22 décembre 2019

Les retraités trahis par les fonds de pension


Une journée de grève générale est organisée par l’ensemble des syndicats français le 13 mai pour riposter au programme de régression sociale décidé par le gouvernement. Avec la hausse de la durée de cotisation de 37 ans et demi à 40 ans pour avoir droit à une retraite complète, la baisse du niveau des pensions par la grâce d’un changement de calcul et d’indexation et l’augmentation des cotisations sous prétexte d’inclure une petite partie de certaines primes, la retraite à 60 ans ne serait plus qu’un souvenir et la perte de revenu des retraités pourrait dépasser 20 %. Les salariés du privé ont subi la même purge à partir de 1993. Un allongement supplémentaire du temps de cotisation pour tous, à partir de 2008, devrait être planifié. Et M. Jean-Pierre Raffarin veut relancer les plans d’épargne-retraite, au moment où s’effondrent les fonds de pension anglo-saxons.

Les retraités trahis par les fonds de pension

Pour beaucoup, non seulement les rêves de faire fortune en Bourse se sont évanouis, mais les espoirs d’une retraite paisible également. M. Maurice Jones, citoyen britannique et salarié modèle, peut en témoigner. Ayant commencé à travailler à 16 ans, il a gravi à la force du poignet tous les échelons de la hiérarchie, au point de devenir directeur de la division filature du groupe textile Lister & Co. Il a cotisé toute sa vie au fonds de pension maison. Pourtant, à 64 ans, il ne songe même plus à la retraite : il doit, comme il le dit, continuer à « travailler pour joindre les deux bouts (1) ». Son entreprise a fait faillite, emportant au passage le fonds de pension qui y était rattaché ; l’argent qu’il y a versé pendant plus de trente ans s’est évaporé. Il n’a plus rien.

De son côté, Mme Digna Showers est assistante administrative depuis plus de dix-huit ans chez Enron, aux Etats-Unis. Un beau jour de décembre 2001, elle apprend qu’il lui reste exactement « une demi-heure pour faire [ses] bagages et partir (2) ». Elle perd d’un seul coup son emploi, son assurance médicale, son assurance-vie, et même ses droits à la retraite, bien qu’elle ait déjà versé quelque 400.000 dollars (à peu près autant d’euros) au fonds de pension maison. Elle devra se contenter de la prime forfaitaire de 13.500 dollars, versée par le fonds public de garantie des retraites (Pension Benefit Guaranty Corp. — PBGC). Ce type d’organisme n’existe même pas en Grande-Bretagne.

Des histoires comme celles de M. Maurice Jones ou de Mme Digna Showers, on en raconte à foison dans les pays où la retraite par capitalisation tient le haut du pavé (Etats-Unis, Grande-Bretagne et Pays-Bas, notamment). Voici peu, pourtant, elle était présentée comme la solution miracle devant apporter sécurité et prospérité aux retraités, face à un régime public de répartition à bout de souffle, écrasé par le choc démographique. Le bilan est sans appel.

Certes, les situations ne sont pas toujours aussi dramatiques. Le plus souvent, en effet, il existe une retraite publique pour limiter (un peu) les dégâts. Si la pension de base ne représente que 20 % environ du salaire d’activité en Grande-Bretagne, elle atteint 35 % aux Etats-Unis, et elle varie de 40 %, pour un couple disposant du salaire moyen, à 70 %, pour une personne ayant le salaire minimum, aux Pays-Bas. Il reste que, pour la plupart des salariés de ces pays, leurs futures retraites s’effondrent en même temps que les marchés financiers.

La glissade atteint déjà des proportions gigantesques : selon le cabinet d’audit américain Watson Wyatt, la valeur des fonds de pension a régressé de quelque 2 800 milliards de dollars, au niveau mondial, entre 1999 et 2002. Plus de dix fois le budget de la France. L’économiste Christian E. Weller fixe la perte moyenne pour un ménage américain disposant de fonds de pension à 43 % (3). Et ce n’est pas fini.

En fait, les salariés ne sont pas tous logés à la même enseigne, car ces fonds ne fonctionnent pas toujours selon les mêmes mécanismes. Pour simplifier, on peut dire qu’il en existe deux catégories : les fonds de pension à contribution définie et les fonds à cotisations définies. Les premiers assurent au cotisant une rente dont le montant est garanti par l’employeur (souvent 70 % ou 75 % du salaire d’activité). Pour l’épargnant, le résultat est assez proche du système par répartition, à cette différence près que l’argent récolté est placé en Bourse, et parfois en actions de l’entreprise. Lorsque celle-ci s’effondre, la catastrophe est au rendez-vous. C’est ce qui s’est passé chez Enron.

