14 avril 2022

Comment les labos s’immiscent dans les facs de médecine

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Les laboratoires pharmaceutiques travaillent dans l'ombre afin d'influencer médecins et décideurs publics. Alternatives Economiques publie des données exclusives qui prouvent leur omniprésence dans la politique économique du médicament. Troisième volet de notre enquête en quatre épisodes.

A la faculté de médecine Lyon Sud-Charles Mérieux, l’un des amphithéâtres est baptisé « Boiron », du nom du laboratoire pharmaceutique qui l’a financé. Christian Boiron, son directeur général, est d’ailleurs membre du conseil de la faculté. Il donne aussi le cours dédié à l’homéopathie. Cette porosité entre labos pharmaceutiques, enseignants universitaires et praticiens est si courante qu’elle est devenue invisible et constitue une part intégrante de la stratégie de lobbying des industriels du médicament.

Les labos s’immiscent dans les amphis et sur l’estrade des facs de médecine avec notamment pour objectif d’influencer les futures prescriptions des médecins de demain. L’industrie du médicament vise aussi le personnel enseignant et notamment les doyens des facultés de médecine. Mais une prise de conscience est en train de naître afin de limiter cette emprise.

Les doyens dans le viseur

Les données que nous avons extraites à partir des déclarations des labos sur le site transparence.sante.gouv.fr montrent que presque tous les doyens des facultés de médecine ont eu au moins un lien avec l’industrie du médicament entre 2012 et 2016, même si c’est à des degrés très divers.

Don de matériel, repas, transport, hébergement : les montants de ces avantages dépensés par les labos varient de 20 à 79 330 euros selon les destinataires1.

Ainsi Didier Carrié, doyen de la faculté de médecine Toulouse-Purpan (Paul-Sabatier III), un des plus gâtés, a été invité à un colloque en mars 2013 par le laboratoire AstraZeneca, qui a pris en charge 10 509 euros de frais à cette occasion. C’est l’un des cinq doyens à nous avoir répondu : « Je ne sais pas combien les laboratoires dépensent quand ils m’invitent. Je ne demande pas un 5 étoiles, simplement à être logé avec mes collègues. Cela a toujours été ainsi. Je suis professeur, mon but est d’aller au plus loin dans l’excellence scientifique, je ne m’occupe pas de l’intendance. » Il ne se souvient pas particulièrement de ce colloque et le détail des avantages n’est pas publié en ligne. Et Didier Carrié de préciser : « Les médecins qui n’ont pas de lien d’intérêts sont des médecins sans intérêt. Le tout est de rester raisonnable.»

« Comme la plupart des professionnels de santé, ils ne sont pas corrompus mais influencés. C’est bien plus efficace, car ils s’en rendent moins compte »

Comme la plupart des professionnels de santé, ils ne sont pas corrompus mais influencés. C’est bien plus efficace, car ils s’en rendent moins compte. C’est ce que l’on appelle l’illusion de l’unique invulnérabilité », explique Marco Romero, médecin généraliste et enseignant au sein de la Formation à l’analyse critique de la promotion pharmaceutique de la faculté de Bordeaux.

Cela n’est pas sans impact sur la formation des futurs médecins. Ainsi les professeurs sont censés employer le nom de la substance active plutôt que celui du médicament. Par exemple parler du paracétamol et non du Doliprane, produit par Sanofi. Or, « certains donnent systématiquement la marque, ça finit par entrer dans nos têtes », regrette Claire Corbillé, vice-présidente de l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf). C’est l’un des facteurs qui explique le retard de la France dans la diffusion des génériques : si leur part augmente régulièrement, seulement 36 % des boîtes de médicaments vendues en 2016 étaient des génériques, loin derrière l’Allemagne, le Royaume-Uni ou encore les Pays-Bas. Ainsi, le Doliprane était le 8e médicament le plus coûteux pour l’Assurance maladie (202,5 millions d’euros) en 2016, alors que le paracétamol existe dans une version générique bien moins onéreuse.

Des étudiants chouchoutés

La stratégie d’influence des laboratoires se déploie aussi directement vers les étudiants, futurs prescripteurs. Cela va de la prise en charge de frais de diplômes universitaires (environ 300 euros) ou de formations optionnelles, au règlement de factures de champagne lors des pots de thèses. Sanofi a mis fin - juste avant l’adoption de la loi de sécurité du médicament de 2011 - au financement de l’organisation de concours blancs. « C’était un moyen de récupérer la liste de tous les futurs internes des facultés concernées », explique Paul Scheffer de l’association Formindep.

