasion du Liban, et encore plus après. Avec la même idée fixe de part et d’autre : en finir avec les Palestiniens (5).
C’est ce que montre aussi Seth Anziska, chercheur américain d’origine juive, dans son livre « Preventing Palestine » (empêcher la Palestine) (6). Il a tiré de l’examen de sources déclassifiées de la commission Kahane « les preuves d’un grand empressement des officiels israéliens de voir les miliciens phalangistes entrer dans les camps pour s’occuper des Palestiniens. Et le plus important est que ces plans n’étaient pas limités aux seuls combattants de l’OLP mais concernaient les réfugiés palestiniens en général ».
Expulser les Palestiniens du Liban par la terreur comme autrefois, en 1948, on en avait expulsé de Palestine plus de 800 000 – dont une partie se retrouvait dans ces camps –, tel était bien le plan conjoint de Sharon et de Gemayel, selon l’auteur. Il cite une conversation de Gemayel disant le 14 juin 1982 au directeur du Mossad, Nahum Admoni : « Il est possible que nous ayons besoin de plusieurs Deir Yassin » – allusion au massacre, en avril 1948, de tout un village proche de Jérusalem pour semer la terreur et pousser les Palestiniens à s’enfuir.
Seth Anziska va plus loin dans son analyse en revisitant l’histoire des divers accords israélo-arabes patronnés par les États-Unis, depuis celui de Camp David en 1978 jusqu’à celui d’Oslo en 1993. Il conclut que « Washington et Tel-Aviv ont toujours eu la même obsession : éviter à tout prix la création d’une Palestine indépendante. On parle d’autonomie, jamais de souveraineté pour les Palestiniens ».
Et c’est valable pour les accords d’Oslo, signés en 1993 par Arafat, Rabin et Peres sous l’égide de Bill Clinton : on y envisage à terme une « solution de la question palestinienne », mais qui reste indéterminée. Pour Seth Anziska, « même Rabin était farouchement opposé à la création d’un État palestinien et Shimon Peres y était encore plus hostile ».
Pourtant, d’immenses espoirs de paix sont nés alors. Ils étaient vains, comme on le voit toujours trente et un ans après : non seulement le gouvernement d’Israël continue de coloniser la Palestine, de voler toujours plus de terres aux Palestiniens, mais il continue de les tuer, à petit ou grand feu, selon les circonstances. Gaza subit des bombardements récurrents et meurtriers, comme ce fut encore le cas cet été. Et le compte quasi quotidien des jeunes Palestiniens, souvent des adolescents, abattus en Cisjordanie ne provoque guère de réaction dans le monde. Israël a réussi à anesthésier les consciences par cette routine de mort qui a commencé en 1948 et se poursuit avec la bénédiction de Washington et le silence lâche et complice des autres capitales, dont Paris.
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