Avec les fonds de pension à cotisations définies, le cotisant n’est plus assuré de rien. Ce qu’il touchera en fin de course dépend entièrement du niveau des taux d’intérêt et des actions au moment de son départ. C’est donc le salarié qui prend tous les risques.

Assistance pour les pauvres, rente pour les riches

Dans les deux cas, l’adhésion à ces fonds est facultative, mais seuls les travailleurs ayant un emploi stable peuvent en bénéficier (soit un salarié américain sur deux dans le privé). Ceux qui n’ont que des contrats à durée déterminée ou qui travaillent à temps partiel peuvent cotiser à un compte individuel d’épargne. Mais, le plus souvent, ils n’en ont pas les moyens.

A l’origine, les fonds de pension à prestation définie, destinés à compléter les retraites publiques, étaient les plus répandus. Aux Etats-Unis, 80 % des salariés du secteur public sont encore couverts par ces fonds, contre seulement un cinquième dans le secteur privé. Les salariés cotisent à ces fonds, les employeurs versent leur quote-part (souvent bien plus modeste), et le tout est investi sur les places financières.

Dans les années 1990, nombre de directions d’entreprises ont tiré prétexte du boom de la Bourse pour cesser de verser au pot. Elles ont privilégié les placements en actions, qui grimpaient d’au moins 15 % en moyenne chaque année, ce qui assurait un doublement des sommes investies en cinq ans dans le pire des cas. « Durant la bulle financière, explique M. Alistair McCreadie, analyste chez ABN Amro, les compagnies ont pris l’argent des cotisants et s’en sont servi pour payer les actionnaires ou distribuer des bonus. Maintenant, elles contemplent le trou géant des déficits (4). » Les fonds de pension des grandes firmes automobiles, par exemple, affichent des déficits abyssaux : 14,5 milliards de dollars pour Ford en 2002 ; 17 milliards de dollars pour General Motors.

En Europe, l’agence de notation Standard and Poor’s estime que dix des plus importantes entreprises cotées risquent de connaître des déficits importants de leur fonds de retraite, parmi lesquelles le géant allemand Thyssen Krupp, les françaises Arcelor (ex-Usinor) ou Michelin. Naturellement, ces trous vont se répercuter sur les profits affichés, qui vont de ce fait se réduire, ce qui devrait entraîner une nouvelle chute des cours boursiers, et donc une baisse des rendements des fonds de pension, lesquels entraîneront à leur tour une hausse des déficits, et ainsi de suite…

Pour faire face à cet engrenage, certaines compagnies ont tout simplement déposé leur bilan. Aux Etats-Unis, elles utilisent la loi sur les faillites (et son chapitre XI) pour décider un « moratoire » de leurs dettes sociales. C’est l’Etat qui prend le relais. L’an dernier, le fonds américain de garantie PBGC a dû prendre en charge 180 000 retraités supplémentaires ; il est passé d’un excédent de 7,7 milliards de dollars en 2001 à un déficit de 3,6 milliards de dollars en septembre 2002 (5). On parle même d’un trou de 11 milliards de dollars. Au total, les salariés paient deux fois : comme cotisants du fonds de retraite qui se retrouve ensuite « en faillite », et comme cotisants du fonds public de garantie.

Désormais, la plupart des entreprises ferment leurs fonds de pension à prestation définie et en interdisent l’accès aux nouveaux salariés. Pour l’employeur, l’avantage est double : il paie encore moins de cotisations, et il transfère le risque sur le cotisant. Aux Etats-Unis, le nombre de travailleurs couverts par un régime de retraite à prestations définies est passé de 43 % en 1975 à moins de 20 % en 2000 (6).

L’évolution est similaire en Grande-Bretagne. Ainsi, la grande chaîne de distribution Sainsbury’s parle d’une hausse de 7 % de cotisation pour tous (7). Toujours en Grande-Bretagne, le groupe Honda, qui a, lui aussi, fermé son fonds de pension à prestation définie, veut retarder l’âge de départ en retraite dans le groupe (de 60 ans à 62 ans) et baisser les salaires de 2,2 % en moyenne (8). De leur côté, les fonds de pension anglais ont réclamé l’instauration de l’âge de la retraite à 70 ans et une aide de l’Etat pour renflouer les caisses.