La pratique de lobbying s’intensifie quand commence l’internat, car les étudiants sont alors habilités à prescrire des médicaments à l’hôpital

La pratique de lobbying s’intensifie quand commence l’internat, car les étudiants sont alors habilités à prescrire des médicaments à l’hôpital. Stylos et réglettes de mesures médicales à leur marque, fourniture de pompes à insuline pour le traitement du diabète, dons de mannequins pour que des internes de services gynécologiques s’exercent à poser des implants contraceptifs..., la palette marketing des labos est large. Les visiteurs médicaux sont aussi très présents, souvent accompagnés de croissants ou autres en-cas pour attirer l’attention des internes. « Ils débarquent à tout moment, par exemple alors que nous sommes en pleine visite. C’est du harcèlement », témoigne Marie Corf, en deuxième année d’internat en diabétologie à l’hôpital de Mont-de-Marsan.

Selon un rapport de la Cour des comptes de 20162, certains spécialistes sont particulièrement ciblés : les endocrinologues et les spécialistes du diabète, les gastro-entérologues-hépatologues, les cardiologues et les chirurgiens orthopédiques. Les rhumatologues sont également bien lotis. Plusieurs internes de l’université de Bordeaux nous ont rapporté que les étudiants en rhumatologie étaient invités régulièrement par un labo3, dans un château du Bordelais. Au menu : piscine, cigares et champagnes à volonté. « Les laboratoires contournent la loi Bertrand, qui exige d’informer le public de tout cadeau d’une valeur supérieure ou égale à dix euros à un professionnel de santé en bidouillant, sous couvert de formation », rapporte Marco Romero.

Un début de prise de conscience

Face à ces pratiques, l’association Formindep « pour une formation médicale indépendante au service des seuls professionnels de santé et des patients »4, créée par des médecins, a publié en janvier 2017 le premier classement des universités françaises selon le degré d’indépendance qu’elles garantissent à leurs étudiants vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique. Résultat : sur 37 facultés, seules deux avaient pris plusieurs initiatives et sept une seule mesure. La faculté de Lyon Est - où l’industrie n’est pas autorisée à financer directement des activités éducatives - venait en tête des meilleurs élèves, suivie de Lyon Sud, puis d’Angers. Les 28 autres n’avaient rien fait à cette date.

Zoom Antidote : comment se prémunir de l’influence des laboratoires

L’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf) et le collectif La troupe du Rire1 préconisent aux étudiants de ne pas assister aux formations données par les laboratoires pendant l’internat ou, si cela leur porte préjudice, de s’y rendre, mais sans toucher au buffet, à l’instar du mouvement des "no freeluncher" lancés aux Etats-Unis ; et sans parapher le registre du laboratoire. "Certains signent comme s’il s’agissait d’une feuille de présence ; or, il est utilisé par l’entreprise pharmaceutique pour prouver qu’elle a dépensé tant d’euros pour eux. Ils se retrouvent fichés sur le site transparence.sante.gouv.fr sans en avoir conscience", met en garde Claire Corbillé, vice-présidente de l’Anemf. L’association a aussi produit ses propres réglettes de mesures médicales pour remplacer le marketing des labos et promeut des formations solides à la prévention des liens d’intérêts.

L’association s’inspire des expériences menées aux Etats-Unis, pays pionnier où plusieurs études ont été menées sur l’influence des labos sur les prescriptions des étudiants et des médecins. « En 2007, lors de la publication du premier classement aux Etats-Unis, pratiquement aucune fac américaine n’avait mis en place de dispositifs pour s’en prémunir », raconte Paul Scheffer, du Formindep. Lors de la dernière édition du classement en 2015, deux tiers des facs américaines avaient les meilleures notes possibles.

« Le but est d’inciter à la prise de conscience et à progresser dans la prévention des liens d’intérêts », précise Paul Scheffer. Et ça commence à porter ses fruits : la Conférence des doyens a rédigé une charte éthique et déontologique, suite à la publication du classement du Formindep. Elle appelle notamment à un enseignement obligatoire dédié à la question, sans toutefois en préciser la durée. « Le texte va réellement dans le bon sens, même si on peut craindre qu’il ne soit pas suivi par tous s’il n’est pas opposable », estime Claire Corbillé. C’est pourquoi la prochaine édition du classement du Formindep évaluera le degré d’application de cette Charte. Publication prévue pour janvier 2019.

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