Dans les faits, aucun décret n’est nécessaire pour modifier l’âge de sortie de la vie active : n’ayant pas les moyens de s’arrêter de travailler, les salariés restent dans leur entreprise tant qu’ils le peuvent ou trouvent des petits boulots. Près du quart (23 %) du revenu des Américains de plus de 65 ans provient du travail. Un Britannique de plus de 65 ans sur cinq vit au-dessous du seuil de pauvreté.

Dans le reste de l’Europe, les fonds de pension ne sont pas encore implantés depuis suffisamment longtemps pour conduire à de tels dégâts. Mais ils ont fait leur apparition partout — en Allemagne, seuls 10 % des salariés sont couverts par des plans d’épargne à cotisations définies ; en Italie, ils sont 10 %.

En France, la mésaventure des « emprunts russes » et des bons du Trésor dévalués de l’après-guerre est figée dans la mémoire collective, et ce genre de placement suscite davantage l’aversion que l’enthousiasme. Pour contourner l’obstacle, M. Laurent Fabius avait inventé l’expression plus présentable d’« épargne salariale », avec l’objectif à peine caché d’en faire des « fonds de pension à la française ». Au tout début de la débâcle boursière et en pleine campagne électorale de l’élection présidentielle d’avril 2002, tous les candidats — y compris celui du Front national — se prononçaient pour la création d’une épargne-retraite. Seuls trois d’entre eux (MM. Robert Hue, Olivier Besancenot et Jean-Pierre Chevènement) affirmaient leur opposition (9). 

Des systèmes privés qui coûtent cher à l’Etat

Le bon sens devrait amener à remiser ces projets dans les cartons. Même le député François Cornut-Gentille, de l’Union pour la majorité présidentielle, estime qu’il paraît « inopportun de parler de fonds de pension quand la Bourse s’effondre (10) ». Le premier ministre Jean-Pierre Raffarin en parle peu, mais les fonds de retraite figurent en toutes lettres dans ses projets. Sans avoir besoin de sonner le clairon, il peut se contenter de relancer les produits financiers existants. En effet, par crainte de retraites au rabais, ceux qui en ont les moyens cherchent à se prémunir (11). D’ores et déjà, les placements d’assurance-vie se sont gonflés pour atteindre quelque 730 milliards d’euros en 2000. Quasi inexistante à la fin des années 1980, l’épargne salariale totalise quelque 55 milliards d’euros, tandis que les fonds de capitalisation (type Préfon pour la fonction publique) et les fonds de retraite supplémentaire des entreprises (qui s’apparentent à des fonds à cotisations définies) accaparent 120 milliards d’euros. Cette évolution est dangereuse à plus d’un titre.

D’abord, ce système se révèle très inégalitaire. Si 11,9 % des familles françaises détiennent un produit d’épargne financière, près d’un tiers (32 %) des ménages disposant d’un revenu supérieur à 3 800 euros par mois sont dans ce cas et… 4,3 % parmi ceux qui n’ont qu’entre 750 et 1 200 euros (12). Les inégalités peuvent encore s’aggraver.

Ainsi Carrefour propose « un diagnostic personnalisé des besoins [du salarié] en matière de complément de retraite », à partir duquel sera examiné le taux de cotisation qu’il devrait verser au fonds. Avec ce système, les femmes, qui ont une espérance de vie supérieure aux hommes, devraient payer plus. Si cette logique d’individualisation l’emportait, que se passerait-il pour un salarié victime d’une longue maladie (sida, cancer…) ? Ne peut-on imaginer l’apparition de tests génétiques de prédiction, comme il en existe à l’embauche dans certaines entreprises américaines ?

De plus, ces fonds de pension — qu’ils soient à la française ou à l’anglo-saxonne — ne permettent pas de s’émanciper comme par miracle de la question démographique, qui forme, nous dit-on, le cœur du problème des retraites. Ainsi le constructeur américain Ford, qui a massivement licencié ces deux dernières décennies, compte désormais un actif pour un retraité ; chez General Motors, la proportion est d’un actif pour deux retraités… Comme dans le régime par répartition, quatre solutions possibles : créer des emplois pour rééquilibrer ce rapport, augmenter la quote-part des entreprises (ce que refuse le patronat), faire payer plus ceux qui travaillent, ou réduire les pensions.

De la même façon, à partir de 2005, le célèbre fonds de pension américain Calpers devra faire face à une augmentation sans précédent du nombre de retraites à payer : il devra vendre massivement les actions qu’il possède, impulsant ainsi automatiquement une baisse des cours des actions mises en vente. Celle-ci entraînera une réduction des fonds de pension des actifs, qui devront alors cotiser davantage, à l’image de ce qui se passe actuellement avec l’effondrement boursier. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les financiers américains militent pour la création, en Europe, de fonds de pension capables d’acheter massivement ces titres mis sur le marché, afin d’éviter leur effondrement. Les actifs européens paieraient pour les retraités américains les plus riches…

Ces systèmes favorisent également l’insécurité sociale : on sait ce que l’on verse, mais pas ce que l’on va toucher. Les gestionnaires des fonds concernés brandissent les études montrant que, sur une longue période, les actions rapportent toujours. En réalité, tout dépend du moment du départ en retraite. S’il se situe en pleine hausse boursière, le calcul de la rente ou du capital versé sera au zénith. En période de débâcle, il sera au plus bas. L’économiste américain Christian E. Weller a calculé qu’en ayant économisé la même somme pendant quarante ans un retraité parti en 1966 avait doublé sa mise. Dix ans plus tard, un retraité partant dans les mêmes conditions ne touchait plus que 40 % de ce qu’il avait versé (13).

Responsable à la direction des fonds de pension de la Caisse des dépôts et consignations, M. Xavier Pétrolen le reconnaît : « Même sur des durées de portage très longues de vingt à trente ans, on peut avoir des rendements négatifs à la Bourse. » C’est la grande différence entre le régime par capitalisation et le régime par répartition : parce qu’il est lié à la volatilité des marchés, le premier ne peut pas apporter la sécurité, alors que le second, garanti par l’Etat et par l’ensemble des actifs, le peut.

Enfin, ces systèmes privés coûtent cher à l’Etat et aux régimes sociaux. En 2002, les exonérations de charges fiscales et de cotisations dont ont bénéficié les fonds d’épargne salariale représentent à elles seules la moitié du déficit de la sécurité sociale (4,5 milliards d’euros). Comme le fait remarquer M. Pierre-Yves Chanu, spécialiste des fonds de pension, conseiller de la Confédération générale du travail (CGT), « cela cannibalise le système », qui voit ses ressources, et donc sa capacité à répondre aux besoins, se réduire. Or le gouvernement et la majorité de droite prévoient de nouvelles exonérations pour inciter aux placements. « Non seulement ce sont les plus riches qui en bénéficient le plus, explique M. Jacques Nikonoff, président d’Attac (14), mais cela va favoriser l’épargne, alors que, au contraire, le pays souffre d’une atonie de la consommation. »

La retraite par capitalisation n’est pas seulement économiquement absurde, socialement dangereuse et moralement injuste. A terme, son extension peut conduire à une implosion de la retraite par répartition, pourtant plus sûre et plus efficace.

Martine Bulard


Documents joints


Figure complémentaire
(PDF – 108.2 ko)

(1) Témoignage recueilli par Eric Pfanner, « Pensions crisis gathers pace », The International Herald Tribune, Paris, 3 mars 2003.

(2) Avec d’autres salariés du groupe, Mme Digna Showers témoigne sur le site de l’association américaine No more Enron.


(3) « Retirement out of reach », in Economic Policy Institute (EPI), Washington, août 2002.


(4) The International Herald Tribune, op. cit.


(5) The New York Times, New York, 31 janvier 2003.


(6) Catherine Sauviat, « Les effets conjugués des faillites et de la baisse de la Bourse sur les régimes complémentaires de retraite par capitalisation aux Etats-Unis », Chronique internationale de l’IRES, Noisy-le-Grand, n° 81, mars 2003.


(7) BBC News, 28 février 2003.

(8) BBC News, 21 mars 2002.

(9) « L’épargne et l’élection présidentielle », Le Monde Argent, 18 mars 2002.

(10) Tribune libre, Le Monde, 7 février 2003.

(11) Lire « Marché de dupes pour les retraites », Le Monde diplomatique, janvier 2003.

(12) « Les compléments de pension », document n° 1 de la séance plénière du 12 septembre 2002, Conseil d’orientation des retraites.

(13) « Protecting 401 (K) plans for a safe retirement », EPI issue brief, 7 février 2002.

(14) Lire Jacques Nikonoff, La Comédie des fonds de pension, Arléa, Paris, 2000. 
 
Source : https://www.monde-diplomatique.fr/2003/05/BULARD/10126

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